A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Albert Camus et la revue « Témoins »
À contretemps, n° 33, janvier 2009
Article mis en ligne le 25 janvier 2010
dernière modification le 8 décembre 2014

par F.G.

Commençons par une citation : « N’appartenant à aucun parti, et fort peu tenté pour le moment d’entrer dans aucun, il me semble que ce serait donner son sens à notre réunion de ce soir si je parvenais à rendre claires en quelques phrases les raisons qui m’ont conduit à cette tribune. Pour bien situer ces raisons, il faut dire avant toute chose que les événements de Berlin ont suscité dans certains milieux une assez ignoble joie qui ne peut être la nôtre. Au moment où, après deux ans d’agonie, les Rosenberg étaient conduits à la mort, la nouvelle qu’on tirait sur les ouvriers de Berlin-Est, loin de faire oublier le supplice des Rosenberg comme l’a tenté la presse qu’on appelle communément bourgeoise, ajoutait seulement pour nous au malheur obstiné d’un monde où un à un, systématiquement, tous les espoirs sont assassinés. Quand Le Figaro parle avec éloquence du peuple révolutionnaire de Berlin, il nous donnerait à rire si le même jour L’Humanité fustigeant ce qu’elle appelle comme au bon temps “les meneurs” ne nous mettait devant les yeux la tragédie où nous vivons et la double mystification qui prostitue jusqu’à notre langage [1]. »

Chacun reconnaîtra sans difficulté le style comme les préoccupations politiques d’Albert Camus (1913-1960)* [2]. Par contre la revue Témoins, dans laquelle a paru cet article, et les rapports étroits qu’elle entretint avec son auteur sont peu connus non seulement du plus grand nombre, mais même de beaucoup de ceux qui s’intéressent à l’auteur de L’Homme révolté [3]. En effet, peu de gens font référence à cette petite revue suisse francophone dont, pourtant, un critique aussi exigeant que Jean Paulhan signala dans La Nouvelle Revue française qu’elle fut « une belle revue, modeste et hardie » – deux qualités associées qui n’étaient guère répandues dans le champ intellectuel et le sont moins encore aujourd’hui [4]. Dans nombre d’ouvrages qui évoquent la vie et l’œuvre de Camus, il est rare de voir mentionner le nom de Témoins et, quand cela arrive, c’est toujours rapidement et sans en prendre vraiment la mesure. Ainsi la biographie de Camus par Herbert R. Lottman [5], sans doute la meilleure à ce jour, qui compte presque 700 pages, n’en consacre qu’une seule à sa collaboration avec cette revue, et encore Lottman a le mérite de le faire quand beaucoup omettent de seulement mentionner son existence…

Nous voudrions ici même réparer cet oubli en présentant cette revue, son fondateur et ses collaborateurs, avant d’examiner la place qu’y tint Camus, d’abord interlocuteur fraternel, ensuite figure tutélaire trop tôt disparue, témoin d’une fidélité sans faille aux idéaux d’une gauche libertaire réduite à quelques individualités alors que le mensonge et la perversion du langage dominent.



Publiée à partir du printemps 1953 à Zurich par Jean-Paul Samson* [6], la série normale de la revue Témoins compta trente-trois numéros (dont plusieurs doubles) jusqu’en 1963. Parurent ensuite une autobiographie de Jean-Paul Samson, puis, suite à son décès, un numéro d’hommage à son fondateur et un autre servant pour l’édition de son Journal de l’an quarante, en 1967.

L’avertissement du premier numéro posait d’emblée l’objectif qu’elle s’assignait : « Les présents cahiers s’efforceront d’être, à leur humble façon, des témoignages de ce temps-ci et du reste de pensée libre qu’il daigne tolérer encore. » Et concluait ainsi : « Qui sait parmi la foule de tant de décervelés et d’idéologues, si une poignée de témoins n’est pas aujourd’hui, quelque précaires que puissent en être les faibles modalités à nous permises, l’un des seuls moyens de restaurer tant soit peu la réalité de l’homme. »

Si l’on ne peut évidemment pas considérer Témoins comme une revue anarchiste stricto sensu, cette publication éclectique et anticonformiste participait bien d’une démarche et d’un esprit libertaires dans le champ intellectuel. Elle s’entourait de collaborateurs venus de divers horizons du mouvement libertaire au sens le plus large, comme nous allons le voir un peu plus loin. Elle se faisait aussi l’écho des publications libertaires du monde entier. Dès son premier numéro, la revue avait elle-même défini son rapport à l’anarchisme dans une note introductive à un article d’André Prunier (un pseudonyme d’André Prudhommeaux*) intitulé « Libéraux et libertaires » :

« Si donc Témoins reproduit ici […] [cette] étude […] ce n’est pas que la revue entende prendre à son compte la “doctrine” libertaire de notre ami, mais parce qu’en dépit de cette doctrine ladite étude nous a paru mériter d’être lue par un autre public que les seuls adhérents de la pensée libertaire. Non seulement elle met magistralement en lumière la filiation entre l’esprit libéral et la traduction concrète qu’il a trouvée dans “l’anarchisme” bien compris, mais encore elle apporte […] une contribution des plus précieuses à l’indispensable esprit de résistance aux abdications conformistes qui, aujourd’hui, nous guettent tous, dans la non moins indispensable lutte contre l’inhumanité totalitaire. »

Plusieurs revues libertaires ne se trompèrent pas sur cette proche parenté. Ainsi Défense de l’homme, fondée par Louis Lecoin*, ou Arbetaren, le journal de la Sveriges Arbetaren Centralorganisation (SAC), le syndicat anarcho-syndicaliste suédois, qui affirma sous la plume de Helmut Rüdiger que « Témoins constitue sans doute la plus importante tentative entreprise depuis la guerre au service de la pensée libre » [7].

Prenons un numéro de Témoins. L’ours de la revue indique : « Cahiers trimestriels publiés par Jean-Paul Samson » et mentionne les « correspondants » suivants (par ordre alphabétique) : Albert Camus, Daniel Martinet*, Jean-Jacques Morvan, Robert Proix*, André Prudhommeaux*, Jean Rounault, Gilbert Walusinski. Enfin, Robert Proix figure également comme dépositaire de la revue pour la France.

Qui était son fondateur et animateur, Jean-Paul Samson (1894-1964) ? Né à Paris, il fit des études de droit et de philosophie. Membre du groupe des Étudiants socialistes, Samson refusa l’Union sacrée en 1914 à l’encontre de la majorité de la SFIO. Devant être mobilisé en septembre 1917, il gagna la Suisse où il demeura jusqu’à sa mort, vivant, selon Henri Guilbeaux*, « la vie dure et amère de l’exil ». Après avoir admiré le Romain Rolland* d’Au-dessus de la mêlée comme beaucoup d’hommes de sa génération, Samson rompit avec lui quand il refusa d’apporter son soutien à Zensl Mühsam, la compagne de l’écrivain anarchiste allemand Erich Mühsam, réfugiée en URSS où elle fut arrêtée et déportée en 1936 [8]. Dès 1918, Samson collabora à la revue de Maurice Wullens*, Les Humbles, où il tenait une rubrique sur la poésie et donnait des articles sur des sujets littéraires (Proust, le surréalisme) et politiques (le pacifisme, les procès de Moscou). Sa vie durant, il écrivit aussi bien sur les uns que sur les autres, au point que l’écrivain polonais Konstantin Jelenski dit à son propos qu’il démontrait que « la distance entre Proust et Proudhon n’était pas, finalement, infranchissable » [9].

Qui étaient, ensuite, les correspondants de Témoins, en dehors, bien sûr, de Camus lui-même ? Comme on va le voir, l’itinéraire de chacun d’entre eux dessine le paysage intellectuel dans lequel va évoluer la revue.

Jean-Daniel Martinet (1913-1976) était le fils de l’écrivain et poète Marcel Martinet*, l’auteur des Temps maudits et de Culture prolétarienne qui fut toute sa vie fidèle à une certaine idée du syndicalisme révolutionnaire des « temps héroïques » et à son éthique exigeante symbolisées par les personnalités de Fernand Pelloutier et d’Albert Thierry. Médecin de profession, il collabora, comme son père l’avait fait dans l’entre-deux guerres, à la revue syndicaliste de Pierre Monatte*, La Révolution prolétarienne. En compagnie de Camus, il participa aux Groupes de liaison internationale (GLI) en 1949-1950. Il fut aussi l’animateur du Cercle Zimmerwald (décembre 1951-février 1961), en référence à la Conférence socialiste internationale tenue dans cette petite ville suisse en septembre 1915. Comme son nom l’indiquait, ce Cercle voulait revenir à l’esprit internationaliste du mouvement ouvrier qui avait refusé l’Union sacrée durant la Première Guerre mondiale dans le contexte de la « guerre froide » et de l’opposition entre les blocs. Martinet sera également l’un des signataires du fameux « manifeste des 121 » pour le droit à l’insoumission durant la guerre d’Algérie (septembre 1960).

Robert Proix (1895-1978) figure, comme on l’a vu, à la fois comme correspondant et comme dépositaire de la revue. Il occupe donc une place importante dans la vie de la revue. Élevé au Familistère de Jean-Baptiste Godin, à Guise, Robert Proix s’affirma à partir de 1914 comme « anarchiste individualiste » et « syndicaliste révolutionnaire ». Ami de Louis Lecoin et d’André Prudhommeaux, il collabora, notamment durant les années 1930, aux revues de ce dernier, Terre libre et L’Espagne nouvelle, et participa à l’administration de la revue littéraire et politique de Maurice Wullens, Les Humbles. Après la guerre, il collabora durant vingt ans avec Louis Lecoin au Comité pour l’extinction des guerres. D’abord représentant de commerce, il devint correcteur d’imprimerie à partir de 1947.

André Prudhommeaux (1902-1968), dont le nom a déjà été évoqué à deux reprises, était né au Familistère de Guise. Venu de l’ultra-gauche conseilliste, Prudhommeaux participa activement à la campagne en faveur de l’incendiaire du Reichstag, Marinus Van der Lubbe. Il fut l’un des principaux animateurs de la Fédération anarchiste de langue française et s’opposa à la politique de concessions de la direction de la CNT-FAI en Espagne. Réfugié en Suisse, le pays d’origine de sa compagne, à partir de 1939, il revint prendre sa place dans le mouvement anarchiste français après la guerre, participant activement à la rédaction du Libertaire, où il publia l’un des premiers articles – sinon le premier – consacré à Camus dans la presse anarchiste où il est présenté comme un « sympathisant libertaire […] qui connaît fort bien la pensée anarchiste » [10]. Durant les années 1950, Prudhommeaux collaborait à un grand nombre de revues anarchistes en France et à l’étranger, où il tentait d’explorer les voies non-conformistes d’un individualisme révolutionnaire. Il intégra aussi l’équipe de la revue Preuves, éditée par le Congrès pour la liberté de la culture – ce que certains « puristes » au front plat ne manquèrent pas de lui reprocher sans penser à s’interroger sur la cohérence de sa démarche [11].

D’origine roumaine, Jean Rounault (1910-1987), de son vrai nom Rainer Biemel, avait fait ses études en France. Pendant la guerre, après s’être réfugié dans le sud de la France, il était retourné en Roumanie, où il fut arrêté, puis déporté en URSS dans la région du Donbass à partir de 1945. Revenu en France, il donnera un récit de sa déportation dans Mon ami Vassia (1949), qui rencontrera un certain écho dans les milieux révolutionnaires antistaliniens. Rounault sera également en contact avec des personnalités comme Nicolas Lazarévitch*, Pierre Pascal* ou Boris Souvarine*.

Gilbert Walusinski (1915-2006) était professeur de mathématique et militant syndical. Proche de Pierre Monatte*, il collabora à La Révolution prolétarienne et fut aussi de l’aventure des Groupes de liaison internationale. Ami de Camus depuis cette époque, ce dernier lui dédicaça ainsi son exemplaire de L’Homme révolté  : « À Walusinski, cette réponse à quelques-unes de nos questions. » Plus tard, il collabora assidûment à La Quinzaine littéraire de Maurice Nadeau, donnant des chroniques de livres vibrantes de ses préoccupations sociales.

Enfin, Jean-Jacques Morvan (1928-2005) était peintre, sculpteur, graveur et écrivain. C’était le plus jeune des correspondants de la revue, ami de René Char grâce à qui il rencontra Camus qu’il considérait comme « un grand frère » ; J.-J. Morvan fut le maître d’œuvre du dossier « Fidélité à l’Espagne ».

En dehors des « correspondants » de la revue, on peut aussi mentionner les noms de personnalités importantes du mouvement libertaire international qui y contribuèrent, comme Gaston Leval*, Louis Mercier* ou Pierre Monatte. Ouvrons une parenthèse pour signaler qu’un certain Paul Rassinier* y collabora également, non sans être admonesté par Jean-Paul Samson pour les dérapages qui affleuraient dans certains de ses articles. Camus lui-même le tança par ailleurs en ces termes : « L’esprit libertaire ne peut se permettre la plus légère indulgence à l’égard de l’antisémitisme sans se nier lui-même. [12]] »

La revue offrait ses colonnes à des écrivains reconnus, comme Ignazio Silone (dont Samson était le traducteur en français), René Char, Georges Navel*, ou qui l’étaient moins, comme Pierre Boujut*. On note aussi la collaboration de poètes comme Claude Le Maguet* et Gilbert Triollet [13]. On y trouve aussi des textes d’Arthur Koestler, de Manès Sperber, de Julian Gorkin ou d’une personnalité suisse cosmopolite comme Adrien Turel (1890-1957), qui pratiqua la psychanalyse en Allemagne jusqu’en 1933. Témoins publia son témoignage sur les luttes sociales dans l’Allemagne de 1918-1919, « De Spartacus à la Commune de Munich ».



Matériellement, la revue est organisée en trois séquences qui commencent par les articles de fond ou le dossier. Ensuite la rubrique « Témoins intemporels » présente « des pages d’écrivains du passé choisies pour leur rapport avec les temps actuels, soit que de telles pages puissent aider à prendre plus profondément conscience du présent, soit que, par la vertu propre aux heureux âges (révolus) qui ne connurent ni nos démagogies ni nos propagandes, elles nous remettent sous les yeux ce dont nous sommes peut-être les plus déshabitués : le courage d’appeler les choses par leur nom ». Une approche qui, soit dit en passant, ne pouvait qu’être approuvée par Camus lui-même qui écrivait que « l’unique faiblesse des intellectuels responsables [était de] ne pas lutter, sans restrictions, contre l’abus des mots et du pouvoir » [14]. Cette rubrique offre donc une relecture de quelques auteurs classiques, du cardinal de Retz à Charles Baudelaire en passant par Marx, Nietzsche, Saint-Simon, Voltaire et Cervantès. Enfin la revue se termine par un « carnet » composé d’articles courts (principalement des recensions de livres, de pièces de théâtre ou de films), qui se conclut par un panorama des périodiques.

Parmi les dossiers et numéros spéciaux de la revue, citons notamment « Fidélité à l’Espagne » consacré à la révolution espagnole, « Hommage au miracle hongrois » sur la révolte de Budapest en 1956, « Le temps de l’abjection » sur le racisme, « La justice ne change pas de camp » sur la justice militaire. Elle publia aussi des hommages à Fritz Brupbacher, Albert Camus, Pierre Monatte ou Giovanna Berneri, la compagne de l’anarchiste italien Camillo Berneri exécuté par les staliniens, en mai 1937, à Barcelone.

Comme beaucoup de revues, Témoins est avant tout marqué par la personnalité de son fondateur. Socialiste internationaliste ayant refusé la Première Guerre mondiale, Jean-Paul Samson est devenu un humaniste libertaire profondément antidogmatique. En Suisse, qui « incarna pendant longtemps l’image type d’un pays d’asile et d’exil » [15], il croisera nombre d’écrivains, d’intellectuels ou de militants qui s’y sont établis ou y ont trouvé provisoirement refuge, de Romain Rolland et Henri Guilbeaux aux dadaïstes durant la Première Guerre mondiale à l’antifasciste italien Ignazio Silone durant les années 1930 ou à l’anarchiste André Prudhommeaux durant le second conflit mondial. À la fin de sa vie, il y accueillera encore, en 1961, Michel Boujut (né en 1940). Le fils de Pierre Boujut, l’animateur de la revue poétique La Tour de feu, avait en effet déserté, refusant de participer à la guerre d’Algérie [16].

En dehors de sa situation d’exilé francophone en Suisse alémanique, l’autre expérience marquante de Samson est, comme on l’a dit, sa participation assidue durant tout l’entre-deux-guerres à la revue de Maurice Wullens, Les Humbles. Placée sous les auspices d’écrivains tels que Romain Rolland, Marcel Martinet ou Victor Serge et restant toujours dans les marges de la vie littéraire, elle mêlera articles littéraires et politiques sans se préoccuper de la comédie jouée par ceux qu’elle qualifie de gendelettres, suivant une pertinente expression d’époque malheureusement oubliée. Elle préfère accueillir les textes de tous les hérétiques et de tous les anticonformistes que le mouvement ouvrier a pu produire dans une époque où il abdique son autonomie au profit d’un ralliement aux logiques étatiques, qu’elles fussent de types réformiste ou stalinienne.

En 1947, la condamnation par contumace de Jean-Paul Samson par le tribunal militaire de Paris avait été levée et, trois ans plus tard, il pouvait enfin retrouver sa ville natale avec le projet, longtemps caressé, de fonder sa propre revue dont il s’était ouvert auparavant à André Prudhommeaux. À la recherche de collaborateurs, c’est ce dernier qui lui parle de Robert Proix en ces termes : « C’est un ami de vingt ans, et j’ai l’expérience de ses qualités d’homme et de technicien. Je crois qu’il pourrait assumer les fonctions ingrates de secrétaire administratif. [17] » Au cours de ses séjours à Paris, il rencontre notamment François Bondy, Robert Proix, Alfred Rosmer, Boris Souvarine, Daniel Martinet, Ignazio Silone, prend contact avec certaines librairies. Dans son carnet, en date du 7 novembre 1950, on trouve notamment l’adresse d’Albert Camus [18].

Après plusieurs années de préparation, Samson crée enfin Témoins dans un contexte ainsi résumé par Jean-Daniel Martinet :

« [S]a naissance […], au printemps de 1953, survint à une époque où tout espoir raisonnable d’action révolutionnaire nous était durablement refusé : le danger d’une nouvelle guerre mondiale était écarté, par bonheur, mais pas de notre chef ni par des moyens très propres, depuis le coup de frein américain de la guerre de Corée ; l’action syndicale, non négligeable, se bornait à des revendications de style réformiste ; le dégel post-stalinien se faisait à la petite semaine, par bonds en avant et reculs successifs, mais notre influence ne s’y exerçait pas, puisque les nouveaux maîtres de la Russie sont les meneurs du jeu et que les anciens complices du tyran déchirent à belles dents son cadavre ; la décolonisation se déroulait devant nous dans son style propre et selon des aspirations nationales, mais indépendamment de toute influence de la gauche française […] ; une entente, d’abord tacite et ensuite ouverte, existait de fait entre les deux Grands et préparait une nouvelle Sainte-Alliance entre l’URSS et les USA, un mariage de raison entre époux acariâtres, bien différent de l’Internationalisme prolétarien auquel nous avions donné le meilleur de nous-mêmes. [19] »



Voilà l’époque où naît la revue à laquelle Camus offre d’emblée sa collaboration et où il donne, selon Roger Quilliot, « la plupart de ses textes politiques » [20]. Pourquoi cette revue ?

La participation de Camus procède sans doute d’un aboutissement dans son évolution depuis la Libération. Très marqué par la rapide liquéfaction des idéaux de la Résistance et le retour à la normale d’une vie politique marquée, d’une part, par le jeu parlementaire des vieux partis et la domination d’un PCF stalinien sur la gauche française, d’autre part, Camus participe en 1949 aux Groupes de liaison internationale. Ceux-ci regroupent des hommes et des femmes « venus de divers horizons de la gauche non conformiste et de plusieurs nations » où « le seul ciment » était, selon Martinet, « la personnalité d’Albert Camus » [21]. Deux ans plus tard, les polémiques et les calomnies provoquées par la publication de L’Homme révolté (1951) amènent Camus à souligner publiquement sa proximité avec une gauche minoritaire, tout à la fois anticonformiste, antistalinienne et libertaire, dans sa belle préface au livre d’Alfred Rosmer, Moscou sous Lénine. Il y reconnaît sa dette envers ces hommes et ces femmes, son appartenance à cette culture politique et sa volonté de participer à son renouveau : « Parmi tant de guides qui s’offrent généreusement, je préfère choisir ceux qui, comme Rosmer […], ne songent pas à s’offrir, qui ne volent pas au secours du succès, et qui, refusant à la fois le déshonneur et la désertion, ont préservé pendant des années dans la lutte de tous les jours, la chance d’une renaissance. […] Ce que ceux-là […] ont maintenu, nous en vivons encore aujourd’hui. S’ils ne l’avaient pas maintenu, nous ne vivrions de rien. [22] »

Lorsque Samson envisage la création d’une revue, Camus ne peut qu’être intéressé par l’aventure dans la mesure où non seulement il va y retrouver des personnalités qu’il connaît déjà et a pu apprécier peu de temps auparavant, mais aussi parce que le projet de Samson est celui d’une vraie revue, et non une publication partisane stricto sensu. Antidogmatique et ouverte à la discussion entre ses participants et avec ses lecteurs, elle autorise les discussions fraternelles sans les excommunications, les mensonges et la mauvaise foi des milieux intellectuels parisiens qu’a connus Camus, tout particulièrement lors de la polémique autour de L’Homme révolté. Revue francophone publiée en Suisse, elle peut donc avoir séduit un Camus désabusé par un certain microcosme parisien –ou germanopratin, si l’on préfère. Dès 1947, il écrivait à René Char : « je suis fatigué de Paris et de la pègre qu’on y rencontre » ; et quatre ans plus tard : « Paris. La vulgarité de ses intelligences, toutes ces lâches complaisances me donnent la nausée » [23].

Dès lors, Camus va participer à plusieurs réunions des collaborateurs parisiens de la revue, chez lui, rue Madame, ou au domicile de la correctrice Rirette Maîtrejean, ancienne compagne de Victor Serge et responsable de l’hebdomadaire l’anarchie avant 1914. « Fait significatif, écrit Lottman, Camus autorisait ses amis de Témoins à utiliser son nom d’une manière que bien des directeurs de périodiques, en France et ailleurs, auraient pu envier. [24] » Il essaye aussi de faire connaître Témoins autour de lui. Ainsi Roger Quilliot rapporte que c’est Camus qui lui fit découvrir la revue en l’incitant à s’abonner.

Son premier article est publié au printemps 1954. C’est celui que nous avons cité en exergue. Sous le beau titre de « Calendrier de la liberté », il reprenait, en deux parties sous-tendues par la même indignation, la commémoration du soulèvement populaire du 19 juillet 1936 contre le coup d’État fasciste en Espagne et la révolte ouvrière du 17 juin 1953 à Berlin-Est. C’est donc l’Espagne et les diverses révoltes et insurrections dans les pays de l’Est qui vont susciter, dans Témoins, le plus grand nombre de prises de position de la part de Camus. Ajoutons qu’on a sans doute du mal à mesurer aujourd’hui l’audace d’un tel rapprochement alors que le PC était hégémonique dans la gauche française et s’honorait encore du « beau nom de stalinien », suivant les mots mêmes de son numéro deux, Jacques Duclos, et que le plus célèbre de ses compagnons de route jugeait, avec un grand sens de la nuance, que « tout anticommuniste était un chien ». Et cette juxtaposition rattache aussi Camus à la culture libertaire. En effet, dénoncer en même temps les crimes fascistes et staliniens, tout comme ceux de la bourgeoisie et du colonialisme, relève d’une constante dans les milieux libertaires, ce qui les a le plus souvent préservés de l’hémiplégie morale dont la quasi-totalité des courants de gauche ont souffert à partir de 1917. Rappelons, par exemple, pour l’avant-guerre, le texte de Voline sur Le Fascisme rouge (1934) [25] et, pour l’après-guerre, la brochure La Bulgarie : nouvelle Espagne, publiée, en 1948, par une Commission d’aide aux antifascistes de Bulgarie pour dénoncer la répression du mouvement anarchiste par le gouvernement de cette « démocratie populaire ».

Évidemment cette comparaison sera reprise au moment de l’insurrection hongroise, Camus disant, tout comme André Prudhommeaux, que « ce que fut l’Espagne pour nous, il y a vingt ans, la Hongrie le sera aujourd’hui » [26]. Notons aussi que Paul Barton et Louis Mercier, tous deux collaborateurs de Preuves et de La Révolution prolétarienne, envisagèrent alors de créer un mouvement du nom de « Budapest-Barcelone » qui se proposait, avec l’aide d’Albert Camus, de « dénoncer les méthodes totalitaires à l’Est comme l’Ouest » [27].

Sur l’Espagne même, lors du vingtième anniversaire de 1936, Camus réaffirme dans sa préface au numéro « Fidélité à l’Espagne » qu’on ne trouvera ici « que des hommes qui n’ont jamais cessé de donner tort à Franco, qui ont refusé de donner raison à Hitler, fût-ce pendant un an, et qui ont déboulonné Staline bien avant que ses complices aient songé à prendre une clé anglaise. Ceux-là ne se prosterneront pas devant l’histoire, n’y verront jamais que le lieu où l’on entre les armes à la main, le temps où la liberté doit à la fois se défendre et s’édifier, le destin qui doit être transformé toujours et jamais subi » [28].

Camus participe aussi au numéro de Témoins – n° 14, automne 1956 –, « Un hommage au miracle hongrois », en répondant à un appel des écrivains hongrois. Il y invite leurs confrères occidentaux à interpeller les Nations unies, soulignant là encore « la faillite dramatique des mouvements et des idéaux traditionnels de la gauche » [29]. L’année suivante, la revue publiera aussi des extraits de son discours de la salle Wagram en faveur des insurgés hongrois : « La terreur n’évolue pas, sinon vers le pire, l’échafaud ne se libéralise pas, la potence n’est pas tolérante. Nulle part au monde on n’a pu voir un parti ou un homme disposant du pouvoir absolu ne pas en user absolument. [30] »

Le second thème d’intervention de Camus dans Témoins concerne les intellectuels dits progressistes de la gauche française qui, après la mort de Staline, observaient l’évolution du bloc de l’Est avec prudence et, tout en condamnant à demi-mot les aspects les plus contestables du système soviétique, n’en conservaient pas moins une certaine sympathie pour l’URSS et les « démocraties populaires ». Au printemps 1955, Témoins avait reproduit sous le titre, « Le refus de la haine », la préface de Camus au livre de Konrad Bieber, L’Allemagne vue par les écrivains de la Résistance française, une thèse sur la littérature française de la Résistance. Esprit ayant rendu compte du livre sans même en mentionner le préfacier, Témoins s’en étonna. Jean-Marie Domenach, le rédacteur en chef d’Esprit, écrivit longuement à Témoins en reconnaissant que cette omission était volontaire : il reprochait à Camus de poursuivre une querelle personnelle avec Sartre, l’accusant d’avoir appelé « “résistants” et “collaborateurs” d’aujourd’hui ou de demain ceux qu’il lui plaît d’appeler ainsi » [31]. Dans une longue lettre à Jean-Paul Samson, Camus s’expliqua sur le fait que « cette contestation entre la gauche libre et la gauche progressiste est le problème essentiel de notre mouvement » et posait le problème de son refus de la politique des intellectuels progressistes comme de celle des intellectuels de la collaboration :

« Je reconnais qu’il était brutal de dire que, comme les intellectuels de droite, par fureur de réalisme et d’efficacité, ont vidé de son contenu leur nationalisme, les intellectuels progressistes risquent aussi, du même mouvement, de trahir leur propre socialisme et que, dans les deux cas, fascinés par la force d’une nation étrangère qui prétend réaliser leur idéal, nos intellectuels sont tentés de montrer à cette nation des complaisances incessantes. Cela était brutal, mais on ne peut jeter l’alarme à voix feutrée. [32] »

En dehors de ses propres écrits, Camus participe aussi à la revue en y proposant des textes ou en collaborant à la mise au point de tel ou tel dossier. Ainsi, on sait qu’il apporta son aide à Jean-Jacques Morvan pour le dossier « Fidélité à l’Espagne » ou qu’il proposa la publication de la fameuse lettre de Simone Weil à Georges Bernanos sur la guerre d’Espagne – Témoins, n° 7, automne 1954 –, qui n’alla pas sans provoquer de nombreuses réactions. Camus y répondit en soulignant qu’il était « bon que la violence révolutionnaire, inévitable, se sépare parfois de la hideuse bonne conscience où elle est désormais installée » [33].

Dans la revue, Camus est non seulement présent comme correspondant et par les textes qu’il y donne, mais aussi par l’attention que la revue porte à ses livres. Tous les livres de Camus parus à l’époque sont recensés par Jean-Paul Samson. Dans un compte rendu d’Actuelles II, ce dernier considère Camus comme « celui qui de plus en plus s’affirme comme le seul grand écrivain vivant de langue française qui ne démérite pas des quelques valeurs auxquelles il vaille la peine de lier le destin de l’homme » [34]. Par là même, Samson dit bien la nature de son accord avec Camus comme écrivain mais aussi comme défenseur de quelques causes justes délaissées par les puissants de tous bords. Il n’est sans doute pas exagéré de dire qu’il est, justement parmi les vivants, la figure tutélaire de la revue ; les autres, décédés, étant entre autres, Marcel Martinet et Victor Serge. Dans ses articles, Samson réussit le difficile exercice de rendre compte des livres de Camus en manifestant une grande compréhension de son œuvre sans jamais cacher son admiration, mais sans pour autant tomber dans la moindre forme de complaisance. Ainsi, par exemple, rendant compte de L’Été, il livre des interrogations qui portent loin :

« Combien de têtes livresques n’avaient-elles pas accueilli d’une affligeante incompréhension les pages déjà dédiées par Camus, dans L’Homme révolté, à l’esprit de mesure, à l’âme méditerranéenne ? Parce qu’un Maurras, un Barrès aussi, en un sens, ont eux-mêmes livresquement, et par nationalisme, fait jadis l’apologie que l’on sait de la tradition gréco-latine, devra-t-on pour autant être taxé de réactionnaire, dès que, comme Camus (ou comme Simone Weil), l’on oppose à la barbarie de notre âge l’irremplaçable exemple des civilisations dont le miracle grec demeure le prototype ? [35] »

La proximité de Témoins avec Camus ne va pas cesser avec la mort de ce dernier. En mai 1960, elle lui consacre un émouvant numéro qui s’ouvre par une belle lettre de René Char à Jean-Paul Samson – « L’éternité à Lourmarin » – et livre quelques souvenirs de ses proches à la revue, comme Robert Proix, Daniel Martinet ou Jean-Jacques Morvan, avant de se conclure sur un non moins beau texte de Jean-Paul Samson, « Une sagesse à hauteur d’homme ».

Quelques mois plus tard, elle lui consacre un autre numéro intitulé « Présence de Camus » introduit par ces mots : « En ce premier trimestre de 1961 si tristement marqué par le premier anniversaire de l’imbécile accident qui nous a ravi, en la personne d’Albert Camus, l’irremplaçable compagnon dont chaque jour nous fait davantage éprouver le manque, Témoins, a-t-on pensé, ne pouvait mieux, précisément, témoigner de sa fidélité au grand disparu qu’en réunissant ici même les trois plus importants des textes qu’il avait fait à cette revue l’honneur et l’amitié de lui confier. [36] »

Et durant l’été 1962, c’est encore Jean-Paul Samson qui ouvre la revue avec un article intitulé « Impardonnable Camus », en réponse à une « ordure » de Robert Kanters dans L’Express qui fit écrire à René Char : « Quand on sait pourquoi cette meute française, qui s’enflamme pour des ouvrages de sots, s’acharne contre Camus-et-son-œuvre, on ne s’interroge pas plus avant, et on tourne son dégoût, on vire à l’opposé de cette espèce de pétainisme inverti, perverti, qui est le lot d’intellectuels d’aujourd’hui fardés au progressisme. [37] »



Pourquoi s’attarder aujourd’hui sur cette revue méconnue et oubliée ainsi que sur la contribution qu’y apporta Camus ? D’abord pour rétablir des faits occultés ou sous-estimés, et cela n’est pas sans quelque importance si l’on veut mieux comprendre et évaluer les écrits de Camus. Chacun sait que l’œuvre des grands écrivains est toujours un enjeu de mémoire. Si l’on quitte un instant le domaine français, ou francophone, pour s’intéresser à un contemporain de Camus comme George Orwell, dont la réception nous semble rencontrer le même type de problèmes, on peut juger des contresens, intentionnels ou involontaires, des abus d’interprétation et des mensonges purs et simples dont un écrivain peut être accablé de son vivant, et surtout post mortem, pour être rendu acceptable – j’allai dire « digérable » – par la société dominante. La moindre des choses est donc de rétablir les faits, d’attirer l’attention sur des épisodes oubliés, d’éclairer des personnages souvent abusivement jugés comme mineurs et expédiés sans plus d’égard alors que leur proximité intellectuelle et politique avec tel ou tel « grand auteur » éclairerait d’autant mieux non seulement le contexte de l’époque, mais aussi les idées dudit auteur.

Il y a une autre bonne raison de s’intéresser à Témoins dont Camus fut, comme je l’ai dit, une figure tutélaire. En effet, cette revue et quelques-uns de ses participants dessinent une culture politique libertaire spécifique qui pourrait avoir encore des choses à nous dire. Témoins paraît en effet dans une période de recul général du mouvement libertaire, qui connaît ses plus basses eaux, au point que tel ou tel auteur bien intentionné le considère comme une pure et simple survivance historique sans aucun avenir. Dans ce contexte particulièrement défavorable, Témoins a tenté de s’ancrer dans son temps en se confrontant à l’expérience d’un demi-siècle de fer et de sang marquée par deux guerres mondiales et le dévoiement des idéaux révolutionnaires en leur exact contraire. Témoins se caractérise donc par son antitotalitarisme, mais celui-ci n’est pas le prétexte à un reniement ou à une acceptation de la marche du monde comme il va. Au contraire, la revue s’efforce par là même de penser les évolutions du monde pour mieux témoigner de son refus de l’accepter. Or, depuis trente ans, le paysage intellectuel – ou ce qui en tient lieu – est marqué par les palinodies en tout genre de renégats passés du col Mao au Rotary Club avec comme seule justification leur découverte tardive et limitée du « Goulag ». A contrario, Camus, comme Témoins, ancre, par-delà les consternantes gesticulations médiatiques de la foire sur la place intellectuelle d’hier et d’aujourd’hui, une fidélité à un combat et à des idéaux sur lesquels on ne devrait pas se lasser d’insister pour ne pas désespérer tout à fait de penser à contre-époque.

Témoins esquisse aussi une culture à contre-courant de celle de la majorité de la gauche qui, bien souvent, ne fait qu’accompagner, voire précéder, les évolutions les plus contestables des sociétés contemporaines, en particulier avec le culte d’un progrès sans le peuple et d’un prétendu progressisme qui confond le sens de l’histoire avec la génuflexion devant la raison du plus fort – hier le socialisme réalisé en URSS, aujourd’hui la soumission intangible aux prétendus lois du marché. Non, décidément, si Camus et Témoins n’avaient pas maintenu ces exigences, ces interrogations, ces refus, en un mot cette fidélité, aujourd’hui « nous ne vivrions de rien »…

Charles JACQUIER


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