A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Armand Robin au « Libertaire »
À contretemps, n° 30, avril 2008
Article mis en ligne le 25 janvier 2009
dernière modification le 20 mars 2015

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« Les anarchistes ne peuvent être “contre”, ils sont forcément en dehors. Être “contre” serait encore donner au mal un appui, lui prêter une force qu’il n’a pas.Le mal jamais n’a de puissance si nous ne lui en prêtons pas. »

Armand Robin


En cet an I d’une Libération qui vit accéder aux postes de commande les porte-voix patentés d’une Résistance victorieuse, la patrie reconnaissante communiait, souriante, sous les plis du drapeau tricolore. Prise entre le marteau stalinien et l’enclume gaulliste, l’époque se voulait rassembleuse et conquérante. En chantre de l’épuration littéraire, Aragon présidait aux destinées d’un Comité national des écrivains, sans l’aval duquel les portes des rédactions et des éditeurs demeuraient hermétiquement closes. Sans doute par bravade, mais aussi par souci de laver la poésie du déshonneur que lui faisaient subir ses nouveaux maîtres, Armand Robin demanda à figurer au nombre des « indésirables », ce qu’on ne lui refusa pas.

C’est en ces temps patriotiques que Robin fut tenté par la marge et qu’à ce titre, il compta, on ne sait trop comment, parmi ces visiteurs du soir qui, attirés par l’anarchie, poussèrent la porte du 145, quai de Valmy. Dans ce local étriqué du Paris populaire jouxtant le canal Saint-Martin, quelques militants singuliers s’activaient à faire revivre leur titre historique, Le Libertaire. Les 6 et 7 octobre, des Assises du mouvement, réunies salle des Sociétés savantes, avaient lancé, non sans mal, les bases d’une Fédération anarchiste, qui vit le jour deux mois plus tard, le 2 décembre 1945. Au « quai », on reçut Robin comme un frère en dissidence. Il n’en demandait pas davantage. Dans la foulée, il adhéra à la Fédération anarchiste.

Quelque vingt ans plus tard, évoquant cette époque, Maurice Joyeux se souvient de l’ambiance qui régnait au « quai » : « La discussion se poursuivait, passionnée. Au fond de la pièce, autour du poêle, deux hommes silencieux écoutaient. Ce serait de grands poètes et nous ne le savions pas. L’un venait d’être embauché pour faire le grouillot au Libertaire, il s’appelait Brassens. L’autre, maigre, voûté, le teint blanchi par les nuits de veille à écouter les radios étrangères, appartenait au même groupe libertaire que Brassens. Il s’appelait Armand Robin. » [1] De son côté, Georges Brassens, qui parle de Robin comme d’un « anarchiste conséquent », évoque ainsi sa figure : « Je l’ai connu en 1945 au groupe du quinzième, affilié à la Fédération anarchiste du quai de Valmy. Il était, disons, président de ce groupe. On se réunissait une fois par semaine. On traitait des problèmes sociaux, mais souvent aussi de livres, de peinture. Comme il avait des accointances avec le milieu littéraire, il invitait des auteurs. Je me rappelle qu’André Breton vint nous faire une causerie… » [2]

Comme Brassens – qui y signa sous divers pseudonymes [3] –, Robin trouva, dans Le Libertaire de ces années d’après-guerre, des colonnes accueillantes. Reparu sans autorisation préalable en 1945 comme « organe intérieur du mouvement libertaire », Le Libertaire ne sera légalisé qu’en mars 1946, date à laquelle il retrouve une périodicité hebdomadaire [4]. À la surprise de ses rédacteurs, sa diffusion, très largement au-dessus de son étiage d’avant-guerre, atteint bientôt les 55 000 exemplaires et place rapidement Le Libertaire dans le peloton de tête des hebdomadaires français. Deux ans durant, le journal de la Fédération anarchiste connaîtra son heure de gloire. De bonne facture, il se révèle attrayant, combatif et très proche des préoccupations de l’époque. Malgré une érosion de son lectorat – qui se stabilisera autour de 20 000 en 1947 –, le journal connaît une forte explosion de ses ventes à l’occasion de grands conflits sociaux, comme la grève de Renault de 1947, où sa diffusion sera portée à 100 000 exemplaires.

Ce n’est donc pas dans une feuille de faible impact que Robin va publier ses articles, mais dans un hebdomadaire bien distribué et soucieux de déborder le cadre étroit de la sphère militante. Son premier article important – « La radio internationale et le silence totalitaire » – date du 19 avril 1946. Robin y aborde une thématique dont il est le grand spécialiste : le rôle de la propagande radiophonique dans l’appauvrissement général de l’esprit critique. Il y constate un progressif alignement du « bloc anglo-saxon » sur le « bloc soviétique » dans les méthodes de manipulation de masse. « Il s’agit dans les deux cas, écrit-il, d’une radio massive, compacte, impénétrable, d’une radio en laquelle aucune authentique parole n’a de chance de pénétrer. » Plus inquiétant, cette « “potemkinisation” des esprits » répond, selon lui, au besoin de servitude volontaire d’individus désireux de « s’étourdir » de mots creux et de fausses évidences pour s’alléger du poids de leur fatigue. En appelant les « hommes libres » à résister de toutes leurs forces à cette néantisation programmée des esprits, Robin veut croire que « le silence le plus totalitaire peut être vaincu ». En cela, il inscrit son analyse dans cette dialectique si particulière de l’anarchisme, où l’examen lucide du réel n’entame jamais la perspective volontariste de son possible renversement.

Entre 1945 et 1948, Robin donne une vingtaine d’articles au Libertaire [5]. S’il y aborde diverses thématiques et divers genres – pamphlet, essai, critique littéraire, poésie, traduction –, son domaine de prédilection demeure la dénonciation – violente – de l’emprise de la propagande soviétique sur les consciences. D’article en article, il dresse, en effet, un véritable réquisitoire contre l’URSS – l’ « empire des bourgeois sauvages » – et ses « évangélistes du rien » chargés d’en répandre la « fausse parole » sur les ondes internationales du néant. Très au fait de leurs méthodes, Robin les dénonce sans faillir au nom d’une nécessaire révolution, « faite du refus de toute domination sur d’autres hommes ». Pour lui, « seuls les révolutionnaires sont fondés à condamner le stalinisme » et ce, au nom de l’idée même qu’ils se font de la révolution, idée qu’il convient de revendiquer en lui restituant sa dimension émancipatrice. Car Robin, très proche d’Orwell sur ce point, éprouve une authentique révolte de poète contre la profonde dénaturation que l’idéologie marxiste-léniniste a fait subir au langage. En pervertissant le sens même des mots, en les vidant de leur vérité première, elle a ouvert les vannes à un « non-langage » – la novlangue d’Orwell – où la parole n’a plus qu’une seule fonction : « corriger l’humanité de son indésirable propension à constater que ce qui existe existe » [6]. Désormais « ce qui existe » est l’exact contraire de ce qui est : le « socialisme » en lieu et place de la surexploitation des travailleurs, la « révolution » en lieu et place de la pire oppression qui soit, l’ « avenir radieux » en lieu et place de la plongée dans les ténèbres. Au vu de ce désastre, Robin n’envisage d’autre tâche plus urgente que celle de remettre le langage sur ses pieds en décodant, signe à signe, ce lexique du mensonge généralisé. Les colonnes du Libertaire lui offriront la possibilité d’entamer, sur ce point, une précieuse réflexion, qu’il prolongera – et développera – par la suite dans celles de Combat  [7] et qui aboutira à la publication de son chef-d’œuvre : La Fausse Parole.

L’autre thème qui domine, et de loin, la production de Robin dans Le Libertaire, c’est la lutte ouverte – et sans quartier – qu’il y mène contre le Comité national des écrivains (CNE). Initiée de manière indirecte, à l’été 1946, dans un article consacré à Paul Eluard [8] – dont Robin rappelle l’appartenance à ce « syndicat de littérateurs bourgeois et de geôliers de l’esprit » que représente, à ses yeux, le CNE –, l’offensive contre cette institution devient frontale, à l’automne, quand, calomnieusement mis en cause dans les Lettres françaises, Robin réplique de manière particulièrement cinglante à son anonyme procureur. « Le lecteur normalement intelligent, c’est-à-dire non stalinien, indique Robin, aura remarqué que le plumitif malencontreux des Lettres françaises ne me nomme nulle part. Suis-je donc tellement dangereux pour l’entreprise stalinienne d’asservissement des travailleurs que même me nommer serait périlleux ? J’en serais fort encouragé. » [9] Le reste est à l’avenant. Maniant tour à tour la colère et l’humour, Robin pulvérise les perfidies colportées sur son compte par les « bourgeois aragonisés ». Au fait des tiraillements qui divisent l’inquisitrice assemblée, il persifle : « L’Humanité paraîtrait un beau matin avec cette manchette : “M. Jean Paulhan a emporté la Tour Eiffel !”, il ne servirait à rien que tous les Parisiens fassent remarquer que la Tour Eiffel est toujours là ; c’est la Tour Eiffel qui aurait tort de n’être pas dans le bras de Jean Paulhan. » Deux mois plus tard, en janvier 1947, Robin reprend la plume pour saluer la décision de Paulhan de se démarquer « complètement » du « lamentablement célèbre » CNE. « Il faut rendre à cet homme cette justice, écrit-il, qu’il ne soutint cette entreprise que pendant l’Occupation, en un moment où il y avait du courage à le faire. » [10] Mais, au-delà de l’hommage à Paulhan, Robin tient à rappeler, en ces heures où le CNE n’est plus que l’ombre de lui-même, ce qui fonda sa propre démarche d’opposant déterminé aux directeurs de conscience de l’époque. L’écrivain, précise-t-il, doit s’imposer, en toute circonstance, un devoir sacré de solitude. Adhérer, même petitement, à une entreprise de contrôle de la pensée, c’est se nier en tant qu’écrivain, c’est devenir le porte-parole du Pouvoir. « La littérature de résistance, écrit-il, vaut très exactement ce que vaut la littérature de collaboration, toutes deux étant au service d’oppresseurs détestables. […] Ce qui est infiniment triste dans cette sombre histoire, c’est que bien des écrivains que nous aimons (et que je continue à aimer malgré tout) s’y sont compromis ; je pense ici, avec une amertume extrême, à un véritable poète comme Eluard, à un véritable esprit libre comme Paulhan. Ce qui est infiniment triste dans cette affaire, c’est que des réfractaires à toute dictature, que des résistants sincères aient été salis par cette “littérature” que nous renonçons à injurier simplement parce que, contre elle, aucune injure ne serait assez forte. » [11]

Déserté de ses principales figures, le CNE vivotera quelque dix ans de plus à l’ombre stalinienne du PCF. Sans masque, il n’inspirera plus la crainte, mais le ridicule. Robin, le dernier « indésirable » de sa liste noire, sera de nouveau admis à écrire dans la NNRF et dans Combat. Sa Fausse Parole sera même éditée par une maison d’édition fondée dans la nuit noire de l’Occupation et qui fut longtemps considérée comme une tribune officielle des écrivains de la Résistance, les Éditions de Minuit. Juste retour des choses pour ce Robin de toutes les incartades qui ne trempa sa plume dans le rouge que pour dénoncer les tueurs.

Ce relatif retour en grâce, mais aussi sa totale immersion dans son épuisant travail d’écoute, distendront ses liens avec Le Libertaire. Il n’y collaborera plus que par amitié. L’anarchie, en revanche, continuera, comme voilure, à le maintenir réceptif à toutes les figures de la domination et à le tenir éloigné de tout ralliement à l’une ou à l’autre d’entre elles. Dans un texte sur l’anarchisme demeuré malheureusement inédit et probablement inachevé, Robin écrira : « Les anarchistes estiment que, dans l’ensemble, ce qu’on appelle “le monde occidental” n’a pas qualité pour livrer combat contre les assassins des âmes ; il ne songe pas à envisager les thérapeutiques mentales et morales indispensables et ne comprend pas de quelle sorte de lutte il est question. » [12]

Aujourd’hui, les « assassins des âmes » et le « monde occidental » ont fini par s’entendre. Dans un univers dévasté.

Gilles FORTIN


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