■ António José FORTE
UN COUTEAU ENTRE LES DENTS
Dessins d’Aldina
Traduction et présentations : Alfredo Fernandes et Guy Girard
Paris, Ab irato, 2007, édition bilingue, 240 p.
Il disait : « La révolution est un moment, le révolutionnaire tous les moments. Il est évident que ce révolutionnaire ne peut être que le poète. Parce que le poète, étant un visionnaire, est aussi une vision : tous peuvent voir à travers lui. Voir avec un regard critique, voir librement – en fin de compte l’unique manière de voir. » Ce « il », poète et révolutionnaire portugais qui a nom António José Forte (1937-1988), enflamme les pages d’un livre fort beau qui recueille, pour la première fois en langue française, partie de son œuvre. C’est à Alfredo Fernandes et Guy Girard, proches l’un et l’autre du groupe de Paris du mouvement surréaliste, qu’on doit cette remarquable initiative.
À l’orée des années 1960, António José Forte fréquente un « café singulier » – le café Gelo, place du Rossio à Lisbonne – où se réunit un « groupe iconoclaste et libertaire » se nourrissant de littérature, d’art, de politique et d’amour fou. « C’était la poésie parlée, dira-t-il plus tard (…), une camaraderie, une amitié s’éprouvant par l’exercice de la critique de l’obscurantisme et créant un style de vie à l’encontre d’un moment mortifère ». Ce moment, c’est la dictature d’António de Oliveira Salazar et sa censure « pidesque » (de PIDE, sa sinistre police politique). « Pendant que la mort allait et venait sur la place du Rossio », en ce temps où « le silence agressait et tuait », le café Gelo offre un territoire de suprême liberté où se réunissent, autour de Mário Cesariny, initiateur en 1947 du Groupe surréaliste de Lisbonne, quelques jeunes gens « venant chacun on ne sait d’où », mais tous porteurs d’un incommensurable désir de poésie faite « par tous » et « contre tous ». Là, dans les brumes de fumée, les senteurs de café et les vapeurs d’alcool, c’est l’histoire qui se fait, dans ses marges, en renouant avec le souvenir ému du Régicide, celui qui, en 1908, coûta la vie aux Bragance et ouvrit la voie à la République. Ses auteurs, Alfredo Costa et Manuel Bruiça, anarchistes notoires et obstinés – « justiciers révolutionnaires », disait Forte –, fréquentaient eux aussi le café Gelo. En d’autres temps, il est vrai, ces temps désormais fort lointains où la révolution tenait lieu de programme aux exploités.
Ainsi nourri de surréalisme – cet « éblouissement » –, António José Forte – qui bon gré mal gré est aussi membre, mais pour peu de temps, du Parti communiste portugais –, assiste, en ces naissantes années 1960, aux premiers symptômes de la crise de la dictature. Il y contribue tant qu’il peut, mais sans jamais lâcher la proie pour l’ombre. Combattre « la mort aux trois visages » (dieu, la patrie et la famille) en « ce lieu même où, sous les lits de l’amour, les gros rats de la peur ont établi leur quartier général » exige un surcroît de révolte qu’aucune perspective démocratique ne saurait combler. C’est en se consumant à d’autres feux – la poésie et la révolution – que la liberté s’emballe, hantée du « chant de la vieille taupe » et cherchant la « constellation toujours dite de l’âge d’or ».
Dans ces années-là, le poète se fait bibliothécaire itinérant pour le compte de la Fondation Gulbenkian et sillonne le pays du Nord au Sud pour prêter des livres à des populations abruties de travail et sevrées de national-catholicisme. De ces déplacements, Forte gardera le souvenir d’individus enchanteurs – et probablement enchantés – attendant « l’homme aux livres » sur le bord d’une route caillouteuse, de vivants disposés à braver les interdits religieux pour le seul bonheur – irréfrénable– de lire, d’enfants frénétiques bondissant devant les tables d’exposition où gisent leurs trésors. « C’était comme ça », écrira-t-il, « j’ai beaucoup appris et j’ai empli mes yeux et ma tête d’images inoubliables ».
En 1966, c’est une autre expérience que connaît Forte, celle de l’exil, celle de la solitude donc, celle de la surexploitation aussi. Ses pas le mènent, en effet, à Bruxelles, où il devient un immigré, ce prolétaire d’une nature particulière que se disputent les rapaces du profit et qui crève de mal-être dans l’indifférence autochtone. Immigré conscient, cependant, ce qui change tout. Bruxelles, c’est aussi, pour Forte, le lieu de la découverte. D’un côté, les brûlots de l’Internationale situationniste, dont il se nourrit avidement ; de l’autre, le mouvement provo, qu’il va voir de près chez ses voisins d’Amsterdam. De ce temps, prolongé par un exil parisien, naîtra, en son for intérieur, le désir de fondre surréalisme et pensée situationniste dans une totalité où poésie et critique radicale seraient deux pôles évidemment complémentaires. De retour au Portugal, sa redécouverte sensible de l’anarchisme procédera du même mouvement. Il n’en démordra plus. « Encore un effort, anarchistes, si vous voulez être libertaires », s’exclamera-t-il le 29 avril 1986 dans une adresse aux anarchistes, et, de fait, il n’avait pas tort de traquer la « liberté couleur d’homme » jusque dans les plis du drapeau noir.
Lire Forte, c’est saisir ce que la parole poétique peut avoir d’incandescence. Sa force réside dans le souffle épique, cette montée du profond et de l’obscur, qui s’accorde du mot simple pour déchirer la laideur des jours et clamer la « possibilité de l’absolu ». Cette parole a ses exigences, qu’il énonce ainsi : « Envers l’amour une attitude passionnée, envers l’amitié une attitude intransigeante, envers la Révolution une attitude pessimiste, envers la société une attitude menaçante. » Il s’y tiendra jusqu’à la fin.
« La place du Rossio est toujours celle des adieux à la vie », écrivit un autre poète surréaliste portugais, António Maria Lisboa. Aujourd’hui, le café Gelo n’y est plus qu’un souvenir. Restent les « larmes de la mémoire », la nôtre, que ce grand livre, magnifiquement illustré par Aldina – qui fut la compagne de Forte –, nous restitue pleinement.
José FERGO