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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Paradoxes anarchistes sur la « question juive »
À contretemps, n° 35, septembre 2009
Article mis en ligne le 21 septembre 2010
dernière modification le 24 décembre 2014

par F.G.

Si, depuis l’affaire Dreyfus, la « question juive » s’est invitée, à dates régulières, dans l’histoire du mouvement libertaire de langue française, elle a le plus souvent été perçue comme embarrassante par une certaine tradition anarchiste attachée à son imaginaire universaliste et anti-étatique. Et, de fait, elle l’était, comme le prouve la teneur des débats et polémiques qui – sur la valorisation du sionisme, sur l’émigration juive en Palestine et sur la création de l’État d’Israël – occupèrent, même marginalement, à diverses époques de cette histoire, les colonnes de sa presse. L’étude que nous publions ci-après a le mérite de remettre en mémoire, dans sa continuité, cet embarras anarchiste, mais aussi d’offrir un panorama assez complet de la perception – souvent paradoxale – que certains militants libertaires eurent de cette « question juive ».

Il peut sembler surprenant d’entendre un militant anarchiste dire : « J’éprouve un profond sentiment d’amitié envers l’État d’Israël. » Ce militant, Nicolas Tchorbadieff [1], de son vrai nom Jossif Sintoff, est né le 23 octobre 1900 à Plodiv (alors Philippopoli), en Bulgarie, et entra très jeune dans le mouvement libertaire. Réfugié en France en 1923, il poursuivit ses activités politiques dans les groupes anarchistes juifs. Résistant, il reprit son action militante après la guerre. Décédé le 6 juillet 1994, ses cendres furent transférées en Israël, selon ses dernières volontés.

Cet itinéraire est sans doute révélateur d’une sensibilité particulière, car les anarchistes n’adhèrent pas, par principe, aux doctrines étatistes. Pourtant, la naissance du sionisme a provoqué en leur sein d’âpres débats qui soulignent la difficile adaptation du mouvement, dans son ensemble, aux problèmes contemporains, et l’attachement de certains militants à leurs origines juives. La singularité de l’attitude de ces anarchistes, telle qu’elle ressort de la comparaison avec les positions des autres libertaires, est révélatrice des modes de construction de l’imaginaire d’un mouvement marginal quant à son influence politique. Ces polémiques ont rebondi au gré des événements [2].

De l’Affaire au sionisme : Bernard Lazare

L’affaire Dreyfus, dont une des conséquences fut la naissance du sionisme politique, entraîna de nombreux débats dans le mouvement anarchiste et suscita de nouveaux clivages. Confrontés à cette question, les anarchistes durent accepter un débat sur la question nationale et les identités, débat que leur positionnement idéologique – l’internationalisme et le rêve d’une fraternité universelle – les engageait plutôt à dédaigner. Ce phénomène demeure d’autant plus paradoxal que les premières interrogations surgirent chez l’un des leurs, Bernard Lazare [3], qui théorisa le sionisme, non pas autour du projet de création d’un État juif, comme Théodore Herzl, mais dans une optique libertaire.

Lors d’une conférence prononcée, le 6 mars 1897, devant l’Association des étudiants israélites russes [4], Lazare se livre à une analyse de l’antisémitisme et à une réflexion sur le sionisme. C’est dans ce cadre qu’il formule le concept de nation juive devant recouvrir l’ensemble des classes sociales, sans pour autant redonner aux juifs bourgeois ou émancipés le rôle qu’ils ont acquis dans la société de la fin du XIXe siècle. Il conteste l’argument selon lequel cette notion relèverait des antisémites : « Parmi les juifs qui nient l’existence d’une nation juive, beaucoup sont poussés par la crainte des conséquences » [5]. Après s’être arrêté sur les racines de l’antisémitisme – qu’il attribue pour une grande partie au christianisme [6] – Lazare réfute la thèse de l’émancipation des juifs en terre chrétienne et présente un autre modèle de société :

« Je crois qu’un jour, l’humanité sera une confédération de groupements libres, et non organisés suivant le système capitaliste ; de groupements libres dans lesquels la distribution de la richesse et les relations du travail et du capital seront tout autres qu’elles sont aujourd’hui » [7].

Mais son espoir en la révolution salvatrice s’arrête à cette croyance. Pour Lazare, la lutte contre l’antisémitisme demeure prioritaire : « Le juif qui ne se lève pas devant l’antisémitisme, s’enfonce dans un degré d’abjection morale » [8]. Pour lui, l’affaire Dreyfus et les risques d’une prise de pouvoir par la « tourbe réactionnaire » (Sébastien Faure) confèrent des devoirs aux juifs. Sa critique de la communauté juive se fonde sur un refus de l’ « assimilationnisme » des juifs émancipés qui ont oublié qu’ils avaient aussi été des parias. Car si Lazare prône une prise de conscience de la part des juifs de France, il propose également une solution face à la menace permanente de persécution antisémite : la voie d’un ailleurs ouverte par l’immigration juive vers une nation libre. C’est ainsi, explique-t-il, que les juifs doivent recouvrir leurs droits collectifs. À ses yeux, la volonté de créer un État juif en Palestine n’est pas contradictoire avec l’internationalisme :

« Être internationaliste cela veut dire abolir la constitution économico-politique des nations actuelles, car cette constitution n’est faite que pour défendre les intérêts privés des peuples ou plutôt des gouvernants, aux dépens des peuples voisins ; supprimer les frontières, ce n’est pas faire un unique amalgame de tous les habitants du globe. Une conception familière du socialisme international et même de l’anarchisme révolutionnaire, n’est-elle pas la conception d’humanité fragmentée, composée d’une multitude d’organismes cellulaires » [9].

Cette attitude ne saurait signifier en aucun cas, pour Lazare, une volonté de recréer un État avec des structures telles qu’elles existent en société capitaliste. La théorie anarchiste préconise la libre fédération des peuples et des individus, et c’est dans cette vision qu’il faut replacer son apport au sionisme. Lues et étudiées par quelques militants, ses positions vont entraîner un débat sur une possible acception libertaire du sionisme.

C’est ainsi que, dans le sillage de Lazare, d’autres libertaires vont devenir sionistes [10]. Si le cas de Mécislas Goldberg (1869-1907) [11] demeure marginal, il n’en va pas de même de celui de Henri Dorr, de son vrai nom Lucien Weil (1865-1914) [12], militant d’envergure nationale. Rédacteur du Père Peinard, le journal anarchiste dirigé par Émile Pouget [13], de 1889 à 1894, Dhorr rejoignit l’équipe du Libertaire de Sébastien Faure [14]. Pendant l’Affaire, il affirma un sionisme culturel et incita les juifs libertaires à s’engager dans cette voie. En retour, sa démarche suscita de vives critiques. En effet, si, dans leur immense majorité, les libertaires ont choisi de prendre la défense du Capitaine puis de la République – au point d’assurer le service d’ordre lors de réunions publiques en soutien au président Émile Loubet [15] –, l’affirmation d’une identité juive et d’un engagement sioniste, même développée dans une optique libertaire, entrait en conflit avec les conceptions traditionnelles de l’anarchisme.

Comme les prises de position sur l’affaire Dreyfus [16], ce débat polémique, bref par sa durée et limité par la quantité d’articles qu’il suscite, ne concerne – insistons sur ce point –qu’un groupe restreint de militants, quelques individualités. Les clivages qui en émanent ne s’effectuent pas de manière similaire. Si la nature spécifique de l’antisémitisme est, en partie ou totalement, reconnue, il faut bien admettre que les hommes qui défendent le plus fermement l’idée d’une immigration juive – est-ce un hasard ? – sont, bien évidemment, victimes au premier chef de l’antisémitisme ambiant [17]. Le rapport des autres militants avec le judaïsme ne peut être établi [18]. Les opinions se partagent en deux groupes : les partisans d’une immigration juive et ses détracteurs. Les échanges de points de vue se font par l’intermédiaire de la presse libertaire, qui est le lieu par excellence de la discussion.

1899 : un débat anarchiste sur le sionisme

Un an après la prise de position publique de Bernard Lazare en faveur d’un sionisme libertaire, le débat s’instaure dans la presse libertaire. Il durera environ six mois. Une première réponse est apportée par J. Degalvès [19], qui développe une analyse différente de celle de Lazare quant aux causes de l’antisémitisme. Si Degalvès reconnaît le rôle de bouc émissaire dont les juifs sont victimes depuis des siècles, il se refuse à admettre une quelconque spécificité de l’antisémitisme. Intégré au fonctionnement des sociétés capitalistes, l’antisémitisme participerait, à ses yeux, d’une même volonté, assumée par les dirigeants de toutes les époques, de chercher une issue dérivative à la révolution. Examinant les positions de l’Église, de Drumont et de son « Libre torchon » dans les crises qui secouent la société, il conclut : « Cette ligue de fripouilleries s’adressant à toutes les bêtises, procède absolument comme ses aînés des siècles d’autrefois… et nos juifs ou les vicaires de ce fameux syndicat, dont tout le monde (antisémite) parle et que personne n’a jamais vu » [20]. Quant à sa conception de l’action du mouvement anarchiste, elle s’énonce ainsi :

« C’est pour cela que nous anarchistes, ennemis jurés de toutes les banques, de tous les cultes et de toutes les armées, nous sommes non seulement avec l’ex-officier Dreyfus en particulier, mais avec les juifs en général, parce que, quand on crie “Mort aux juifs”, ces syllabes résonnent à nos oreilles comme “Vive l’Inquisition ! Vive le sabre ! Vive le goupillon !” » [21].

Ce disant, Degalvès rejette l’idée d’une immigration juive en Palestine. Elle serait, selon lui, une illusion, un dérivatif à une solution beaucoup plus large : celle de l’émancipation humaine. Autrement dit, la révolution doit l’emporter sur les particularismes. Cette affirmation est d’autant plus significative qu’elle revient, en effet, comme réplique récurrente chaque fois que les anarchistes se heurtent à l’examen d’un phénomène nouveau.

Dans son article, Degalvès fait allusion aux conférences organisées par les « Étudiants Juifs Révolutionnaires Internationalistes ». Il s’agit, en réalité, des ESRI (Étudiants Socialistes Révolutionnaires Internationalistes) [22], groupe qui devait parfois utiliser ce sigle dans le cadre de leurs activités. Les ESRI se sont, en effet, prononcés, sur le sujet qui nous intéresse et ont même publié un rapport sur ce thème – « Antisémitisme et sionisme » [23] – pour le Congrès ouvrier international de 1900, à la préparation duquel ils ont pris une part active [24].

Analysant l’antisémitisme, ses manifestations, son impact et envisageant des solutions au problème, le rapport part de l’étonnante hypothèse suivante :

« Un socialiste, un anarchiste peuvent-ils logiquement être antisémites ? Doivent-ils même se mêler à un mouvement antisémitique, avec l’espoir de détourner ce mouvement de son but primitif vers un résultat plus conforme à leur aspiration ? » [25].

Voir des militants se poser une telle question dans le cadre d’un texte préparatoire à un congrès ouvrier permet légitimement de s’interroger sur l’état d’esprit du mouvement lui-même. Et cela indépendamment du fait que les ESRI écartent immédiatement cette hypothèse pour reprendre l’argumentation de Bernard Lazare, dénonçant le caractère réactionnaire de l’antisémitisme et insistant sur les dangers que comporterait une telle entente contre nature :

« On sent à quel point une telle alliance est impossible ; et combien plus chimérique serait une alliance avec une classe dont la révolte d’intelligence ne peut s’élever au-dessus de l’antisémitisme » [26].

« Marcher avec les antisémites, c’est s’engager aussi dans le nationalisme, qui n’est qu’une autre forme de la même duperie » [27].

Mais si les ESRI critiquent, de manière claire et nette, l’antisémitisme, ils refusent tout autant l’immigration en Palestine : « Nous pensons que le sionisme est sinon une lâcheté, au moins une faiblesse » [28]. Ils développent, en effet, une argumentation tendant à faire de l’antisémitisme un phénomène bien moins important qu’il n’y paraît. Quant à leur réfutation du sionisme, elle repose, d’une part, sur des considérations relatives à la pauvreté de la terre en Palestine [29] – présentée comme aride – et, d’autre part, sur la nécessité de préserver les forces militantes là où elles sont :

« Nous ne sommes pas sionistes parce que l’émigration des juifs diminuerait la masse prolétarienne active. Enlever les prolétaires juifs à la cause révolutionnaire, c’est enlever à cette cause un de ses éléments les plus énergiques, les plus intelligents, les plus conscients » [30].

Même si les ESRI l’expriment de manière différente, cette appréciation révèle, encore une fois, les difficultés auxquelles sont confrontés les anarchistes lorsqu’ils sont placés face à une problématique nouvelle n’entrant pas dans un cadre idéologique préétabli. Par ailleurs, la composition des ESRI – dont les membres sont proches des milieux syndicalistes révolutionnaires et qui placent l’action sociale au-dessus de tout – peut expliquer cette analyse recouvrant à la fois un déni identitaire, une sur-valorisation de la question sociale et, enfin, l’espoir d’une révolution imminente salvatrice.

Ce débat sur l’antisémitisme va s’enrichir d’une autre polémique, qui rejoint en bien des points celle sur l’immigration juive en Palestine. Elle est initiée, dans Le Libertaire, par Henri Dhorr, qui réclame « le droit d’être juif » [31].

Lorsque Henri Dhorr affirme la nécessité du particularisme juif, il reprend l’argumentation de Bernard Lazare et rejette les aspects négatifs de l’assimilation, « la disparition de l’antisémitisme par la suppression des juifs ». Dressant un parallèle entre les révolutionnaires et les antisémites, qui tous deux envisagent la suppression du judaïsme – les uns par anticléricalisme, les autres par haine des juifs –, Henri Dhorr, comme Lazare, lie le phénomène antisémite à l’ancestrale haine envers les juifs. Parallèlement, il condamne l’idée d’une possible suppression des religions minoritaires par le reniement de la foi de leurs croyants, ce qui ne serait qu’une manière de céder « aux injonctions de la caste religieuse dominante ».

Henri Dhorr s’attaque, par ailleurs, aux libertaires qui prétendent que, « quand on appartient à la grande famille révolutionnaire, (…) on est autant de la terre, on n’appartient à aucune race spéciale, on n’est ni juif, ni aryen, on est homme tout simplement, et le libertaire ne saurait être juif » [32]. Pour Dhorr, cette affirmation, qui conduit directement au renoncement de tout particularisme, nie la spécificité de l’antisémitisme et l’ampleur de son phénomène. Et d’affirmer :

« Les distinctions de race sont stupides, mais la faute n’en est pas à ceux qui en sont victimes. Il ne dépend pas des vaincus de proclamer la fraternité. Un juif aura beau proclamer la fusion des races, il n’en sera pas moins juif aux yeux de ses ennemis ; au contraire, son révolutionnarisme le désignera davantage à leurs persécutions » [33].

Dans ce contexte – et comme Lazare qui se revendique d’un peuple de parias –, Dhorr se doit de déclarer : « Mon droit d’être juif, c’est mon devoir de dire que je le suis » [34]. De fait, cette analyse adopte une perspective en totale contradiction avec les réflexions et les attitudes du mouvement libertaire, ces deux militants considérant que des priorités existent et que celles-ci ne peuvent être niées au nom de luttes plus lointaines et plus incertaines.

La semaine suivante, un article de Ludovic Malquin paraît dans Le Journal du peuple. L’auteur affirme ne pas comprendre la position de Dhorr et se prononce, quant à lui, pour un combat globalisant les luttes et permettant d’arriver à l’anarchisme [35]. Contestant le droit à la différence juive, Malquin nie la spécificité culturelle du judaïsme et compare la solidarité juive à une solidarité militaire, qui lui semble être un obstacle pour arriver à l’anarchisme. Le second point que Malquin réfute est l’oppression spécifique des juifs ; pour lui, l’oppression est liée à l’appartenance sociale et aux conceptions politiques des personnes.

Dans le même numéro du Journal du peuple paraît la réponse de Dhorr à Malquin. Il y réaffirme son appartenance au peuple juif et précise que, s’il rejette les religions, il est convaincu qu’il existe, même chez les croyants, des esprits qui peuvent combattre à ses côtés :

« Athée je suis et je voudrais que tout le monde le fût, et je prêche l’athéisme. Mais j’affirme que la révolte est toujours révolte, même lorsqu’elle n’émane pas d’anarchistes, et que la lutte contre l’intolérance religieuse est toujours révolutionnaire, même lorsqu’elle émane de croyants » [36].

Une fois encore s’opposent deux conceptions de l’anarchisme : l’une sectaire, qui ne le conçoit que dans un cadre restreint ; l’autre, ouverte, qui se fonde sur une perspective plus large et tournée vers l’extérieur. Par ailleurs, dans sa réplique à son contradicteur, Dhorr se déclare heurté par le second point de l’argumentaire développé par Malquin, qu’il juge profondément dangereux :

« Ta comparaison ne saurait viser la solidarité des coupables et des non-coupables. Tu sais bien que je ne me solidariserai jamais avec le crime. La solidarité que je préconise, c’est la solidarité dans la revendication du droit, non contre le droit » [37].

Pour conclure, Dhorr s’attache à relever la contradiction inhérente aux révolutionnaires quand, concernant les juifs, ils leur reprochent soit de ne pas se défendre, soit de le faire en tant que juifs quand, comme tout groupe opprimé, ils se révoltent. Enfin, face aux critiques de Malquin, Dhorr réitère, comme une profession de foi, son « droit d’être juif ».

Peu de temps après, dans le même Journal du peuple  [38], Dhorr réaffirmera, comme Lazare, que la grâce de Dreyfus – qui reste un juif assimilé – n’est pas « l’enterrement de l’antisémitisme ». Paraphrasant Lazare, il écrira :

« De même que l’antisémitisme est le plus puissant dérivatif à la Révolution, la Révolution est la seule barrière qu’on puisse opposer utilement à l’antisémitisme. Les juifs qui ne sont pas révolutionnaires sont traîtres à leur propre cause. Puissent-ils s’en apercevoir à temps » [39].

Positionnements sur le sionisme

Ce débat spécifique au sionisme et à la judéité porte, à vrai dire, un certain nombre de questionnements propres au mouvement anarchiste de la fin du XIXe siècle, où l’espoir messianique en une révolution imminente est, alors, présent dans tous les esprits. « La Révolution aura lieu avant dix ans », écrit ainsi Kropotkine. Cette attente du moment révolutionnaire, où la Sociale réalisera les espérances libertaires et résoudra tous les problèmes, structure en profondeur la vision que les anarchistes ont de la société. Ceux qui, comme Lazare ou Dhorr, essayent de trouver une issue immédiate pour les plus opprimés, se voient confrontés à de vives critiques, qui relèvent de la même démarche intellectuelle que celles émises lors de l’affaire Dreyfus ou lors du débat sur l’entrée des anarchistes dans les syndicats [40]. Les militants orthodoxes ne veulent œuvrer que pour l’anarchie. L’ennemi, c’est le capitaliste, juif ou chrétien, comme l’écrivent régulièrement Émile Pouget ou Jean Grave. Développées au sein de leur mouvement par des libertaires soucieux de chercher des solutions à des problèmes quotidiens n’entrant pas forcément dans le cadre d’une construction théorique préétablie, les positions défendues par Lazare et Dhorr posent évidemment problème aux anarchistes orthodoxes. Mais elles posent également un problème de reconnaissance à Lazare et à Dhorr, que leurs compagnons de lutte perçoivent, parfois, comme s’étant détournés de la cause ou dévoyés dans une autre cause.

À travers ce débat sur la question du sionisme, les anarchistes se voient, par ailleurs, confrontés à la question nationale, tabou des tabous pour ces internationalistes qui ne conçoivent les nations que comme garantes de l’ordre bourgeois. Pourtant, les pères fondateurs de l’anarchisme – à l’exception de Proudhon – reconnaissent la nation comme une entité intrinsèque à toute communauté, tout en condamnant sa forme étatique [41]. Le distinguo disparaîtra avec leurs épigones français et la grande majorité des militants qui, raisonnant dans le cadre d’un État-nation déjà constitué, gommeront les dimensions spécifiques de la question nationale.

Si les thèses favorables à une conception libertaire du sionisme restent très minoritaires dans le mouvement anarchiste, leurs partisans n’en seront pas pour autant exclus. Dans les décennies suivantes, cette question, toujours traitée de manière marginale, resurgira périodiquement. Ainsi, L’Encyclopédie anarchiste, parue entre 1930 et 1934, et coordonnée par Sébastien Faure, consacre, directement ou indirectement, quatre entrées à la « question juive » : « Israélites », « Ghetto », « Judaïsme » et « Sionisme ». Les notices reprennent, pour l’essentiel, les anciens arguments des ESRI : le sionisme est une idée noble, car il permet aux juifs d’échapper aux persécutions et, par la colonisation agricole et les fermes collectives, rend possible un développement égalitaire de la société, mais, dans le même temps, il ajoute des barrières nationales, perçues comme autant d’entraves à l’internationalisme et à une possible révolution. Sur ce point, le discours libertaire n’évolue pas, comme le corrobore le témoignage d’Arnold Mandel, alors membre d’un groupe de l’Union anarchiste :

« Dans le milieu anarchiste, on pouvait faire librement des exposés sur n’importe quel thème, avec n’importe quelle approche, sans censure aucune. On risquait simplement la contradiction. Je proposais donc aux camarades de leur parler du sionisme dont, juifs y compris, ils ignoraient tout. […] Je n’étais pas sioniste au sens de la doctrine herzlienne […] J’étais anti-étatique.
[Mandel expose les arguments qu’il a développés.]
 » Quand j’eus conclu, surgit […] la contradiction. On s’étonna qu’un camarade anarchiste pût trouver sympathique une doctrine politique qui n’était rien d’autre qu’un projet d’État. […] Le nationalisme c’était le choix de l’absurde […]. Nous en restâmes sur notre désaccord. Critiqué, je ne fus pas blâmé. Les anarchistes ne demandaient à personne d’être dans la ligne » [42].

Cette proposition demeurée sans lendemain – Mandel s’éloignera, d’ailleurs, des groupes libertaires fin 1937 – illustre la difficulté qu’ont les anarchistes à intégrer à leurs perspectives révolutionnaires l’existence de stades intermédiaires. Cela dit, Mandel insiste sur un élément important pour appréhender la sociabilité libertaire : les groupes anarchistes sont d’abord des groupes d’affinités, ce qui permet à chacun de leurs membres de se livrer, en regard de positions officielles aux contours souvent flous, à des analyses hétérodoxes.

On trouve, par exemple, une illustration de cette diversité de points de vue dans l’analyse du conflit judéo-arabe de 1936-1939, qui contribuera à radicaliser et à conflictualiser les approches. D’un côté, dans Le Libertaire, Jules Chazoff attaque le sionisme, qu’il assimile à un détournement de l’idée même de révolution, dénonce sa mainmise sur la Palestine et condamne l’exploitation dont seraient victimes les Arabes [43]. Quelques semaines plus tard, Robert Louzon adopte un point de vue similaire dans La Révolution prolétarienne, en qualifiant de « colons » les émigrés juifs arrivant en Palestine  [44]. La virulence manifestée par ces deux prises de position provoque, en retour, de nombreuses réactions chez les anarchistes juifs. Le Groupe anarchiste juif de Paris [45] rappelle, comme Bernard Lazare un demi-siècle auparavant, que le sionisme représente une étape émancipatrice, prémisse d’une révolution future. De son côté, Ida Mett, de son vraie nom Ida Gilman (1901-1973) [46], rompt avec le « noyau » de La Révolution prolétarienne pour protester contre la « souillure » antisémite de Louzon [47].

À l’examen de ces débats apparaissent deux constantes du mouvement libertaire – et, plus largement, du mouvement ouvrier : d’une part, la rémanence, en son sein, d’un courant minoritaire réceptif à un antisémitisme mélangeant anti-judaïsme et anticapitalisme ; d’autre part, lié à son attachement à l’universalisme, un rejet de l’existence de minorités nationales [48]. Enfin, pour ce qui concerne les anarchistes juifs, le conflit entre idéologie et identité ne se révèle que dans la confrontation avec les autres composantes du mouvement libertaire. Dans la seconde moitié du XXe siècle, le mouvement des kibboutzim et la naissance de l’État hébreu créent une configuration suffisamment nouvelle et inattendue pour remettre ce schéma en cause.

La naissance de l’État d’Israël

Dans l’immédiat après-guerre, trois organes composent, pour l’essentiel, la presse libertaire : Le Libertaire, qui représente tous les anarchistes, Le Combat syndicaliste, d’orientation anarcho-syndicaliste, et Ce qu’il faut dire, de tonalité pacifiste. La naissance de l’État d’Israël suscite de nombreux articles. Les libertaires cherchent à répondre aux questions liées à la guerre de 1948, aux enjeux internationaux, à la naissance d’un État juif et, corrélativement, s’interrogent sur la possibilité d’une présence anarchiste au Proche-Orient.

Agrémenté d’entretiens avec des représentants des diverses composantes du sionisme, un reportage datant d’août 1950 présente un panorama, par ailleurs critique, sur le sujet. L’auteur y évoque brièvement la présence libertaire : « Les anarchistes, eux, diffusent à Tel-Aviv des journaux en yiddish d’origines diverses : Freie Arbeiter Stimme  [49] (La voix du travailleur libre) et Der Freie Gedank (La pensée libre), et également un périodique anarchiste en langue russe, édité par des émigrés » [50]. Ces titres sont, pour l’essentiel, publiés dans le monde anglo-saxon ou en France. Pour les militants du Groupe anarchiste juif de Paris, le mouvement de défiance initiale manifesté lors de la création du nouvel État se voit rapidement compensé par leur vive sympathie pour les kibboutzim. Dès lors, ils estiment que l’État d’Israël représente une terre d’accueil possible [51] et certains d’entre eux partent s’y installer. Ils participeront à la fondation de l’hebdomadaire Problemen [52], dirigé par Alexandre Thorn et Yosef Loden, dont l’un des principaux correspondants, David Stettner, reste en France. Il faut, néanmoins, préciser que ce groupe d’affinité, qui fonctionne comme une amicale dont l’activité prioritaire est d’aider les anarchistes vivant dans les pays de l’Est [53], occupe une place marginale au sein du mouvement anarchiste. En témoigne le faible écho que trouve le Groupe anarchiste juif de Paris dans la presse libertaire. C’est donc à titre individuel que ses militants livrent aux autres libertaires analyses et informations sur la situation en Israël et les kibboutzim.

La guerre et la naissance d’un nouvel État relèvent de réalités qui, par définition, ne peuvent que heurter les anarchistes. Contraints de se déterminer face à elles, ils font alors appel aux référents traditionnels de la pensée anarchiste, comme le pacifisme, en appliquant sur l’actualité une grille de lecture idéologiquement connotée, notamment dans sa dimension antireligieuse :

« Le sang coule en Palestine où l’on se dispute une étroite bande de terre brûlée par le soleil, une terre qui ne doit son prestige qu’au témoignage illusoire de cette escroquerie mystique qui en fit la terre promise » [54].

Si ce genre de discours reprend, pour partie, l’ancien argumentaire des ESRI en lui surimposant une vision pacifiste, certaines analyses, plus en phase avec la conjoncture internationale et le naissant danger induit par les rivalités « impérialistes », tentent d’ouvrir de nouvelles perspectives. C’est ainsi qu’apparaît, dans la presse libertaire, le thème de l’émergence nécessaire d’un « troisième front » capable de s’opposer aux logiques hégémoniques de l’Ouest et de l’Est :

« Nous avons l’espoir que, dans un Proche-Orient pacifié grâce à un équilibre des forces et à une conjoncture impérialiste favorable, les forces sociales déviées de leurs buts essentiels vers des objectifs raciaux et nationaux, se réveilleront [...] Entre le “Schalom” des communautaires juifs et le “Salam” des cultivateurs arabes, il n’est de différences qu’à Londres, à Washington ou à Moscou » [55].

L’auteur de cet article, Charles Cortvrint, plus connu sous le pseudonyme de Louis Mercier (1914-1977), est parti combattre en Espagne en 1936 dans la colonne Durruti. Déserteur au début de la guerre mondiale, il s’engage dans les Forces françaises libres, en 1942, où il opère pour le service d’information de Radio Levant, tout en travaillant pour l’OSS, l’ancêtre de la CIA. Après la guerre, il participe à la création de Force ouvrière et au Congrès pour la liberté de la culture [56]. L’itinéraire libertaire de Louis Mercier, qui n’est pas juif, est sans doute l’un des plus originaux qui soit [57].

Si Mercier, qui était par ailleurs l’un des militants les mieux informés de la situation régionale au Proche-Orient, avance déjà l’hypothèse de « troisième front » dans un article précédent [58], l’essentiel de ses attaques est nettement dirigé contre les visées communistes :

« Pendant des années, les communistes ont mené une campagne contre les “fascistes” [59] juifs, disciples de Jabotinsky, mais aujourd’hui ils donnent une grande place à l’action de l’Irgoun Zvai Leumi dirigée contre la Grande-Bretagne. Toute lutte contre Londres est présentée par Moscou comme une lutte progressiste » [60].

Parallèlement, Mercier met en garde les militants libertaires contre les jugements trop hâtifs :

« Nous connaissons d’authentiques militants révolutionnaires juifs qui agissent dans les groupes terroristes parce qu’ils défendent en premier lieu leur droit à l’existence [...] Si les meilleurs Arabes et les meilleurs Juifs en sont à se replier sur des positions et des activités nationalistes, c’est parce qu’il n’existe dans le monde aucune internationale ouvrière et révolutionnaire capable de présenter aux écrasés un espoir, une foi, une issue » [61].

Soucieuse d’être en cohérence avec la pensée libertaire, l’analyse proposée par Mercier offre l’indéniable intérêt d’informer les militants sur la marche des événements, tout en mettant en lumière la complexité de la situation. On ne s’étonnera donc pas que nombre d’anarchistes, plus attachés aux schémas explicatifs traditionnels, ne la partagèrent pas. À leurs yeux, le nouvel État d’Israël ne pouvait être que source de guerre : « En Palestine, l’État apporte l’indiscutable preuve qu’il provoque la guerre du fait même de sa présence » [62]. Refusant de choisir un camp – « seul le rejet de tout nationalisme et l’entente libre et fraternelle des populations travailleuses pourront sauver la Palestine de la barbarie qui va en s’étendant [63] » –, ces militants se rallient donc au vieux discours anti-étatique archétypal et normatif de l’anarchisme : Israël possède les caractéristiques néfastes de tout État.

Cela dit, si le déclenchement de la guerre et la création de l’État d’Israël suscitent protestations et critiques, il n’en demeure pas moins que bien des anarchistes fondent de grands espoirs sur les kibboutzim, présentés comme un « contrepoids important aux volontés capitalistes ou à l’envahissement de l’État » [64].

La société idéale des kibboutzim{}

S’étant toujours intéressés aux expériences de travail collectif et aux modes de vie alternatifs conçus comme autant de lieux d’expérimentation de la société future, les libertaires se passionnent rapidement pour les kibboutzim. Ils y voient une terre d’imagination, un nouveau rêve. Nombreux sont, en effet, les témoins qui, dans la presse libertaire française et internationale, rendent compte de séjours ou d’installations dans ces collectivités agricoles et insistent sur leur caractère libertaire – réel, imaginé ou projeté. George Woodcock exprime, par exemple, sa vive sympathie pour les « collectifs palestiniens » qui ont mis « en application la théorie anarchiste : la décentralisation et la suppression du profit individuel » [65]. De la même façon, analysant les formes de travail collectif des kibboutzim, Jean Maline laisse entendre que les progrès sociaux qu’ils engendrent constituent une illustration pratique du principe anarchiste « de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins » [66].

Par ailleurs, quelques militants d’origines diverses, notamment espagnols, s’installent en Israël et travaillent dans les kibboutzim. Ainsi, l’historien Élie Barnavi raconte l’itinéraire d’un certain Ramón, militant anarchiste arrivé en Palestine en 1948. Il a participé à la guerre d’Indépendance dans une brigade composée d’immigrants de diverses nationalités, dont quelques libertaires, qui rejoignent, par la suite, divers kibboutzim  [67]. D’autres militants opèrent la même démarche, souvent pour des raisons familiales. Tel est le cas de Joseph Ribas, militant de la Confédération nationale du travail, qui a combattu pendant la guerre civile espagnole, où il fut grièvement blessé. Après plus de dix ans passés en France, Ribas part avec sa femme et ses deux enfants pour Jérusalem, puis s’installe au kibboutz Hahotrim, au sud de Haïfa, où il retrouve, selon ses dires, le même mode de vie que dans les fermes collectivisées espagnoles [68].

C’est, en partie, à travers ce type de témoignages que Gaston Leval [69] et Augustin Souchy donnent à la presse libertaire de nombreux renseignements sur les conditions de vie dans les kibboutzim. Alors fonctionnaire au Bureau international du travail (BIT), Souchy se rend en Israël, en 1952, et publie un livre – Le Nouvel Israël, un voyage dans les kibboutz  [70] –, où il compare, lui aussi, les kibboutzim aux collectivisations espagnoles. Plus marginalement, les anarchistes individualistes adeptes de la révolution sexuelle publient un reportage consacré à « la famille, l’enfant et les relations sexuelles dans les kibboutzim » [71]. Ce mouvement est amplifié par d’autres récits comme celui que publie, six mois durant, Le Combat syndicaliste [72]. L’auteur y dresse un tableau empreint d’une sympathie affichée pour les réalisations communautaires et les acquis sociaux conquis par la Histadrout.

Ainsi, mis en valeur – et idéalisés – dans la presse libertaire de l’époque, les kibboutzim et, de manière plus générale, les formes de travail collectif se voient assimilés à des sociétés libertaires à part entière. En ce sens, l’existence des kibboutzim constitue bien un facteur déterminant dans la reconnaissance de l’État d’Israël par des anarchistes dont, parallèlement, l’objectif – le dépassement du cadre national et étatique – demeure inchangé. Dans cette perspective, les kibboutzim, pierre angulaire de ce dispositif, alimentent l’imaginaire anarchiste en lui évitant d’avoir à remettre en cause ses traditionnels fondements en matière d’anti-étatisme, par exemple. C’est bien par ce biais que les anarchistes juifs sont, d’une certaine manière, parvenus à conjuguer leur identité culturelle et leur engagement idéologique.

Avec le temps, la critique libertaire se fera, certes, plus acerbe vis-à-vis de l’État hébreu, mais, plus proche en cela de la tradition socialiste que communiste, le discours produit par les anarchistes sur le conflit israélo-palestinien évitera de céder à la mythologie révolutionnaire anti-impérialiste des autres groupes de l’extrême gauche.

Sylvain BOULOUQUE


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