■ Miguel CHUECA (textes réunis et présentés par)
DÉPOSSÉDER LES POSSÉDANTS
La grève générale aux « temps héroïques » du syndicalisme révolutionnaire (1895-1906)
Marseille, Agone, « Mémoires sociales », 2008, 272 p.
À chaque rendez-vous raté du mouvement social, c’est-à-dire souvent, montent des marges des cortèges syndicaux, depuis 1995, des appels répétés à la grève générale. Ainsi évoqué, le mythe d’une ancienne puissance ouvrière a au moins le mérite de réchauffer l’imaginaire défaillant de quelques minorités si peu agissantes qu’elles en sont réduites à implorer de leurs très bureaucratiques directions un passage à l’acte « grève-généraliste ». Si le retour sur le passé a quelque intérêt – et, indiscutablement, il en a –, les textes rassemblés et présentés par Miguel Chueca dans cet ouvrage devraient faire un tabac du côté de ces marges, mais aussi les inciter à inscrire leurs pratiques dans une démarche autonome un peu plus affirmée. Car si la lecture de ce livre atteste de la richesse argumentaire des partisans de la grève générale aux « temps héroïques » de la CGT, elle prouve surtout que ce moment tout à fait exceptionnel de l’histoire sociale n’exista que sur la base d’un profond désir d’autonomie ouvrière.
Pour Miguel Chueca, auteur d’une lumineuse introduction à cet ouvrage, l’idée de grève générale prônée par les syndicalistes de cette époque reposait, en effet, sur deux convictions : « faire pièce aux illusions entretenues par le socialisme politique », d’une part, et offrir, d’autre part, « une alternative révolutionnaire purement ouvrière à la stratégie de conquête des pouvoirs publics ». Mûrement réfléchie et résolument conquérante, cette démarche procédait également d’une critique « des anciennes tactiques insurrectionnelles », dont l’écrasement de la Commune de Paris avait sonné le glas. Ainsi désembourbés du réformisme parlementaire et du mirage « barricadier », les travailleurs coalisés se devaient aussi de dépasser l’idée naïve qu’une grève générale « pacifique et légalitaire » – dite des « bras croisés » – suffirait à inverser le rapport des forces entre le Travail et le Capital. Aux yeux de ces partisans acharnés de l’autonomie ouvrière, c’était, en effet, à la seule condition de comprendre que la grève générale ne pouvait qu’être expropriatrice et gestionnaire que la classe ouvrière en ferait cette « révolution de partout et de nulle part » dont parla Fernand Pelloutier. On est bien loin, on l’avouera, des appels désespérés à la grève générale adressés, aujourd’hui, à qui sont précisément les héritiers dégénérés de ces « réalistes » d’hier qui – à partir de 1908 en passant par la grande trahison de 1914, et au-delà – s’évertuèrent à enterrer, par étapes, l’aspiration première de la CGT à l’auto-émancipation ouvrière.
Si ce « moment inaugural » du mouvement ouvrier français, parenthèse d’à peine vingt ans (1890-1908) dans son histoire, garde encore un tel pouvoir d’évocation, c’est sans doute parce qu’il s’appuya sur une génération militante hors du commun – d’où émergent, à la lecture de ce livre, les grandes figures de Fernand Pelloutier et d’Émile Pouget. Extraordinaires furent, en effet, leurs capacités à penser les enjeux du combat émancipateur, mais aussi à les énoncer clairement. Sur cet aspect de la question, Déposséder les possédants, qui accorde une grande place aux textes des partisans de la grève générale, atteste de leur parfaite maîtrise argumentaire et pédagogique. En regard, ceux de leurs détracteurs – également publiés dans ce recueil, quoique en moindre nombre – paraissent plus convenus et moins sincères, même si la qualité de leur prose, particulièrement celle de Jean Jaurès, se situe à des années-lumière de la littérature de nos actuelles et pathétiques rosières « socialistes ». Quant aux analyses d’Edouard Berth et de Georges Sorel, ces deux têtes pensantes du syndicalisme d’action directe de l’époque, leur excellence révèle, a contrario, à quel niveau de médiocrité sont tombés les modernes « experts » en sciences sociales.
En ce XXe siècle naissant, l’idée de grève générale s’était imposée de telle façon au sein de la CGT qu’elle représentait un authentique danger pour les idéologues du socialisme politique. D’un côté, les partisans de Jules Guesde, passés d’un révolutionnarisme vaguement insurrectionnel à un réformisme platement parlementaire, n’y voyaient qu’une « idée grotesque » – ou une « duperie » – née dans le cerveau malade de quelques « fumistes » anarchistes et ne méritant que le plus parfait mépris. De l’autre, les héritiers du blanquisme, Édouard Vaillant en tête, et les partisans du courant réformiste incarné par Jaurès, optaient pour une sorte d’accommodement, au demeurant impossible, entre la stratégie grève-généraliste et la leur propre, celle de la conquête patiente des pouvoirs publics.
Mis en contexte par Miguel Chueca, les textes réunis dans ce volume permettent de se faire une idée précise de la teneur de ce débat qui, à l’aube d’un siècle dont personne ne prévoyait les ravages, opposa deux conceptions antagoniques du socialisme : l’une par en haut, subordonnée à la stratégie électorale de conquête du pouvoir ; l’autre par en bas, fondée sur l’autonomie ouvrière et portée par la grève générale.
« Quand le peuple ne se laisse pas dériver de sa route par des “directeurs de conscience”, il est rare que son bon sens ne lui suggère la meilleure orientation. » Extraite d’une réponse à une enquête sur la grève générale publiée, en 1904, dans la revue Le Mouvement socialiste, cette entrée en matière d’Émile Pouget résume exactement le point de vue syndicaliste : là où l’ « orientation politicienne » prônée par les « élites socialistes » obscurcit toute perspective auto-émancipatrice, seul le terrain économique permet aux exploités d’acquérir la conviction, lutte après lutte, que la solution de la question sociale passe par « l’expropriation capitaliste ». « Quand la classe ouvrière délaisse l’illusion politique », poursuit Pouget, elle s’en remet – « logiquement et fatalement » – à elle-même et envisage, par elle-même, de se préparer à « l’œuvre libératrice », dont la grève générale, cette idée sans « blason idéologique », constitue le plus sûr levier. Cette autosuffisance ouvrière et ce refus de la médiation politique définissent précisément le cadre du syndicalisme d’action directe.
Dans une perspective similaire, la « Leçon faite par un ouvrier aux docteurs en socialisme », texte paru en 1895 et signé par Henri Girard et Fernand Pelloutier, met en scène une discussion entre ouvriers, « un samedi soir, après la paie ». Admirable de bout en bout, cet exercice de haute volée pédagogique permet de répondre, sous une avenante forme dialoguée, à toutes les objections des opposants à la grève générale et de préciser le rôle, immense, que les syndicalistes accordent aux minorités agissantes. Dans un registre plus classique, un texte d’excellente facture élaboré en 1901 par le Groupe des étudiants socialistes révolutionnaires internationalistes (ESRI), alors d’inspiration anarchiste-communiste, s’intéresse à la genèse de l’idée de grève générale et se penche sur les rejets ou les atermoiements qu’elle suscite dans les différentes composantes du socialisme français de l’époque.
Du camp franchement hostile à la stratégie grève-généraliste, Miguel Chueca a retenu la courte et prétentieuse réponse du député néerlandais Henri Van Kol à l’enquête déjà citée du Mouvement socialiste. La prose de Van Kol n’a, en effet, d’autre fonction que de légitimer la voie parlementaire en mettant en garde la classe ouvrière contre ce « moyen anarchiste […] dangereux, nuisible et impuissant ». Caricaturale et disqualifiante, cette réaction indique pourtant clairement combien les sociaux-démocrates fonctionnarisés furent paniqués par la progression de l’idée indépendantiste au sein du mouvement ouvrier. C’est sans doute cette même inquiétude, mais plus maîtrisée, qui poussa Jaurès, contrairement aux guesdistes, à entrer dans la danse, en s’attaquant de front aux thèses des partisans de la grève générale.
Comme le texte du blanquiste Paul Louis, extrait de L’Avenir du socialisme et également reproduit dans ce volume, « Grève générale et révolution », écrit par Jaurès en 1901, repose sur une volonté de ne pas couper les ponts avec cette partie du mouvement ouvrier de plus en plus méfiante à l’égard du socialisme politique. Plus que de disqualifier les théoriciens de la grève générale, il s’agit, donc, pour Jaurès, de les mettre en porte-à-faux avec leurs partisans. Pour ce faire, il joue habilement sur la corde de la manipulation, en opposant la « ruse » des premiers à la naïveté des seconds. Ce n’est pas tant la grève générale que critique Jaurès – elle peut être réformiste, après tout -–-, mais la grève générale transformée en « artifice » par des syndicalistes d’action directe convaincus de pouvoir « créer par un moyen factice une excitation révolutionnaire que la seule action des souffrances, des misères, des injustices sociales n’aurait pas suffi à produire ».
La réponse à la charge de Jaurès ne se fit pas attendre. Émanant du Comité de la grève générale de la CGT – et selon toute probabilité rédigée par le seul Pouget –, elle occupa, quelques semaines plus tard, la « une » de La Voix du peuple, hebdomadaire de la CGT. Vive, caustique, parfaitement étayée, elle ne se contente pas de réfuter point par point les « arguments spécieux » de Jaurès, elle le renvoie à sa propre « ruse » de politicien professionnel surtout préoccupé de préserver son pré-carré. Sur un plan beaucoup plus théorique – et à la faveur d’une recension d’un livre d’Henriette Roland-Holst, alors social-démocrate –, Édouard Berth reviendra, quatre ans plus tard, dans Le Mouvement socialiste d’août 1905, sur les critiques émises par le « citoyen, ouvrier ciseleur… en phrases » Jaurès à l’endroit des syndicalistes révolutionnaires. Ce texte fort, qui puise à la fois à la meilleure tradition marxiste et proudhonienne, constitue sans doute l’un des plus sûrs plaidoyers qui soit en faveur de l’autonomie ouvrière et de la grève générale – « acte souverainement libre de [la] spontanéité collective ». Pour Berth, ce que le syndicalisme révolutionnaire reproche, avec justesse, au socialisme politique, « c’est de travailler à contresens du mouvement ouvrier […] et [de] substituer aux méthodes de lutte, seules fécondes et seules révolutionnaires, des méthodes de pacification sociale ».
Un point de vue de Hubert Lagardelle, directeur du Mouvement socialiste, et deux contributions de Georges Sorel – l’une de 1898, l’autre de 1906 – complètent ce très pertinent choix de textes. C’est à cette occasion que Sorel proposa sa théorie, souvent mal comprise, de la grève générale comme « mythe social », c’est-à-dire comme moyen « d’agir sur le présent ». Et Sorel précisait : « La grève générale exprime, d’une manière infiniment claire, que le temps des révolutions de politiciens est fini. […] Les partisans de la grève générale entendent faire disparaître tout ce qui avait préoccupé les anciens libéraux : l’éloquence des tribuns, le maniement de l’opinion publique, les combinaisons des partis politiques. Ce serait le monde renversé, mais le socialisme n’a-t-il pas affirmé qu’il entendait créer une société toute nouvelle ? »
Prolongé d’une chronologie précise de ces riches années où prospéra l’idée de grève générale et accompagné d’un glossaire des principaux acteurs de ce débat essentiel, ce livre, en tous points exemplaire, devrait décidément intéresser quiconque croit encore que ce renversement du monde est nécessaire, mais refuse de se laisser déposséder, par avance, du choix des armes. Quant aux « directeurs de conscience » actuels, il suffit de chercher un peu pour les trouver. Ils sont légion.
Freddy GOMEZ