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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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De la coutume ouvrière à l’autonomie de classe :
l’effort syndicaliste
À contretemps, n° 29, janvier 2008
Article mis en ligne le 28 octobre 2008
dernière modification le 2 décembre 2014

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Maxime Leroy (1873-1957) est une figure atypique de ce qu’il est convenu d’appeler le « socialisme des juristes ».

Il n’est pas un de ces avocats opportunistes qui, avant de devenir des professionnels de la politique, ont su se faire un nom dans les prétoires en assurant, comme Alexandre Millerand ou René Viviani, la défense de grévistes ou de militants ouvriers au cours de procès parfois retentissants. Ou qui ont su plus discrètement, à l’image de Pierre Laval, tirer grand profit de leurs relations avec le mouvement syndical qu’ils ont été amenés à conseiller sur le plan juridique, en droit civil et pénal, avant la Première Guerre mondiale. Leroy n’est pas non plus un de ces théoriciens du droit, universitaires socialistes ou socialisants, qui cherchent à réformer le droit bourgeois au nom de la justice sociale. Il refusera les charges et les honneurs. Il ne suivra pas ces grandes carrières dont les juristes socialistes semblent pourtant avoir eu le secret. Juge de paix à trente-cinq ans, c’est-à-dire à l’âge minimum légal – ce qui témoigne d’un choix réfléchi et suppose de bonnes relations avec le ministère de la Justice –, Leroy le restera volontairement pendant trente-six ans, en banlieue parisienne puis à Paris. Un poste de juge de paix n’étant pas trop prenant, ce n’est certainement pas son activité principale, même s’il y voit probablement un lieu privilégié pour l’observation sociale. De fait, Leroy est d’abord, et peut-être surtout, un homme de lettre indépendant. Un « écrivain social », ainsi qu’il se décrit lui-même dans la préface de La Coutume ouvrière (p. 12).

Dans les débats juridiques de l’époque, Leroy se distingue par ses prises de position. Pour lui, les déviations du droit que condamne d’emblée la majorité des juristes ne relèvent pas de l’arbitraire quand elles atteignent un certain degré de régularité et d’universalité. Elles seraient, au contraire, l’indice d’une nécessité qu’il convient d’expliquer si on veut mieux comprendre les évolutions de la vie sociale, au lieu de prétendre la soumettre à une législation qui ne lui convient plus ; mais, détournant de cette vérité, un vent de « folie législative » [1] – « Le droit, c’est la loi ; il n’y a de droit que par la loi » – soufflerait sur le monde juridique et politique, y compris sur le mouvement socialiste. Leroy, quant à lui, se représente le droit ancré dans le social : « Le droit perd, lorsqu’il est confronté avec les faits, le caractère abstrait que la théorie aime à lui imposer. Il apparaît alors comme un riche et mobile système de coutumes dont le caractère obligatoire vient, non pas de l’autorité publique, mais de la nécessité où se trouvent les hommes de vivre en commun […]. On ne voit pas le droit, ensemble de coutumes, se superposer à la société, à l’organisation de la société : il est la société elle-même. Il n’y a pas le droit d’une part, et puis la société » (p. 28). De là, l’intérêt qu’il porte à la coutume ouvrière : « Au droit on donne communément pour sources et pour éléments les lois et décrets, la jurisprudence et la coutume judiciaire. Nous proposons de compléter cette liste par certaines pratiques sociales, notamment les statuts des organisations ouvrières, l’ensemble des règles écrites ou verbales qui réglementent la vie, la sociabilité prolétariennes » (p. 25).



Leroy ne cache pas que ses sympathies vont au syndicalisme d’action directe et à ce « régime d’égalité et de liberté, basé sur le travail, que les syndicats préparent patiemment depuis la scission qui s’est produite entre producteurs et bénéficiaires de la production » (p. 7). Sympathies plus conquises, semble-t-il, que premières : « En commençant mon étude, il y a une dizaine d’années, écrit-il en décembre 1913, j’avais sur le développement du socialisme et du syndicalisme des idées fort opposées à celles que j’ai actuellement : je veux croire que ce sont les faits qui m’ont imposé de nouvelles conclusions. [2] »

Sans être lui-même militant, Leroy entretient des relations amicales avec plusieurs dirigeants syndicalistes. Proche de Victor Griffuelhes et surtout d’Alphonse Merrheim, il aurait assisté secrètement au congrès d’Amiens où est adoptée la fameuse Charte d’indépendance du syndicalisme dont il aurait, affirme-t-il, revu « bien des brouillons, bien des épreuves » [3]. On sait, avec certitude cette fois, que Merrheim donne lecture à Amiens d’un résumé du projet de contrat collectif que Leroy a fait à sa demande (« un juriste de nos amis »). Peut-être reprend-il à son compte – en les radicalisant – certaines formules de Leroy qui lui semblent exprimer la pratique syndicaliste, quand il conclut son discours par ces mots : « Nous luttons pour qu’il sorte de nos conflits un Droit nouveau s’opposant au Droit romain qui nous étouffe. » Et encore, six ans plus tard, au congrès du Havre : « Ce que nous voulons, déclare Merrheim, ce n’est pas un droit qui viendra se superposer au droit du capitalisme et de l’État, mais c’est un droit nouveau créé par la force ouvrière au milieu de ses luttes, de ses souffrances et de ses misères, créé par elle pour la transformation complète et totale de la société. [4] »



Leroy a voulu, explique-t-il, « tenter l’œuvre nouvelle d’une systématisation de la pratique syndicale actuelle, qui s’est développée librement, en dehors de la loi » (p. 10). Œuvre qui s’annonce des plus délicate pour un écrivain bourgeois. C’est qu’il faut d’abord « oublier nos habitudes de lettrés et d’hommes trop policés, si nous voulons comprendre la beauté et la moralité sauvages et brutales, neuves, des efforts syndicalistes ». De prime abord, en effet, le mouvement syndicaliste semble dénué de cet ordre auquel est habitué l’observateur extérieur. C’est oublier que « l’ordre et la régularité ne sont jamais que le fruit d’une longue tradition et ils n’apparaissent guère qu’à la veille du moment où la force créatrice des artistes ou des penseurs tend à diminuer ». Dans sa lutte historique contre la féodalité, rappelle Leroy, la bourgeoisie elle-même n’a pas fait preuve d’un grand raffinement, loin s’en faut. D’une manière générale, pour lui, opposer au syndicalisme des catégories qui lui sont étrangères, c’est s’interdire d’en comprendre et les tenants et les aboutissants. Un « signe d’inintelligence », même. Les règles, les obligations syndicales ne sont pas des fantaisies nées de cerveaux malades comme se plaisent à le dire ceux qui ne voient dans le syndicalisme que « tyrannie ». Aussi doit-on s’efforcer d’expliquer le phénomène prolétarien par lui-même, par son histoire et ses principes propres (pp. 14-15).



Description historique du droit né de l’initiative ouvrière, La Coutume ouvrière ne se laisse pas résumer. D’autant qu’à travers une masse impressionnante de documents [5], c’est la « pensée ouvrière dans sa spontanéité » depuis 1865 (voire 1848) que l’auteur essaie de surprendre, en étant particulièrement attentif aux micro-débats qui surviennent inopinément, en marge des ordres du jour, dans les assemblées ouvrière (p. 597). Une pensée vivante, donc, avec ses évolutions riches de nuances et de contradictions.



La vie juridique autonome des syndicats résulte, nous dit Leroy, de tendances ouvrières anciennes. « Rien n’y est simple et le moindre précepte est le résultat d’une longue histoire » (p. 39). Les syndicats se sont appuyés sur les traditions ouvrières pour, par exemple, « combler les blancs » de la loi du 21 mars 1884, qui ne prévoyait pas les conditions d’admission en leur sein. Ils ont eux-mêmes donné une définition de ce qu’est un ouvrier – et, au fond, de ce qu’est le salariat – en modifiant profondément l’esprit du texte qui les avait légalisés (p. 92) ; ils repoussent les patrons, les contremaîtres, les tâcherons, mais acceptent les petits propriétaires agricoles et certaines catégories de fonctionnaires et d’employés. L’étude de ces conditions d’admission, de profession, d’âge, de sexe, de nationalité, conduit Leroy à traiter, d’un point de vue historique, les questions du syndicalisme agricole et fonctionnaire, de l’apprentissage, du féminisme, des migrations ouvrières. Tout le livre est d’ailleurs construit sur ce modèle : une succession de plages historiques et de plages juridiques, celles-ci introduisant à celles-là.

Les syndicats considèrent qu’ils sont basés « sur un principe indépendant de la démocratie et supérieur à la loi : le principe autonome de la solidarité ouvrière. Les ouvriers ne disent plus : nous avons le droit légal de nous grouper, mais : nous avons le devoir professionnel de nous grouper » (p. 42). Pour Leroy, ce principe qui remonte à la Première Internationale va donner naissance au syndicalisme révolutionnaire. Il donne une assise à l’ensemble des règles syndicales puisqu’il justifie la discipline, le recours à la contrainte au nom de la solidarité des travailleurs. C’est lui qui fait des syndicats « des institutions publiques autonomes jouissant de l’imperium » (p. 27), qui leur permet autrement dit de dénier aux ouvriers tout « droit à l’indifférence syndicale ». « Dans l’esprit de ses membres, écrit Leroy, [le syndicat] est collecteur d’impôts, législateur, juge et administrateur autonomes. Gérant de l’intérêt collectif ouvrier, tuteur de la corporation, le syndicat a la conscience d’être investi d’une véritable souveraineté sur toutes les choses relevant de la profession. Dans la pratique, il a tous les caractères et toutes les ambitions d’une association publique […]. Le syndicat a un droit sur l’ouvrier, à la manière d’une ville ou d’un État s’imposant impérativement aux citoyens qu’il sert et protège. Ce droit il le tire de lui-même, et il est indépendant de celui de chacun de ses membres » (pp. 201-202). Ce « principe autonome de la solidarité ouvrière » qui structure en profondeur le syndicalisme, Leroy va le suivre de la base au sommet, des obligations du syndiqué jusqu’aux obligations internationales de la CGT.



Leroy insiste sur la dimension unitaire et classiste du syndicalisme d’action directe. Toutes les règles syndicales « tendent à égaliser les individus, les salaires et les fonctions » (p. 881). Les syndicalistes réformistes et les syndicalistes révolutionnaires ne sont pas aussi éloignés qu’on le prétend ; ne sont-ils pas animés d’une volonté commune, celle d’en finir avec la « révoltante distinction entre gouvernants et gouvernés » (selon l’expression du Manifeste des Égaux, p. 837) ? Pour Leroy, il ne fait pas de doute que l’action de classe a tendance à supprimer l’autorité, et c’est en ce sens qu’on peut dire des syndicalistes qu’ils sont anarchistes : « Les diverses institutions syndicales sont dites “autonomes” ; et chaque syndiqué revendique à son tour pleine “autonomie“ dans son syndicat. Autonomie, c’est-à-dire liberté, égalité de chaque individu, de chaque groupement ; liberté, égalité basées non point sur le postulat abstrait de l’égalité civile, mais sur la réalité de l’égalité économique et professionnelle des syndiqués. Réciproquement égaux si on peut dire, les syndiqués ignorent, cherchent à ignorer, entre eux, les grades, à la différence de nos sociétés traditionnelles très autoritaires, et c’est naturellement, enseignés par leur vie journalière, qu’ils en viennent à nier la hiérarchie lorsqu’ils entrent en rapports avec des sociétés hiérarchisées. Devant le métier, devant le salaire, les ouvriers se sentent spontanément, profondément égaux : diversement habiles, diversement salariés, comment ne sentiraient-ils pas que la subordination au métier et au salaire est identique en chacun d’eux » (p. 604). C’est d’ailleurs cet attachement viscéral à l’autonomie et à l’égalité qui explique le rejet par les syndicalistes de la représentation proportionnelle et du mandat impératif. S’ils sont hostiles à la représentation proportionnelle, c’est parce que « le prolétariat ne comprend pas plus une inégalité entre professions que les citoyens d’une république moderne ne conçoivent entre les individus des différences légales tirées de leur naissance ou de leur richesse, pas plus que les États n’admettent dans leurs rapports internationaux et les protocoles diplomatiques des différences tirées de leur étendue territoriale ou du nombre de leurs habitants. Le prolétariat fait du métier une unité analogue à l’unité individu ou à l’unité État » (p. 489). S’ils rejettent le mandat impératif, c’est parce que, contraire à l’échange de vues entre égaux, il n’a de sens que là où la classe ouvrière doit signifier « sa volonté en se refusant à discuter » face aux autres classes, c’est-à-dire au Parlement (p. 600). Cette dimension unitaire du prolétariat se retrouve également dans la grève : « Le gréviste n’est pas un individu. Il n’y a pas un gréviste mais des grévistes […]. En temps de grève, il n’y a plus qu’une collectivité » (p. 664). Et pour Leroy – qui cite ici le socialiste de gauche russo-allemand Parvus (I. L. Helphand) – seul le vote public et collectif est réellement syndicaliste, car « le vote secret détruit l’ensemble de la masse ». « Le votant se sent isolé, seul en face de son bulletin de vote. C’est donc à l’anéantissement de la volonté de la masse et au découragement des votants qu’on a voulu arriver » (p. 673).

En somme, le fédéralisme des syndicalistes révolutionnaires constitue une « réaction contre la démocratie ». Les socialistes cherchent, quant à eux, « à faire du pouvoir » (pp. 835-836). Leroy retrouve dans leur doctrine, « conséquence normale de la démocratie », l’idée fausse, selon lui, que la loi est un pouvoir réel de transformation sociale. Et quand bien même il y aurait, comme l’écrit Leroy, des points de contact entre les deux, la « forme parti » s’oppose radicalement à la coutume de ce « prolétariat qui cherche en lui-même, dans les conditions de sa vie laborieuse de producteur, les règles de son action, de sa morale, de son organisation » (p. 20). Coutume qui s’exprimera aussi, pensons-nous, quoique de manière différente, à travers l’idée et la pratique des conseils ouvriers [6].

Gaël CHEPTOU