■ René BERTHIER
DIGRESSIONS SUR LA RÉVOLUTION ALLEMANDE
Paris, Éditions du Monde libertaire, 2009, 188 p.
Plus qu’à une analyse de la « révolution allemande » – cette suite de moments insurrectionnels qui commença à Kiel, en octobre 1918, et s’acheva par la répression de la République des conseils de Bavière, en mai 1919, précédée trois mois plus tôt par celle du soulèvement spartakiste de Berlin –, cet ouvrage, qui s’assume comme « digressif », se livre plutôt à une mise en perspective des profonds différends qui fractionnèrent la gauche révolutionnaire allemande entre 1918 et 1923. C’est du moins là l’objectif avoué de René Berthier. L’autre, celui qui perce rapidement sous sa plume et finit par s’imposer comme prioritaire, c’est de livrer bataille, « d’un point de vue libertaire », contre les positions défendues par la Gauche communiste dans ses diverses variantes – communément désignée comme ultra-gauche – en ces années qui suivirent la vague révolutionnaire de 1917, et même au-delà.
La charge est forte et pour partie argumentée. On pourra, cependant, regretter, chez l’auteur, certaines facilités polémiques – comme le fait de reprocher à Anton Pannekoek d’avoir été plus astronome que militant et à Herman Gorter plus poète que dialecticien – ou encore sa tendance, un peu suspecte venant d’un syndicaliste libertaire, à mesurer la viabilité ou la justesse de certaines positions politiques à la seule aune de l’écho qu’elles suscitèrent – ou pas – auprès des masses. À ce petit jeu, on ne manquera pas de lui rétorquer que celles défendues par la très anarcho-syndicaliste CGT-SR furent tout sauf majoritaires, ce qui n’invalide pas leur éventuelle pertinence. Ce genre d’argument d’autorité n’est jamais tout à fait innocent et, s’il en fallait une preuve, rappelons à Berthier, qu’il fut précisément celui qu’avança, pendant la guerre d’Espagne, la massive CNT espagnole pour rallier les petites sections de la réticente AIT à sa politique « ministérialiste ». Certes, la furieuse prédisposition de ladite ultra-gauche à manquer pour le moins de modestie et à donner en permanence des leçons de révolutionnarisme à tout un chacun peut justifier, en retour, qu’on éprouve quelque délice à pointer ses inconséquences, ses manques et ses erreurs, mais le fait qu’elle fût, son histoire durant, désespérément coupée de « la classe » – comme elle dit – ne saurait pas plus prouver qu’elle se trompa systématiquement que confirmer, comme elle semble le croire, qu’elle eut toujours raison contre tout le monde.
Au reste, bien que cédant plus que nécessaire à ce genre de travers, Berthier se montre parfaitement capable d’élever le débat et de s’intéresser au fond. Ainsi ses notations critiques sur la « fulgurante » dégénérescence des conseils ouvriers allemands, organes autonomes surgis du néant révolutionnaire, et leur facile récupération par une social-démocratie suffisamment habile et besogneuse pour les vider de leur contenu de classe, écornent sérieusement le mythe ultra-gauche par excellence. Malgré leur prétendue « pureté “originelle” », nous dit Berthier, les conseils devinrent très rapidement, comme les « soviets » russes, de simples « rouages de la machine d’État », étroitement contrôlés, ici par les sociaux-démocrates, là-bas par les bolcheviks. Au vu de cette courte et peu concluante expérience, accorder à cette forme circonstancielle d’organisation sociale l’importance – réitérée jusqu’à l’obsession – que leur attribuent les « conseillistes » relève au mieux du « paradoxe », au pire de la cécité idéologique. Dans un cas comme dans l’autre, indique Berthier, la théorisation de l’anti-syndicalisme d’ultra-gauche a accouché d’une souris. De la même façon, poursuit-il, la constitution des « unions », ces regroupements de base nés le plus souvent de grèves sauvages, et leur structuration en une « fédération de comités ouvriers d’orientation conseilliste » – l’Union générale des ouvriers d’Allemagne (AAUD) – n’ont pas davantage tenu leur pari de « constituer une étape supérieure dans l’organisation de la classe ouvrière ». Après un rapide développement, elles ont fini par sombrer dans l’éternelle tentation sectaire d’une ultra-gauche plus préoccupée de cultiver sa propre pureté révolutionnaire que d’offrir des débouchés concrets à la lutte des classes. En regard, Berthier, qui ne cache pas ses sympathies pour l’anarcho-syndicalisme allemand incarné en ces années de braise par l’Union libre des travailleurs d’Allemagne (FAUD), note qu’il exista, sur le terrain de la pratique, bien des convergences entre prolétaires de ces deux organisations – qui regroupèrent tout de même, « à l’apogée de la période révolutionnaire », quelque 500 000 travailleurs particulièrement combatifs.
Sur d’autres thématiques – l’économisme et le maximalisme de la Gauche communiste, sa cécité quant à la nature spécifique et mortifère du nazisme, son anti-antifascisme perçu comme « justification a posteriori » de son aveuglement devant la montée des dangers –, Berthier avance quelques éléments de réflexion convergeant tous vers la constatation de l’extrême singularité de ce courant politique, dont l’histoire est autant « dénuée d’événements » qu’elle est prolixe en débats d’idées et en scissions de toute nature. Au point, nous dit Berthier, que l’auto-propension de l’ultra-gauche à détourner ses propres militants du combat réel pour l’émancipation s’accompagne toujours d’une extrême « verve argumentative » dans la dénonciation des travers de l’adversaire, et particulièrement des libertaires. Sur ce point, son acharnement répété à confondre dans un même opprobre ceux qui, dans l’Espagne de 1936, poussèrent aussi loin que possible les feux de la révolution sociale et ceux qui l’assassinèrent, demeure, pour Berthier, proprement impardonnable.
Au-delà du caractère un peu brouillon et volontairement chargé de ces « digressions sur la révolution allemande », il n’était sans doute pas inutile que la supposée finesse analytique de l’ultra-gauche fût confrontée, le temps d’un ouvrage, à l’influence, réelle ou feinte, qu’elle exerça sur le cours de l’histoire. Et ce d’autant que, pour d’étranges raisons, les libertaires manifestent souvent des complexes théoriques vis-à-vis de cette même ultra-gauche. Le « citoyen » Berthier a retroussé ses manches. Nul doute qu’il recevra sa volée de bois vert de la part des héritiers confondus de Pannekoek et de Bordiga. Si nécessaire, nous y reviendrons.
Alice FARO