Il est difficile – ou vain –, on l’admet, d’écrire sur une pièce qui n’est plus à l’affiche, mais, hormis le fait qu’il n’était pas pensable de n’en point parler dans ce numéro consacré à Robin, rien ne dit qu’en des temps de hasard, la vaillante compagnie de la Balancelle ne la sortira pas de nouveau de ses valises. Si, d’aventure, l’occasion se présentait, il faudra y aller. On ne sera pas déçu. C’est une promesse.
Prenons donc cette brève chronique comme l’évocation à la Perec d’un souvenir datant de décembre 2006 et ayant pour décor le bel « Espace Louise Michel », situé dans la parisienne rue des Cascades. Là, quelques jours durant, Nicolas Mourer, comédien inspiré, restitua avec talent l’univers étrange d’Armand Robin, mis en scène par Monique Surel-Tupin et sonorisé par Isabelle Surel.
Je me souviens, donc, d’un comédien vêtu de noir arpentant, entre diverses rangées de spectateurs, une « non- scène » de théâtre faite de papiers éparpillés, d’une chaise et de trois valises. Je me souviens de son jeu, entre retenue et véhémence. Je me souviens de sa gestuelle, précise et maîtrisée. Je me souviens de ses déplacements, entre glissements et saccades. Je me souviens de sa voix justement posée sur un texte éblouissant d’intelligence. Je me souviens d’une présence, en somme, irradiant du bonheur d’être Robin, le temps d’un songe, le temps d’une représentation.
L’aventure n’allait pas sans risques. Elle était même parsemée d’écueils, tant est complexe, multiple et fascinante la figure de Robin. D’en surligner l’un des aspects au détriment des autres, de s’en tenir à la théâtralisation de ses excentricités supposées, de donner fausse cohérence à son œuvre éparse et désordonnée, d’en faire matière à récital, c’était risquer de passer à côté de l’essentiel de cette existence de travailleur forcené et anonyme du Verbe.
Ces risques, Monique Surel-Tupin, qui a écrit la pièce, les évite haut la main. Son texte, parsemé d’extraits de l’œuvre éclatée de Robin, s’attache à explorer les diverses facettes d’une « non-vie » faite de toutes les vies et, plus encore, à suivre le fil rouge de l’infinie quête poétique à laquelle, de « non-traductions » en écoutes radiophoniques, se livra ce contempteur de la « fausse parole ». Il en ressort un portrait kaléidoscopique d’une évidente richesse et d’une belle humanité, où Robin, « poète sans œuvre, aboli dans la poésie, se suicidant chant par chant », incarne, de cri en cri, une résistance solitaire de tous les instants aux forces du néant. Car si Robin vient de la solitude, il ne la quitte jamais, s’y accrochant résolument pour ne pas sombrer dans les machines à décerveler de la propagande aux mille visages.
Cette irréductible solitude, essentielle donnée du parcours singulier de Robin, Monique Surel-Tupin la rend infiniment visible par l’entremise du monologue. Le comédien, tour à tour narrateur extérieur et incarnation du poète, s’en fait le réceptacle, portant sur ses épaules tout le poids de la difficulté de ne compter que sur soi-même, y compris contre soi-même ou contre les illusions de l’ego. Le reste est affaire de talent. Nicolas Mourer n’en manque pas, on l’a déjà dit.
Je me souviens encore d’un condensé d’émotion quand, un peu plus d’une heure après le début de la représentation, le comédien referme les trois valises vidées de l’existence de Robin avant de les recouvrir d’un châle noir et d’une écharpe rouge. Je me souviens enfin de cette chute en forme d’oraison funèbre emprunté à Xavier Grall, poète breton d’une insoumission sans frontière. Je me souviens de ses mots de feu faisant braise au fond de l’âme :
Robin des nuits, Robin des bois et des rivières
Je clamerai ta rime aux éoliennes
Et le vent de la mer dira aux hommes et aux pôles
« En France, c’est sûr, on aime les poètes… qu’assassinés. »
Je me souviens d’un silence, de la lumière revenant et des applaudissements d’un public conquis. C’était en 2006, un dimanche de décembre, entre Belleville et Ménilmontant, dans ce quartier de Paris où rôde encore, même très estompé, le souvenir d’une Commune qui y leva, pour l’honneur, sa dernière barricade. L’allusion n’est pas sans fondement quand on sait que Monique Surel-Tupin, spécialiste du théâtre social de la Belle Époque [1] et animatrice de La Balancelle [2], a également monté La Commune de Nouméah, de Georges Cavalier, dit « Pipe en bois », et Le Coq rouge, de Louise Michel.
Depuis sa création, Je viens de la solitude a été donnée sur quelques planches de province – essentiellement bretonnes –, recevant partout bon accueil. Reste à souhaiter que, dans un proche avenir, la pièce soit de nouveau montée en quelque espace de ce Paris de toutes les colères, que Robin explora de long en large. En solitaire indésirable.
Monica GRUSZKA