■ Zenzl MÜHSAM
UNE VIE DE RÉVOLTE
Lettres 1918-1959
Suivi de « Être à la hauteur des jours qui viennent », de Ushi Otten,
et de « Zenzl Mühsam et l’inquisition stalinienne », de Reinhard Müller,
et complété de cinq articles d’Erich Mühsam
Traduit de l’allemand par Suzanne Faisan et Elke Albrecht
Présentation de Gérard Roche
Baye, La Digitale, 2008, 250 p.
À LA QUESTION de l’un de ses bourreaux nazis – « Combien de temps avez-vous encore l’intention de traîner sur cette terre ? » –, le poète anarchiste Erich Mühsam lâcha un sonore : « Encore très longtemps. » C’était sa façon de défier l’ordure qui l’humiliait depuis quinze mois. C’était sans doute aussi une manière de vouloir ignorer que son sort ne lui appartenait plus. Le 10 juillet 1934, en effet, on le retrouva pendu dans les latrines du camp de concentration d’Oranienburg. Un mois plus tard, sa compagne écrivait : « La corde était accrochée de telle façon qu’Erich, maladroit comme il était, n’aurait jamais pu y grimper. Son visage était tout à fait paisible et beau, ses mains n’étaient pas du tout crispées, mais bien lisses. On suppose qu’Erich fut chloroformé, empoisonné par une injection et pendu […]. [1] »
Pour qui s’intéresse à la double destinée des Mühsam, l’édition française des lettres de Kreszentia [« Zenzl » ou « Zensl »] Mühsam (1884-1962) fait évidemment date. Traduites de l’allemand et méticuleusement annotées par Suzanne Faisan et Elke Albrecht, elles constituent la pièce maîtresse de ce recueil que complètent deux études sur Zenzl Mühsam – l’une de Uschi Otten, l’autre de Reinhard Müller –, une chronologie de sa vie, quatre photos hors-texte et cinq articles d’Erich Mühsam, extraits de Fanal.
LES LETTRES DE ZENZL couvrent trois périodes de son existence. La première – 1918-1920 – coïncide, pour partie, avec la première incarcération d’Erich Mühsam [2]. Les lettres qu’elle écrit lui sont généralement adressées. La deuxième – 1933-1938 – s’ouvre sur l’internement, puis l’assassinat, de Mühsam à Oranienburg et se clôt sur l’arrestation de Zenzl à Moscou. Les lettres de cette époque – envoyées de Prague, où elle s’est réfugiée, puis, plus rarement, de Moscou, où elle a accepté de se rendre – sont destinées aux amis, aux camarades et à la famille de Mühsam. La troisième – 1949-1959 – recoupe la dernière partie de sa vie, de sa mise en liberté à son séjour à Berlin-Est. Les rares lettres qu’elle écrit à quelques connaissances et à des membres de la famille de son compagnon ont une trame commune : le rappel de son incessant combat pour le droit de disposer à nouveau des manuscrits de Mühsam, retenus à Moscou.
Comme le note Gérard Roche en introduction d’ouvrage, ces lettres, talentueuses, décrivent, avec une rare précision et un vrai luxe de détails, toutes les étapes d’une invraisemblable destinée. Celle d’avant la catastrophe, où l’épistolière cultive son amour pour son « très cher Erich » en l’incitant, jour après jour, à ne pas céder au découragement, à ne pas laisser son cœur se dessécher, à continuer d’écrire pour le peuple, mais aussi pour elle. Belles pages où Zenzl parle des amis fidèles, évoque la mémoire de Gustav Landauer, raconte ce monde du dehors où les « hommes sans conscience » ont désormais repris le dessus et où les « cavaliers à croix gammée » se livrent à leurs premiers forfaits. Au creux des mots, dans le fracas des jours, c’est tout un univers qui pointe, avec son lot de douleurs quotidiennes, mais aussi sa livrée d’espoirs et d’illusions – à propos de ces bolcheviks du lointain, notamment, qui auraient fait de Saint-Pétersbourg « la seule ville sans police et où les hommes sont bons » [3]. Un an plus tard, elle écrira au « camarade Lénine » pour lui demander d’autoriser Mühsam à venir en Russie et permettre ainsi sa libération. Sans réponse, semble-t-il.
Des presque dix ans de vie commune berlinoise qui suivront, quelques témoignages demeurent. L’un d’eux, émanant du poète danois Martin Andersen Nexø, ami du couple, restitue parfaitement la complémentarité de ces deux êtres : « Erich et Zenzl nichaient dans la Georgenstraß, tout en haut de la maison sous le ciel, comme deux oiseaux libres. […] Vus de l’extérieur, ils ne pouvaient être plus différents l’un de l’autre : elle, d’un bout à l’autre synonyme de campagne et d’air libre, lui de grande ville avec son esthétisme et sa fringale de livres. Et pourtant, ils allaient bien ensemble, ils étaient un rare exemple de camaraderie. [4] »
L’ASSASSINAT DE MÜHSAM va littéralement plonger sa compagne dans l’œil du cyclone. Se sachant menacée par la Gestapo, elle passe clandestinement la frontière, le 16 juillet 1934, pour se réfugier à Prague. Préalablement, elle a remis les manuscrits de Mühsam à Ernst Simmerling, un ami sûr. Ils arriveront, sans encombre, à Prague, camouflés dans la valise diplomatique de l’attaché de presse Camille Hoffmann. De Prague, Zenzl se lance dans une campagne internationale de dénonciation publique des persécutions nazies, mais son action est mise à mal par l’intervention sourcilleuse de autorités locales et par l’état de forte division interne de la communauté exilée pragoise. Confrontée à de sérieux problèmes d’argent, Zenzl – que Mühsam a instaurée légataire universelle de son œuvre – intervient auprès des anarchistes pour qu’ils l’aident à publier ses œuvres posthumes. L’extrême faiblesse financière du mouvement libertaire l’empêche de se lancer dans une telle entreprise. De leur côté, les communistes font savoir à Zenzl que les manuscrits de Mühsam seraient plus en sûreté à Moscou qu’à Prague, où rôdent des agents de la Gestapo. Confrontée à des enjeux politiques qui la dépassent très largement, Zenzl reproche aux anarchistes de faire peu de cas de la mémoire de leur compagnon de lutte et aux communistes de vouloir se l’approprier. C’est alors que Moscou entre ouvertement dans le jeu par l’entremise d’Elena Stassova, ancienne secrétaire de Lénine et dirigeante du Secours rouge soviétique (MPOR). Zenzl, qui a connu Stassova en 1921, à Berlin, au congrès international du Secours rouge, la considère persona grata. Malgré les mises en garde d’Emma Goldman – « Je suis sûre que l’on ne cherche qu’à vous utiliser, toi et la mémoire d’Erich » [5] –, elle décide d’accepter son offre de se rendre en Russie, mais sans les manuscrits de Mühsam, qu’elle confie à Ruth Österreich. Sachant que les anarchistes l’accusent de trahison, elle écrit à Rudolf Rocker et à Milly Witkop : « J’entends ces monstres crier : elle a vendu Erich à la Russie ! Et, pour être maintenant tout à fait honnête, je dirais : cette première année depuis la mort d’Erich, où je suis veuve […], à part toi, Rudolf, ainsi que Milly et Emma Goldman, personne des proches camarades d’Erich ne s’est sérieusement occupé de moi, de savoir si j’étais en train de crever ou de me pendre ! [6] » Entre-temps, le MPOR, qui lui s’occupe d’elle, a pris en charge l’édition de la brochure de Zenzl, La Vie Douloureuse d’Erich Mühsam, préfacé par Werner Hirsch, ancien camarade de détention de Mühsam et membre influent du KPD. Le 8 août 1935, Zenzl arrive à Moscou accompagné de son neveu, Peps, alors âgé de 17 ans. Le piège stalinien est sur le point de se refermer.
Aux dires de Uschi Otten, le vif intérêt que les dirigeants russes portaient à ces manuscrits s’explique à la fois par la peur que les notes laissées par Mühsam ne comportent des « détails explosifs » sur les manœuvres de l’appareil communiste pendant la République des conseils de Munich et par l’évidente utilité que pouvait avoir, en période de « purges », l’abondante correspondance de Mühsam. Six mois après son arrivée à Moscou, Zenzl accède à la demande de la Stassova de rapatrier les manuscrits tant convoités. Dès avril 1936, elle est accusée de participation à un « complot trotskiste ». Libérée six mois plus tard, elle signe, l’année suivante, avec l’Institut Gorki, un contrat de vente des manuscrits de Mühsam contre une pension mensuelle de 500 roubles et la promesse de droit d’auteurs. En 1938, une demande de visa pour les États-Unis lui est refusée et, en novembre, elle est de nouveau arrêtée. Condamnée à huit ans de « rééducation par le travail » pour « participation à une organisation contre-révolutionnaire », Zenzl est envoyée au camp n° 5 (Potma, République des Mordves). Après avoir risqué le sort de Margarete Buber-Neumann, livrée à Hitler par son allié Staline [7], elle rejoint le camp n° 3 (Yavas, République des Mordves). Libérée en novembre 1946, elle est de nouveau arrêtée trois ans plus tard. Accusée de trotskisme, elle se voit reléguée dans le district de Novossibirsk. Au lendemain de la mort de Staline, elle reçoit enfin l’autorisation de se rendre en République démocratique allemande. Vingt ans ont ainsi passé – dont dix en déportation – depuis qu’elle a cédé aux promesses de la Stassova. Quant aux manuscrits de Mühsam, ils ne donnèrent lieu à aucune publication, mais servirent, effectivement, à instruire quelques procès en sorcellerie contre les dissidents de l’heure. Sur cet aspect de la question, on lira avec profit l’excellente contribution de Reinhard Müller, « Zenzl Mühsam et l’inquisition stalinienne ».
AVANT LA PARUTION de cet indispensable ouvrage, on disposait de bien peu d’informations sur Zenzl Mühsam : un article de Victor Serge, publié, en février 1939, dans Clé, bulletin de la Fédération internationale de l’art révolutionnaire indépendant (FIARI), le témoignage – déjà cité – de Margarete Buber-Neumann, un article de la même – « Âmes mortes au XXe siècle », publié dans Le Libertaire du 10 juin 1949 – et la brochure que lui consacra, en 1949, Rudolf Rocker, non traduite en français [8].
Des six lettres expédiées depuis Berlin-Est, entre décembre 1955 et juillet 1959, aucune n’est adressée à des compagnons d’idée d’Erich Mühsam. Pas même à Rocker qui, jusqu’au bout, défendit Zenzl contre ses détracteurs. On ne sait s’il faut y voir l’expression d’un désaveu définitif des anarchistes ou une simple mesure de prudence de la part de Zenzl. Le fait est que ses dernières années de vie furent entièrement consacrées à convaincre les autorités de la RDA d’obtenir une copie des manuscrits de Mühsam et à œuvrer à leur publication. Le 21 juillet 1956, l’Institut Gorki de Moscou remit à l’Académie des beaux-arts de Berlin-Est 94 000 microfilms. Malgré les démarches répétées de Zenzl, aucune anthologie de Mühsam ne paraîtra jamais en RDA. La seule concession que lui fera la police est-allemande de la pensée sera de publier, en 1958, un recueil très restreint de ses poèmes, savamment expurgés de toute connotation anarchiste. Au lendemain du décès de Zenzl – le 8 mars 1962 –, la camarade Stassova reçut un courrier d’Ulrich Dietzel, représentant de l’Académie des beaux-arts, où l’on pouvait lire : « Il y a plusieurs années, vous m’aviez demandé de veiller à ce qu’aucun représentant d’organisations ennemies n’utilise le nom de la camarade Zenzl Mühsam, quelque peu étrangère à la politique, pour porter préjudice à la classe ouvrière. Je peux, aujourd’hui, vous annoncer que cette tâche a été accomplie avec succès. »
Victor KEINER