■ Éric AUNOBLE
LE COMMUNISME, TOUT DE SUITE !
Le mouvement des communes en Ukraine soviétique (1919-1920)
Paris, Les nuits rouges, 2008, 288 p.
En phase avec toute l’historiographie libertaire sur la révolution russe, René Berthier affirmait, dans un ouvrage récent, que, contrairement aux anarchistes, les bolcheviks n’avaient jamais tenté d’encourager la collectivisation des terres [1]. C’est la thèse exactement opposée que défend Éric Aunoble dans cette étude sur le mouvement des communes en Ukraine soviétique, fruit d’un patient travail de recherche universitaire s’appuyant sur la consultation d’archives inédites : les bolcheviks, nous dit-il, exprimèrent une vraie radicalité dans ce domaine, alors que les socialistes-révolutionnaires (SR) et les anarchistes s’en tinrent à des positions fort modérées. Et Aunoble d’ajouter que les quelques communes revendiquées par la Makhnovchtchina furent finalement peu de chose comparées au nombre de collectivités impulsées par les bolcheviks.
Indépendamment de la thèse – surprenante – qui la sous-tend, l’étude d’Aunoble a pour principal mérite de se pencher – et de nous instruire – sur un phénomène généralement ignoré par les chercheurs occidentaux ou de l’ex-URSS travaillant sur le sujet. Il concerne pourtant, pour la seule Ukraine, des milliers de paysans ayant édifié quelque trois cents communes. Aunoble n’a donc pas tort de souligner que le « métier d’historien » conduit souvent « à sous-estimer la capacité innovatrice des utopies produites dans les périodes révolutionnaires ». Pour lui, les communes d’Ukraine – ces « laboratoires de la société soviétique en construction » – constituent « le témoignage le plus achevé de la créativité révolutionnaire » de l’époque.
Porté par les paysans pauvres, ce « monde des plébéiens en révolte », le mouvement des communes ne peut se comprendre, nous dit Aunoble, qu’en travaillant sur son propre discours, sur les mots de son quotidien. C’est donc à partir d’une lecture patiente et attentive des comptes rendus sténographiques de leurs assemblées générales et de leur correspondance avec l’administration soviétique que l’historien a tenté de dresser ce tableau de l’univers communard, circonscrit à un périmètre clairement délimité : le district d’Izioum, situé dans la région de Kharkov [2], qui offrit l’étonnante particularité de regrouper, au printemps 1919, 15 % du total des communes ukrainiennes – soit trente-deux – alors que le district ne représentait que 1,4 % de sa population.
Fondées en pleine guerre civile – la première d’entre elles date de février 1919 –, ces communes agricoles marchent d’un même pas que le tout nouveau pouvoir soviétique, établi un mois plus tôt dans la région. Elles ne lui survivront pas. Six mois après la proclamation, à Kharkov, de la République socialiste d’Ukraine, les troupes de Denikine reprennent la région, en juin 1919, et organisent la traque aux communistes. Dissoutes, les communes n’auront vécu que le temps d’un possible espoir. Lorsque les bolcheviks reprendront le pouvoir aux Blancs, en décembre 1919, le contexte, comme on le verra, ne sera plus du tout le même.
La commune : allers et retours d’une idée qui vient de loin
La structure particulière que représenta la communauté rurale russe pré-soviétique – l’obchtchina ou mir – fascina à l’extrême les théoriciens sociaux du XIXe siècle. Bakounine y vit l’expression d’une négation de la propriété, Herzen y décela une forme de « communisme embryonnaire » et Marx, quoique assez tardivement, lui attribua un rôle de première importance dans un futur processus révolutionnaire [3]. Toujours est-il qu’Aunoble précise que, malgré cette séculaire tradition, l’idée de commune proprement dite demeure plus occidentale que slave. Directement héritée du fouriérisme et du saint-simonisme, elle fleurit, en effet, au milieu du XIXe siècle, dans nombre d’écrits de théoriciens sociaux occidentaux, avant d’être reprise et popularisée, en Russie, par l’intelligentsia. Cet enthousiasme eut pour effet de susciter la création de quelques « communes » étudiantes, qui serviront également de « bases logistiques » à divers groupes nihilistes [4].
Les populistes russes accordaient, comme on le sait, une place privilégiée à la commune paysanne. Pourtant, nous dit Aunoble, ils vont s’éloigner progressivement de ce socialisme communautaire pour inventer une sorte d’« individualisme pragmatique ». En entendant par socialisation le « simple partage des terres » et non leur « exploitation collective », ils finiront par favoriser la propriété privée au détriment de la propriété collective. De la même façon, poursuit Aunoble, ces populistes, de plus en plus modérés, en arriveront à ne plus remettre en cause la fondamentale inégalité des rapports sociaux au sein des villages. Au point qu’en ce début d’année 1919 où pointe le mouvement des communes d’Ukraine, les SR de gauche – héritiers directs des populistes – auront, nous dit-il, définitivement abandonné les initiales prétentions collectivistes de leurs ancêtres pour prôner que « tout le revenu de la terre reste dans la poche » des paysans [5].
L’engouement de l’intelligentsia pour le radicalisme collectiviste n’étant plus ce qu’il était et les populistes, on l’a vu, ayant mis beaucoup d’eau dans leur vodka, c’est finalement dans les courants anarchistes que le terme de commune – kommouna – se popularise, au début du XXe siècle et dans la foulée des événements de 1905. Notamment sous l’influence de Kropotkine, pour qui « la commune de demain ne saurait admettre de supérieur ; au-dessus d’elle, il ne peut y avoir que la fédération, librement consentie par elle-même, avec d’autres communes » [6]. Ainsi, le mot commune, nous dit Aunoble, passe dans le vocabulaire anarchiste russe, avec son dérivé communiste, de sorte que l’expression anarkhist-kommounist finit par s’imposer tant chez les partisans que chez les détracteurs des idées libertaires. Les bolcheviks, quant à eux, ne sont pas encore communistes.
Il faudra attendre le printemps 1917 pour que Lénine propose, dans ses Thèses d’avril, de réfléchir à l’édification d’un État-commune – dont la Commune de Paris n’aurait été que la préfiguration – et de changer la dénomination de Parti social-démocrate en Parti communiste – initiative qui deviendra effective en mars 1918. Le mot commune devient alors synonyme de soviet et la « famille de mots est reconstituée : commune, communiste, communisme…, soudée par le sens et les assonances ». Néanmoins, à en juger par le propre Lénine, la connotation du terme demeure encore largement libertaire puisqu’il prévient ses propres camarades du risque de confusion entre bolcheviks et anarchistes-communistes que contiendrait cette nouvelle appellation [7]. Son avantage, précise Aunoble, tient au fait que cette appropriation du vocabulaire anarchisant offrait un « gage de radicalisme » à des bolcheviks désireux de rompre avec « la compromission sociale-démocrate ».
Après Octobre 1917, l’usage des mots commune et communiste se renforce. Désignant une circonscription administrative – Petrograd devient ainsi la Commune laborieuse de Petrograd, membre de l’Union des communes de la région Nord –, le concept de « commune » n’a pourtant rien à voir, pour l’heure, avec une quelconque approche collectiviste du travail et de l’existence, notamment dans les campagnes. Du moins officiellement [8]. Chantres du prolétariat et de la modernisation industrielle, les bolcheviks – pour qui la population des campagnes devait rester au service d’une classe ouvrière seule porteuse d’un projet historique global – n’ont, en réalité, manifesté d’intérêt pour les communes rurales que tardivement – et timidement. Il faut dire qu’ils partaient de loin au vu de la perception fortement caricaturale qu’ils avaient de la paysannerie [9].
Les bolcheviks dépassent les anarchistes sur leur gauche…
Malgré une aide spéciale de 10 millions de roubles débloquée, en juillet 1918, pour la création de communes, la méfiance politique vis-à-vis de cette forme d’organisation sociale reste de mise jusqu’au début de l’année 1919, date à laquelle, par un de ces retournements de tendance dont ils ont le secret, les bolcheviks font de la kommouna un des axes principaux de leur propagande, au point de détenir bientôt le quasi-monopole de la rhétorique communarde [10]. C’est ainsi que diverses publications à destination des campagnes ukrainiennes incitent les paysans à l’exploitation collective des terres [11] et que le nouveau programme du PCR(b), adopté en mars 1919, fait de la commune la nouvelle forme universelle d’organisation de la vie sociale.
Pour expliquer ce revirement, Aunoble souligne – avec pertinence, nous semble-t-il – l’influence que les thèses de Nikitch Tkatchev [12] ont exercée sur Lénine. Par ailleurs, il indique qu’en réinvestissant le champ propagandiste communard abandonné par les anarchistes, les bolcheviks les auraient dépassés sur leur gauche. Et Aunoble d’étayer son argumentation en citant diverses résolutions adoptées lors de deux congrès anarchistes réunis au début de l’année 1919 [13] pour en arriver à la conclusion que les anarchistes, désireux de ne pas forcer les mentalités paysannes, auraient nettement freiné le développement des communes. Il ajoute même que les positions de la Makhnovchtchina sur les communes différaient peu de celles, fort modérées comme on l’a vu, des SR de gauche.
Ainsi, sans être – et de loin – à l’origine de la propagande collectiviste, les bolcheviks auraient su opportunément la greffer sur leur discours en profitant des atermoiements des populistes et des anarchistes. Ce faisant, le bolchevisme aurait donc été le seul mouvement à s’engager résolument dans l’expérience communarde [14]. En conclusion de son audacieuse démonstration, Aunoble persiste : si, en encourageant la création de communes, les bolcheviks n’ont fait, comme il le pense, qu’appliquer le programme anarchiste, la condamnation ultérieure des communes bolcheviques par les anarchistes ne serait donc, de leur part, qu’une manifestation d’autocritique. Reste à savoir de quoi l’on parle exactement et ce que furent ces communes, du double point de vue de la propagande et de la réalité.
Le communisme en marche
Le discours propagandiste bolchevik sur les communes s’affiche dans de nombreuses publications expédiées de Kharkov à l’administration provinciale. La création de communes – structures profondément égalitaires, précise la propagande – vise à émanciper les paysans des anciennes règles d’exploitation, à leur permettre d’échapper à la misère et à éradiquer toute velléité de retour à la propriété privée. Pour convaincre le paysan – être fondamentalement arriéré, rappelons-le, dans l’imaginaire bolchevik –, plusieurs procédés de dissimulation sont employés. On occultera, par exemple, le caractère révolutionnaire du changement proposé. On insistera sur le fait que la famille patriarcale ne saurait être bouleversée. On jouera la carte du religieux en invoquant une supposée convergence entre idéal chrétien et idéal communiste [15].
Qui sont donc ces communards répondant aux appels de la propagande bolchevique ? L’étude quantitative minutieusement menée par Aunoble permet d’en esquisser un tableau précis, d’où il ressort que la plupart sont des paysans très pauvres, dépossédés de tout, souvent illettrés, qui constitueraient, aux dires de l’auteur, l’avant-garde d’un prolétariat rural acquis à l’idée qu’il est partie intégrante de la classe devant diriger la révolution – le prolétariat – et bien décidé à se faire entendre, dans les campagnes, à travers la constitution de communes [16]. Mais hormis leur adhésion à l’utopie communiste, cette revanche des morts-la-faim, une telle forme d’organisation sociale leur offre l’avantage de pouvoir, enfin, disposer collectivement du fruit de leur labeur. Partant du principe que « tout appartient à tous » et que « personne ne peut désigner une chose comme la sienne », la commune est d’abord cet espace où le travail est effectivement organisé en commun et selon les forces de chacun.
Pour ce qui est du fonctionnement interne de ces entités, Aunoble en fait une variante de « démocratisme assez libertaire ». S’il est statutairement prévu, par exemple, que des assemblées générales doivent s’y tenir au moins deux fois par an, celles-ci, qui peuvent être convoquées à la demande d’un cinquième des membres de la commune, y sont généralement beaucoup plus fréquentes. L’auteur reconnaît, cependant, que la participation aux assemblées laisse parfois à désirer. Quant au droit de vote – « véritable test, écrit-il justement, de la démocratie communarde » –, il note qu’il ne s’applique pas toujours aux femmes, aux personnes âgées et aux adolescents. Dans certaines communes, il est même réservé aux seuls chefs de famille. Le principe de la rotation des tâches est généralement respecté, même si les lettrés finissent, naturellement, par assumer simultanément diverses responsabilités, au risque de développer une tendance à la professionnalisation. Il reste, précise Aunoble, que ces élus demeurent sous le contrôle direct des communards.
Malgré leurs limites, l’auteur persiste à penser que ces communes ont permis à « la paysannerie, du moins une fraction d’entre elle, [d’apparaître] là où on ne l’attendait pas, comme une force de transformation sociale et radicale, s’attaquant aux piliers de la société que sont la propriété et la famille ». Concernant la place des femmes – et malgré les preuves apportées par l’auteur sur l’indéniable bouleversement dans le domaine des mœurs et la remise en cause des relations de domination liées au genre qu’ont favorisé ces communes –, il nous faut bien constater que ce « mouvement réel sans précédent » vers la libération humaine ne réalisa pas toutes ses espérances. Il n’empêcha pas, en tout cas, le maintien des femmes dans un état d’infériorisation, qui continua généralement de les assigner aux tâches ménagères, les priva souvent du droit de vote et les empêcha régulièrement d’exercer des responsabilités. Toutes choses qu’Aunoble ne nie pas, d’ailleurs, même s’il maintient que, dans l’ensemble, ce mouvement des communes s’inscrivait dans une perspective égalitaire tendant à la « dissolution du patriarcat ».
Pourtant, cette – relative – remise en cause de la famille traditionnelle et cette pratique de l’égalité entre hommes et femmes marqueraient, pour Aunoble, une des différences fondamentales entre ce type de commune et l’obchtchina [17], l’autre différence tenant au caractère collectif de la mise en valeur des terres [18].
Mouvement communiste ou utopie de commissaires ?
À lire l’idyllique description que donne Aunoble de cette utopie en actes, on se demande bien pourquoi l’historiographie libertaire a constamment décrié ce mouvement, depuis Voline – qui, retraçant l’épopée de Makhno, opposa ces « communes artificielles, dites “exemplaires”, montées très maladroitement par les autorités communistes » à celles « créées librement par un élan spontané des paysans » de Gouliaï-Polié [19] – jusqu’à Berthier.
Pour Aunoble, cette lecture – de même que l’accusation de commissarocratie portée à l’égard de ces communes – procède d’une vision purement manichéenne des choses. Ce qui est concevable, mais mérite d’être démontré. Or, sur ce point, le raisonnement d’Aunoble semble parfois hésitant, pour ne pas dire contradictoire. Par exemple, si l’attachement quasi « fusionnel » de ces communards au communisme et au Parti bolchevik semble, en effet, faire peu de doute, il n’explique pas pourquoi l’adhésion à ce type de commune faisait obligation aux postulants – en plus d’être sobres et consciencieux – d’avoir « le point de vue d’un communiste ou d’un sympathisant » et d’adhérer « à l’une des organisations communistes » existantes. L’auteur a beau affirmer que ces conditions – relevant de l’« exigence morale » – émanaient des communards eux-mêmes, il n’en demeure pas moins qu’elles peuvent tout aussi bien être perçues comme résultant de directives venues d’ailleurs, et plus précisément « d’en haut ».
De la même façon, les appellations données aux communes par leurs membres – ou par leurs inspirateurs – confirment l’inscription de ces entités dans un cadre référentiel exclusif : Karl Marx, Lénine, Trotski, Rakovski, Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht, Octobre, International, Drapeau rouge, Victoire sur le Capital – qui devient, sous la plume malencontreuse d’un secrétaire peu avisé, Victoire du Capital … –, Kronstadt ou Commune de Paris. D’autres appellations – Evangélique, Rayon de lumière, etc. – s’inspirent directement -– mais de manière très exceptionnelle, il est vrai – de la foi religieuse.
Quant à la critique anarchiste selon laquelle les instances du Parti auraient exercé un contrôle systématique sur ces communes, Aunoble l’écarte assez maladroitement, allant même jusqu’à prétendre, contre toute vraisemblance, qu’elles avaient été créées en dehors de tout patronage politique. Affirmation d’autant plus curieuse qu’elle est contredite, quelques pages plus loin, quand l’auteur nous informe que toute création de commune devait être entérinée par l’appareil du Parti, même lorsqu’elle émanait d’une décision prise en réunion de cellule, ce qui, soit dit en passant, constituait déjà une belle entorse au principe d’autonomie. De surcroît, la procédure d’enregistrement des communes relevait entièrement des canaux bureaucratiques du système bolchevik [20]. Par ailleurs, les statuts – modèles – de chaque commune indiquaient bien que « l’assemblée générale et le conseil communal dirig[aient] toutes les affaires », dont « l’élection des membres du conseil », mais Aunoble précise que celle-ci devait être confirmée par le district. Enfin, pour être validé, tout procès-verbal d’assemblée générale devait être contresigné par le soviet du village. Quant à la Section foncière, elle conservait le pouvoir de couper les vivres à telle ou telle commune qui ne rendrait pas compte de ses activités aux autorités [21]. Ce dirigisme de l’appareil bolchevik, Aunoble est bien obligé de le reconnaître, ne serait-ce qu’au détour d’un euphémisme. C’est ainsi qu’il écrit : « On ne constate pas de tendance à la décentralisation »… Ce qui, suavement dit, n’en demeure pas moins contrariant quand on a tant vanté l’ « autonomie » de ces communes.
On peut sans doute se prévaloir, comme le fait l’auteur, de l’extrême variété des situations ayant présidé à la constitution de ces communes pour éviter toute généralisation quant à leur degré de dépendance [22], mais il semble hasardeux de s’en tenir aux grandes lignes de l’argumentaire bolchevik de l’époque pour attester de l’aspect essentiellement spontané de cette expérience communautaire. Quant à conclure que celle-ci n’eut rien à voir avec la collectivisation stalinienne de 1930 – « dont on connaît le caractère obligatoire et terroriste », précise Aunoble –, on le conçoit d’autant plus aisément que personne de sensé n’a jamais établi la comparaison. De là à penser que celle de 1919 était exempte de toute prétention du pouvoir bolchevik à contrôler les campagnes d’Ukraine, il y a un pas que l’historien lui-même ne se résout pas tout à fait à franchir, même si, là encore, il procède par euphémisme. « En somme, écrit-il, s’il est absurde de nier l’existence d’enjeux de pouvoir dans la formation des communes, c’est qu’il n’est guère d’action humaine où ceux-ci n’interviennent pas. » Soit. On peut donc en conclure qu’il y en eut. Et des sévères.
De l’hostilité des paysans au retrait des bolcheviks
Cette expérience, on l’a vu, n’a duré que le temps d’une fin d’hiver et d’un grand printemps, six mois en tout et pour tout. Passée sous le contrôle des Blancs à partir de juin 1919, la région de Kharkov est reprise par les Rouges en décembre. Sur les soixante-dix-neuf communes recensées avant l’arrivée des Blancs, deux seules subsistent au retour des Rouges. Mais, au-delà de cette saignée imputable à la terreur blanche [23], les bolcheviks revenus au pouvoir constatent que l’animosité des paysans contre les communes est générale. Dès lors, le mouvement des communes, progressivement lâché par ses initiateurs, est condamné à disparaître.
Pour Aunoble, cette hostilité paysanne à l’égard des communes explique, en grande partie, leur échec. Elle se manifeste dès leur constitution [24], s’accroît au fil du temps et s’exprime sans réserves avec l’arrivée des Blancs. Sans la collaboration efficace des paysans, insiste même l’auteur, la chasse aux communistes entreprise par les hommes de Denikine n’eût certainement pas connu la même ampleur. C’est en devenant « une affaire de village entre gens se connaissant trop bien » que la terreur, s’appuyant sur la rancune et la véhémence des paysans à l’égard des communards, a pu donner tous ses effets. Au point qu’Aunoble – qui note, au passage, que la haine anti-communarde n’était pas l’apanage des seuls Blancs [25] – considère plus opportun de parler de contre-révolutions locales plutôt que d’une contre-révolution.
Reste que ce ressentiment manifeste – et apparemment généralisé – des villageois contre les communes ne saurait se satisfaire complètement d’explications sommaires et vaguement idéologiques sur le degré « d’inculture politique » et l’« esprit de guerre civile » animant des paysans jaloux et sous influence de la propagande blanche [26]. Si l’auteur y cède parfois, elles ne font pas, reconnaissons-le, l’essentiel de son analyse. Car la vraie raison de cet antagonisme, nous dit-il, se situe dans le problème des terres – et plus précisément de leur répartition. C’est elle qui instille le venin et suscite les haines. Ainsi, Aunoble souligne que le partage des terres, favorisé par la révolution d’Octobre et chaudement accueilli par les paysans, a surtout concerné les plus pauvres d’entre eux, indiquant, à titre d’exemple, que chaque foyer intégrant une commune disposait, en moyenne, de dix fois plus de terres que la moyenne régionale. Ce qui, somme toute, pouvait effectivement attiser les convoitises [27].
Il existe, sans doute, une autre explication à la colère ressentie par les villageois contre ces communards. C’est celle qu’avancent conjointement Skirda et Berthier. Le premier s’applique à comprendre les motivations de cette paysannerie « désireuse de partager [les grands domaines fonciers expropriés] afin d’accroître ses lots exigus de terre » et se heurtant à ces communards que les bolcheviks encouragent « à confisquer [leurs] biens et [leurs] produits » [28]. Quant au second, il confirme : ces communes, nous dit-il, prêtaient « leur concours aux services de ravitaillement pour obliger les paysans à livrer leurs excédents de céréales » [29]. Dommage qu’Aunoble ne retienne pas cette explication – radicalement contraire à sa thèse, il est vrai –, car, placée sous un tel éclairage, l’hostilité villageoise à l’égard des communes devient tout à coup plus compréhensible.
« N’ét[ant] pas de nature à rassembler toute une population autour d’un consensus minimum pour avancer vers une société nouvelle » et s’opposant radicalement aux traditions paysannes, le mouvement des communes, nous dit Aunoble, ne pouvait qu’échouer. C’est aux mêmes conclusions que parvinrent les bolcheviks, en décembre 1919, quand, soucieux de désamorcer le mécontentement paysan, ils décidèrent de le caresser dans le sens du poil [30], en procédant à une totale inversion de leur ligne. Ainsi, soudainement réceptifs au sort des paysans initialement lésés par la redistribution des terres, la nouvelle loi foncière prescrit d’en réévaluer le partage en « supprim[ant] le plus grand nombre possible d’exploitations soviétiques ». En clair, on assiste au rétablissement de la communauté villageoise traditionnelle au détriment des communes.
Avec ce rééquilibrage, nous dit Aunoble, « la révolution sociale est sacrifiée sur l’autel du politique ». Progressivement remplacées par les sovkhozes, unités économiques entièrement dépendantes de l’État, les communes vont décliner jusqu’à disparaître et, avec elles, toute perspective « d’égalitarisme radical et de démocratie directe ».
Retour sur la Makhnovchtchina
Comme on l’a vu, cette étude tend à relativiser la portée révolutionnaire du mouvement makhnoviste. « À l’encontre d’une idée reçue, prévient Aunoble, Makhno n’a pas encouragé la création de communes agricoles. » Sans remettre en cause son influence dans la création de communes, il insiste sur leur très faible nombre – « deux ou trois » sur un territoire de 70 000 km2 » – chiffre qu’il compare aux « trente-deux collectifs » mis en place, « dans un district de 1500 km2 », par les communards d’Izioum.
Outre que ces chiffres, très minorés, ne concordent pas avec ceux avancés par d’autres historiens de la Makhnovchtchina – dont Skirda –, ils ont pour effet de justifier, spectaculairement, l’assertion, plusieurs fois répétée par Aunoble, selon laquelle les makhnovistes n’auraient fait montre d’ « aucun radicalisme dans le domaine agraire ». Davantage encore : s’étant ralliés aux positions modérées des SR, ils auraient, en un sens, préfiguré le retournement de tendance opéré par les bolcheviks, en décembre 1919, c’est-à-dire leur abandon de toute perspective révolutionnaire.
Quelque peu systématique, cette volonté de dénigrer le mouvement makhnoviste pourra, avouons-le, irriter le lecteur tout juste préoccupé de savoir de quoi l’on parle. Car, là encore, et au-delà des sympathies, c’est bien la seule question qui compte. Or, il est abusif, nous semble-t-il, pour ne pas dire davantage, de comparer deux types de communes aussi diamétralement opposées que celles – soviétiques – qui ont la faveur d’Aunoble, mais dont on peut douter de la réelle autonomie, et celles – libres et sans parti – que prétendit promouvoir la Makhnovchtchina. Si Makhno et les siens condamnèrent les premières, ce n’est pas par une soudaine prédisposition au modérantisme, mais parce qu’elles leur apparaissaient comme l’exact opposé de celles qu’ils soutenaient et qui devaient, pensaient-ils, dessiner les contours d’une société émancipée de toute tutelle venant d’en haut.
Quant à l’historiographie libertaire – qui, certes, procéda, comme c’était son rôle, à cette « relecture anarchiste de la révolution russe » dont semble se gausser Aunoble, elle eut, malgré ses manques et ses faiblesses, le mérite de ne pas confondre une commune soviétisée et une commune libre. Car, en janvier 1919, les bolcheviks n’ont pas simplement récupéré tel quel, comme le prétend l’auteur, le programme collectiviste des anarchistes, ils y ont ajouté leurs propres ingrédients – logique bureaucratique, dirigisme, manipulation politique –, profondément contraires aux idéaux libertaires. Le dire, ce n’est pas sombrer dans une quelconque apologétique makhnoviste, dont l’historiographie libertaire n’est pas toujours exempte, mais c’est s’en tenir simplement à des catégories précises.
S’interrogeant en fin d’ouvrage sur un possible héritage de cette expérience ukrainienne, Aunoble croit en trouver une trace – « assurément (…) remarquable », dit-il – dans le « bref été » espagnol de 1936. Il y voit des similitudes de situations – guerre civile, fuite des gros propriétaires, avancée des troupes révolutionnaires –, mais aussi de fortes dissemblances. L’une d’entre elles tient au fait que le processus de collectivisation, en Espagne, a permis, contrairement à l’expérience ukrainienne, de maintenir, à l’intérieur des villages, une cohabitation entre une majorité de collectivistes et une minorité de partisans d’un simple partage des terres. En revanche, reprenant à son compte les thèses de Carlos Semprun-Maura sur le conservatisme des collectivistes espagnols en matière de structure familiale, Aunoble en déduit que, dans ce domaine, les communes d’Ukraine sont allées beaucoup plus loin que celles d’Espagne, avant de conclure que le collectivisme ibère avait plus à voir avec une « obchtchina autogérée par les chefs de famille » qu’avec la « kommouna des gueux ». Ce qui est un point de vue… En revanche, le rapprochement – feutré mais réel – qu’il semble opérer entre des dirigeants de la CNT-FAI soucieux, dès octobre 1936, de freiner le mouvement autogestionnaire et les chefs bolcheviks réduisant à néant le communisme ukrainien, relève d’une tendance, déjà soulignée, à tout confondre.
Il n’en résulte pas moins que, malgré ses limites, la lecture de cette étude méthodiquement documentée est assurément profitable à qui s’intéresse à la révolution russe. Et d’abord parce qu’elle tire de l’oubli dont l’histoire l’avait recouvert un épisode très révélateur de la charge utopique que porta le bolchevisme des origines. À lire Aunoble, on comprend, en effet, que ce qui devint une machine à broyer fut aussi une usine à rêves. Celui des communards d’Izioum se brisa sur les hauts murs de la realpolitik, celle qui choisira toujours le pouvoir contre la révolution, mais il eut le mérite d’exister. Pour le reste, les questions qu’il soulève demeurent, y compris celle de son utilisation par qui ne rêvait pas.
Sarah GRUSZKA