■ François BONNAUD
CARNETS DE LUTTES D’UN ANARCHO-SYNDICALISTE (1896-1945)
Du Maine-et-Loire à Moscou
Texte présenté par Christophe Patillon
Nantes, Éditions du Centre d’histoire du travail, 2008, 264 p.
Les Mémoires militants s’écrivent le plus souvent à l’heure crépusculaire du décompte, quand le temps commence à presser et que le bilan s’impose. Ceux de François Bonnaud (1896-1981), réfractaire en terre angevine, constituent une double exception à la règle. Ils ont été rédigés en 1938, quand l’homme, d’à peine plus de quarante ans, jouissait d’une excellente santé, et n’ont jamais été prolongés. Au cours des quelque quarante autres années qu’il vécut, Bonnaud n’y rajouta pas une ligne. Le mystère est d’autant plus grand qu’il ne cessa jamais de cultiver ses révolutionnaires intuitions de jeunesse et continua de s’occuper, sa vie durant et à sa mesure, de changer le monde.
Pour Christophe Patillon, découvreur de ce texte, l’explication d’une telle anomalie est finalement simple. Hormis le fait, nous dit-il, que François Bonnaud se souciait peu de la postérité, il écrivit ces souvenirs – dédiés à sa fille Jacqueline, alors âgée de douze ans – à une époque très particulière de son existence. L’année 1938, en effet, c’est, pour Bonnaud, le début d’un temps suspendu où, les anciens rêves de transformation sociale ayant viré au cauchemar, la guerre s’impose désormais comme unique et désastreuse perspective. Personnellement, il a rompu, depuis quelques années déjà, avec le militantisme syndical à la CGTU et, devenu postier, il a perdu ses attaches avec l’univers social de sa jeunesse, cette vie d’atelier où la fraternité ouvrière et le combat collectif atténuent la rudesse des jours. C’est donc un homme isolé dans sa campagne d’Indre-et-Loire qui prend la plume, en cette sombre année 1938, pour se livrer à cet exercice de remémoration autobiographique. Sitôt fini – et la guerre étant là, désormais –, il le prolongera, six années durant, par la confection d’un « Journal de guerre », sorte de chronique pacifiste de ces temps de folie.
Précisons d’entrée que ces Mémoires – cinq cahiers d’écolier à l’écriture sans ratures, précise Christophe Patillon – constituent un document exceptionnel. Divisés en trois parties – « Éveil d’une conscience », « Dans la boue et le sang », « Combats pour l’émancipation » –, ils sont suivis d’un époustouflant compte rendu du voyage à Moscou effectué par Bonnaud, en 1928, comme délégué de l’Union locale CGTU d’Angers au IVe Congrès de l’Internationale syndicale rouge (ISR).
Pacifiste, anarchiste et révolutionnaire
Comme pour d’autres militants de la même génération, c’est la guerre, la Première, cette boucherie majuscule, qui fit de Bonnaud, et à tout jamais, un réfractaire. Les pages qu’il lui consacre disent – avec force – l’horreur de ces temps apocalyptiques, la tragédie vécue par ces hommes ordinaires envoyés au massacre et l’ineffable arrogance de la caste militaire. Incorporé, en septembre 1916, au 4e régiment de Zouaves basé au fort de Rosny, Bonnaud remontera vers l’enfer de la Meuse – « odeur de poudre, odeur de cadavres, odeur de pourriture de toutes sortes » – et connaîtra le sort de ces biffins lancés comme pantins à l’assaut d’imprenables collines ou pourrissant comme immondices dans la boue des tranchées. Jeté au cœur de cette inhumaine mêlée, il comprendra ce que, vue de ces champs de ruines, l’Union sacrée pouvait avoir de monstrueux. « Moi qui n’ai rien à défendre qu’une mère malade à qui on a longtemps refusé l’allocation de 1,25 F par jour […], qu’est-ce que je peux bien faire là ? » Alors, l’idée lui vient de lâcher prise et d’accomplir le seul acte de courage possible : la désertion. Mais la peur de l’échec le retient. C’est cette peur de l’inconnu, écrit Bonnaud, qui maintient les hommes au front et les transforme en héros malgré eux. Par atavisme et, le plus souvent, à coups de gnôle. Saloperie que cette guerre-là où le pauvre d’ici tire sur le pauvre de là-bas au nom de rien. À lire ces pages, on comprend que les survivants de cette génération sacrifiée ait largement versé dans le pacifisme et que, trente petites années plus tard, une autre guerre venant, elle s’accrocha à tout espoir de paix, même le plus déraisonnable. Pacifiste, François Bonnaud le devient naturellement, essentiellement pourrait-on dire, mais il ne s’en tient pas là. Démobilisé, il suit « avec avidité » toutes les nouvelles qui viennent de Russie, convaincu que là se joue l’avenir du monde et qu’il ne faut pas le rater.
L’homme est désormais tout autre. S’il se savait, par expérience intime, appartenir à ce peuple de l’extrême misère que la guerre vient de décimer, il est désormais convaincu qu’il n’est d’autre fatalité, pour les humbles, que celle à laquelle ils consentent eux-mêmes. Dans cette quête de conscience, il a découvert l’anarchisme, pendant la guerre, à travers une rencontre avec un de ses adeptes, un caporal du nom de Guyard – ou Gouyard –, rallié pour un temps au Manifeste des Seize [1], mais « qui le regretta amèrement ». On peut penser que le petit gradé lui mit la graine en tête et le pied à l’étrier. Le reste tient au tempérament libertaire de Bonnaud. L’anarchisme, à vrai dire, lui va comme un gant.
Revenu à la vie civile, il se lance à corps perdu dans le combat politique, du côté de la SFIO, d’abord, puis du PC – qu’il quittera très rapidement. Mais son élément, c’est la lutte sociale, le syndicalisme d’action directe, la guerre de classes. Il la mène à la CGT, comme opposant déterminé à « l’état-major confédéral qui a trahi en 1914 », puis à la CGTU. Membre du syndicat des cheminots et secrétaire – « à titre bénévole », précise-t-il – de l’Union départementale du Maine-et-Loire, Bonnaud l’anarcho est de toutes les grèves et de tous les meetings. Combatif, il récolte la confiance de ses camarades, mais suscite la défiance des « fromagistes », ces bureaucrates en herbe dont l’acquiescement aux consignes du Parti est la seule raison d’exister. De même, à L’Anjou communiste, dont il assure le secrétariat de rédaction, son entêtement à défendre le syndicalisme révolutionnaire contre la vassalisation politique de la CGTU lui vaut de sérieuses mises en garde. Mais les qualités du bonhomme impressionnent. Son engagement déterminé lors de l’affaire Sacco et Vanzetti, ses prises de parole aux portes des boîtes en grève, son courage physique lui valent une telle aura que les communistes hésitent en permanence entre jouer le discrédit ou tenter de le corrompre. Sa désignation comme délégué de la CGTU au IVe Congrès de l’ISR, qui doit se tenir à Moscou en mars 1928, procède de cette seconde manière. Le rusé Bonnaud ne tarde pas à le comprendre : il s’agissait, écrit-il, « de m’attirer à eux au cours d’un isolement forcé et de m’en mettre plein les yeux ». C’était mal le connaître.
Au pays du grand mensonge
Passionnant de bout en bout, le récit de ce voyage à Moscou constitue, sans nul doute, la pièce de choix de ces Mémoires. Il prouve, en tout cas, à qui en douterait encore que, de vouloir, on pouvait voir. À condition de disposer d’un regard affûté et des bons contacts. Ceux de Bonnaud, c’est Ida Mett (1901-1973), militante anarchiste ayant fui l’URSS quatre ans plus tôt et compagne de Nicolas Lazarévitch (1895-1975), qui les lui fournit. Elle lui confie également quelques documents à remettre à ses compagnons et une petite somme d’argent destinée à la défense de deux anarchistes récemment emprisonnés : Axelrod et Alfonso Petrini [2].
C’est le 12 mars 1928 que la délégation française – « unitaire », mais bolchevisée à 99 % – entre en URSS. Sitôt arrivée à Moscou, elle est logée à l’hôtel Europe, « l’un des plus beaux » de la capitale. Le gîte y est plus que confortable et le couvert particulièrement abondant.
Au soir du premier jour, Bonnaud se met en quête de ses contacts. Il s’agit de Pierre Pascal [3] et de sa compagne Eugénie Roussakova. Par leur entremise, il entre, cette nuit même, en relation avec celui qui sera, son séjour durant, son cicérone avisé, l’anarchiste italien Francesco Ghezzi [4]. Le lendemain, il lui fixe rendez-vous à la Bourse du travail de Moscou. C’est là que pointent les chômeurs et que « s’étale la misère ouvrière ». L’entrée en matière fait son effet sur Bonnaud. « Dès le premier jour, note-t-il, je vois l’abîme qui sépare le vrai peuple des fonctionnaires soviétiques. » Jour après jour, accompagné de Ghezzi, il arpentera ces lieux qu’aucune délégation officielle ne vient jamais visiter. Il y verra l’état de parfait abandon où se trouve cette classe ouvrière qui « a fait la révolution » et où crève ce prolétariat qui, dit-on, serait au pouvoir.
De déplacement en déplacement, Bonnaud aiguise son flair. Se sachant « pisté […] par deux jeunes Français, élèves de l’école léniniste, qu’on avait attachés à [sa] personne », il use de divers stratagèmes pour les semer. Il rencontre Andreu Nin (1892-1937), alors membre de l’Opposition de gauche, et Adrienne Montégudet (1885-1948), institutrice proche des syndicalistes révolutionnaires, qui lui servira également de guide. Au nombre de ses visites, la veuve Kropotkine et la compagne de Maxime Gorki, qui s’occupe d’un « comité de secours aux prisonniers » et lui confirme que Petrini est incarcéré à Souzdal et Axelrold à Boutirki. Malgré ses tentatives réitérées auprès du secrétariat de l’Internationale communiste, il ne parviendra pas à visiter les prisons de Souzdal et Boutirki. En revanche, on lui accordera la permission de se rendre à l’ « isolateur » Lefortovo pour constater, de visu mais sous bonne escorte, que le socialisme triomphant traite au mieux ses opposants – trois détenus « blancs », pour le cas.
Avant de quitter Moscou aux premiers jours d’avril 1928, Bonnaud déjoue la filature de ses mouchards pour se rendre à un ultime rendez-vous. « Là, écrit-il, je trouve un camarade qui me remet en cachette la copie d’une grosse brochure tapée à la machine et destinée à être éditée en France. » Elle sortira dans sa ceinture de flanelle et parviendra à ses destinataires : Ida Mett et Nicolas Lazarévitch.
De retour en France, Bonnaud ne baisse pas pavillon. Il participe à diverses réunions d’information et fait paraître, dans Le Libertaire, en mai 1928, un rapport très détaillé de son séjour à Moscou. Dès lors, les communistes s’acharnent sur Bonnaud. Il répondra à leurs calomnies point par point avant de conclure à l’impossibilité de continuer à militer dans cette CGTU aux ordres.
Une fois abandonné le terrain syndical, celui pour lequel il était visiblement fait, Bonnaud s’investira dans la très (trop) pacifiste Ligue internationale des combattants de la paix (LICP). Son « Journal de guerre » – qui clôt ces Mémoires et couvre les six années du conflit – est tout empreint de ce défaitisme qui poussa nombre d’anarchistes français à demeurer, par haine de la guerre et tant que faire se pouvait, en marge de l’événement. En fait, l’homme qui l’écrit – et qui s’en tient à commenter ce qu’il lit ou entend – n’a plus de prise sur rien. Il est seul, vaincu, privé de ressort et confronté à un milieu hostile. On trouvera, bien sûr, dans ces écrits de la grande défaite, quelques pertinentes réflexions sur la marche du temps, mais elles n’égalent pas, en intérêt, et de loin, le reste de ces Mémoires d’un réfractaire. Ce qui est, somme toute, normal à partir du moment où le mémorialiste a cessé d’être un acteur des événements pour en devenir le simple témoin.
Gilles FORTIN