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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Défaire le nœud coulant
À contretemps, n° 35, septembre 2009
Article mis en ligne le 21 septembre 2010
dernière modification le 21 mars 2015

par F.G.


IL EÛT ÉTÉ impossible de clore ce numéro sans évoquer, même succinctement, cette chaude actualité qui, périodiquement, nous plonge au cœur d’un conflit sans fin.

Longtemps, les anarchistes, tout critiques qu’ils fussent par rapport au sionisme étatique, se différencièrent des marxistes – d’obédience léniniste, principalement –, dans l’appréciation de la complexe réalité israélienne. C’est que, d’une part, ils n’avaient pas du sionisme une vision furieusement diabolisée et que, d’autre part, ils maintenaient des liens serrés avec ceux qui, en son sein, rêvèrent de faire de ce petit bout de terre un espace d’expérimentation sociale collective. Nombre d’anarchistes s’intéressèrent, en effet, et de très près, à l’expérience des kibboutzim.

Avec le temps, ce rêve kibboutznik – dont les fellahs arabes, métayers pauvres qui virent leurs terres vendues ou simplement confisquées, payèrent le prix fort – s’ensabla progressivement dans le pragmatisme et l’idéologie nationaliste. Du sionisme il ne resta bientôt plus que Tsahal, les défilés patriotiques, le salut aux couleurs et une étrange adhésion au culte de la force. De nombreux juifs y virent une trahison des objectifs premiers du sionisme ; d’autres, aussi nombreux, l’aboutissement logique d’un processus prévisible. Aucune critique, cependant, n’enraya son irrésistible marche en avant. Jusqu’à son amère victoire de 1967, au lendemain de la guerre des Six-Jours, où, la Palestine définitivement conquise, il s’installa fièrement dans le camp des vainqueurs. Au risque de porter au judaïsme et à son histoire un coup mortel.

ALORS qu’Israël avait bénéficié, depuis sa création en 1948, d’une évidente sympathie dans le camp progressiste, la tendance s’inversa dans les années 1970, où le fedayin palestinien devint une de ses figures référentielles privilégiées, notamment à l’extrême gauche. Aux côtés d’Hô Chi Minh et du Che, dont les portraits ornaient déjà ses défilés, Arafat s’imposa bientôt comme le troisième larron d’une sainte trinité révolutionnaire résolument dressée contre l’impérialisme (américain) et son « valet sioniste ». Que ce tiers-mondiste combat fût tributaire de l’indispensable appui de l’autre camp impérialiste – le soviétique, dont le principal succès avait été d’écraser, dans sa propre zone d’influence, toute velléité émancipatrice – n’entama en rien l’illusion lyrique d’une époque où, soutenant avec la même ferveur le FLN vietnamien et l’OLP palestinienne, le « gauchisme » croyait servir la cause des peuples en s’acoquinant avec ses futurs tyrans. Issus d’une même matrice, et malgré les dures critiques que généra l’activisme concurrentiel de leur jeunesse, la différence fut mince, sur ce point, entre « gauchistes » et « staliniens ».

Du côté des anarchistes, en revanche, et quelle que fût leur humaine sympathie pour ces réfugiés palestiniens conjointement condamnés par le sionisme conquérant et les féodaux arabes à vivre dans l’indignité, on céda peu aux sirènes propagandistes du « gauchisme » institué. C’est sans doute que les libertaires, sensibles à l’ombre portée du pouvoir et instruits de l’expérience algérienne, avaient compris que, derrière la cause palestinienne, historiquement légitime, se profilait surtout le désir étatique de ses dirigeants en keffieh. Cette saine défiance ne les mit pas tout à fait à l’abri de quelques glissades ponctuelles vers la logorrhée antisioniste des « gauchistes », mais, globalement, elle leur permit de raison garder en espérant que, des deux camps, monteraient d’objectives convergences fondées sur la solidarité de classe des exploités. Inutile de préciser que cet espoir fut aussi vain que fut illusoire leur volonté de privilégier la question sociale sur la question nationale.

À LA FIN des années 1980, marquées par l’effondrement du bloc soviétique et la redistribution des cartes à l’échelle mondiale, l’engagement de l’OLP dans la voie de la négociation avec Israël – qui supposait reconnaissance mutuelle des deux camps –, mais aussi son contrôle étroit et quelque peu maffieux de l’Autorité palestinienne, née des accords d’Oslo de 1993, laissèrent le champ libre à la montée de l’islamisme radical. Parallèlement, la cynique volonté d’une partie de l’appareil d’État israélien de bloquer le processus engagé à Oslo, finit par délégitimer une OLP déjà largement décrédibilisée auprès de ses propres partisans et, ce faisant, par offrir un formidable tremplin aux islamo-fascistes du Hamas. Depuis, et sans entrer dans le débat sur la responsabilité de ce désastre – imputable, selon nous, comme les crimes qu’il suscite, aux faucons des deux bords –, la Palestine s’est irrémédiablement rapprochée du gouffre et Israël définitivement emmurée dans une prison. Comme si rien, désormais, ne pouvait défaire le nœud coulant israélo-palestinien, la majorité des voix raisonnables et dissidentes de l’un et l’autre camp ont fini par se taire ou, pis encore, par se rallier aux positions suicidaires des boutefeux de cette guerre sans fin. En dehors de la scène du conflit, le même phénomène provoque les mêmes effets, dont le plus inquiétant est, sans aucun doute, la terrifiante montée des communautarismes, avec le flot de haine qu’elle charrie.

S’IL fut un temps où, malgré quelques entorses à son image « progressiste », la « résistance palestinienne » s’assumait, en principe, comme « laïque », le déplacement de son centre de gravité vers l’islamisme radical a substantiellement changé la donne. Logiquement, il aurait donc dû entraîner quelques ajustements de position chez ses partisans. Car, théorisé par les fondamentalistes du Hamas, l’antisionisme dont se revendiquent, depuis des lustres, les plus fidèles soutiens de la cause palestinienne, au prétexte qu’il ne serait qu’une variation locale d’anti-impérialisme, a pris, ces derniers temps, une coloration nettement antisémite. Pour s’en convaincre, il suffit de se rapporter au vingt-deuxième article de la charte du Hamas, digne des plus délirants libelles antisémites de la propagande nazie. Or, malgré quelques prises de distance ponctuelles et discrètes, ce glissement vers le pire n’a pas suscité, à la « gauche de la gauche », l’explicite condamnation qu’il méritait. Comme si, malgré ce pire, la lutte contre l’ennemi prioritaire – le « sionisme fauteur de guerre » – exigeait encore et encore de taire ce qui pourrait la contrarier. Vieille rengaine, au demeurant, dont le seul effet fut toujours de rendre le taiseux complice de l’ordure.

Les antisionistes ne sont pas, par force, ces antisémites que décrivent les propagandistes de la raison d’État israélienne, mais ils le sont forcément, du moins passivement, quand ils s’allient, au nom de la cause, à des antisémites clairement assumés comme ceux qui président, aujourd’hui, dans la bande de Gaza, aux destinées du peuple palestinien. Le dire, c’est reconnaître ces pitoyables dérives et non pas acquiescer aux hasardeuses assimilations établies par les propagandistes susnommés. L’occasion est d’ailleurs trop belle de leur rappeler qu’il exista une grande tradition antisioniste exempte, elle, et pour cause, de toute connivence avec l’antisémitisme, celle que porta, avant de disparaître corps et âme dans les tourbillons de l’histoire cannibale du XXe siècle, le Yiddishland révolutionnaire, celle qui voyait dans le sionisme un problème plutôt qu’une solution.

DERNIER épisode en date de cette tragédie sans fin, le pilonnage systématique de la bande de Gaza, vingt-deux jours durant, à l’hiver dernier, suscita une légitime vague d’indignation contre les promoteurs de l’opération dite « Plomb durci », dont l’objectif annoncé – faire cesser l’envoi de roquettes sur la ville israélienne frontalière de Sdérot – dissimulait à peine son véritable enjeu : punir les Gazaouis avant que le nouveau maître de la Maison-Blanche, tout juste élu, n’entrât en fonction. De son côté, le Hamas, qui ne recule devant aucun sacrifice quand sa réputation est en jeu, même celui de passer par pertes et profits l’écrasement de la malheureuse population qu’il contrôle, accepta l’épreuve avec enthousiasme, sachant par avance que, sur le terrain de l’émotion, son culte effréné du martyrologe lui vaudrait un substantiel retour de sympathie. Ainsi, au risque de légitimer la riposte disproportionnée de Tsahal, les roquettes du Hamas continuèrent de tomber sur Sdérot, cette ville du néant plantée en plein désert – à deux kilomètres de Gaza – pour servir de réserve, ou de dépotoir, aux immigrants les plus pauvres d’Israël.

En France, cette opération guerrière eut pour principal effet de bétonner les passions partisanes des inconditionnels des deux camps. Comme si, quelles que fussent les circonstances, aucun point de vue raisonnable ne pouvait, désormais, rivaliser avec l’expression réitérée de haines précuites. D’un côté, les organisations communautaires juives s’alignèrent honteusement sur l’État israélien. De l’autre, les « antisionistes de gauche » – dont quelques anarchistes qu’on eût aimé ne pas voir là – acceptèrent de défiler dans des manifestations étroitement contrôlées par des fous d’Allah activement antisémites. Au nom de la solidarité avec les Gazaouis que l’un et l’autre camp, fidèles à ses propres logiques de mort, avait massacrés ou laissé massacrer.

DANS ce maelström d’absurdités, de mensonges et d’idées reçues véhiculés par les adversaires des deux camps en conflit, frénétiquement occupés à se disqualifier mutuellement, il demeure de première urgence de ne pas se laisser entraîner dans les eaux sales du torrent propagandiste. La liberté de penser est à ce prix. Elle est la seule manière d’y voir clair. Elle exige de ne rien céder de son esprit d’analyse critique. Récemment nous avons pu constater que, dans certaines publications libertaires – ou apparentées –, s’opérait, subrepticement, un progressif alignement sur l’un des deux blocs nationalistes en conflit. À leur intention, nous rappellerons cette saine parole de Louis Mercier Vega : « Il existe, en dépit des situations locales parfois très complexes, un fil conducteur : c’est la guerre sociale que nous menons, et non la guerre entre nations ou entre blocs. »

TOUT indique que, comme le sionisme parvint à ses fins en accédant à la forme État, le mouvement national palestinien suivra le même chemin. Il faudra encore du temps et quelques dégâts collatéraux, mais le sens de l’histoire pointe irrémédiablement dans cette direction : deux peuples et deux États séparés, contenus dans des frontières stables, internationalement définies et garantissant leur survie respective. L’anarchisme ne saurait, évidemment, se satisfaire d’une telle perspective, mais elle aura, même pour lui, l’évident avantage d’assainir une situation par trop métastasée par le cancer national-religieux. Confrontés à leurs maîtres, ceux qu’ils se seront eux-mêmes donnés d’un cœur léger, les exploités de Palestine n’auront plus, désormais, la tentation de se tromper d’ennemi. Quant à ceux d’Israël, ils devront aussi se vivre pour ce qu’ils sont – les rouages d’un système qui les accable, mais qu’ils peuvent vaincre –, et non plus pour ce qu’ils ont cru être : les fidèles serviteurs d’un État en guerre perpétuelle contre les Arabes. C’est seulement, alors, que le nœud coulant pourra se défaire et la question sociale reprendre ses droits. Du moins, faut-il l’espérer.

À contretemps



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