révolutionnaire en Allemagne [Rudolf Rocker]
Fritz Kater fut sans doute l’un des militants les plus marquants du syndicalisme révolutionnaire allemand. À l’occasion de sa disparition, en 1945, son ami Rudolf Rocker consacra à son itinéraire une étude [1], qui, au-delà même de la figure de F. Kater, offre l’avantage de restituer les grandes lignes de l’ « histoire escamotée » du syndicalisme révolutionnaire allemand, ce mouvement radical né d’une rupture avec la social-démocratie et mort des coups que lui portèrent, dans les années 1920 et 1930, la contre-révolution allemande et le national-socialisme.
Grâce à Jérôme Anciberro et à Gaël Cheptou, nous sommes heureux d’en donner, pour la première fois, une traduction française. Qu’ils en soient, ici, d’autant plus remerciés qu’ils ne se sont pas seulement contentés de traduire, comme on le verra.
Bien sûr, la prose de Rocker – le lecteur le constatera aisément – n’évite pas toujours certains écueils du genre. Ce texte, à visée « théologique » (Kracauer) et à vocation nécrologique, verse parfois dans le pathos. C’est que, retraçant le destin d’un vaincu de l’Histoire et soucieux d’en magnifier le souvenir, son auteur manifeste, parfois, une tendance à amplifier les vertus de son grand homme : « bon sens », abnégation, honnêteté, exemplarité de son parcours, etc. Mais au-delà des évidents stéréotypes qui parsèment cet écrit, Rocker cherche surtout à mettre en exergue la solidarité, la culture de soi, l’autodiscipline, la volonté de lutte et le « refus de parvenir » qui firent de F. Kater un pur produit de l’éthique prolétarienne de son époque. À l’heure du capitalisme total régnant aujourd’hui en maître absolu sur une société orpheline et dépourvue de sens, ces valeurs de base qui balisèrent la conscience et l’autonomie ouvrières d’un hier apparemment aboli, méritent d’être constamment rappelées. Parce qu’elles peuvent encore servir, du moins faut-il l’espérer.
Plutôt que de rédiger une longue préface à ce texte, les traducteurs ont choisi de l’enrichir d’un appareil critique très conséquent s’articulant, d’une part, autour de notes classiques de bas de page et, d’autre part, de « scolies », renvoyées en fin de texte et qui en sont autant de prolongements. Le tout, complété de notices biographiques, forme – pensons-nous – un précieux travail de mise en perspective de l’histoire d’un mouvement généralement très mal connu en France [2].
Fritz Kater, ce fidèle ami, ce camarade d’une époque désormais lointaine, n’est plus.
Un ami hollandais, qui se trouvait récemment à Berlin, a été le premier à m’annoncer la mort de ce vieux camarade. Plusieurs sources me l’ont ensuite confirmée. Fritz Kater, dont le nom était connu bien au-delà des frontières de l’Allemagne, avait plus de quatre-vingt-trois ans au moment de sa mort, en mai 1945. Le vieil homme, qui avait survécu à la guerre et qui était encore physiquement et intellectuellement en bonne santé, a été victime d’un tragique accident. Le 8 mai, alors qu’il travaillait dans son jardin, il a découvert un reste du terrible bombardement de Berlin, une sorte de bombe incendiaire qui n’avait pas explosé. L’engin, qu’il a probablement voulu neutraliser, a éclaté soudainement, lui infligeant de graves brûlures au visage et au torse. Après douze jours d’hôpital, il a succombé à ses horribles blessures. Il serait resté aveugle si les médecins l’avaient sauvé, de sorte que la mort a sans doute été pour lui la meilleure des choses. Mais surtout, une terrible épreuve lui a été ainsi épargnée : son fils Hans, sa belle-fille et une de ses petites-filles, qui habitaient un autre quartier de Berlin, ont été tués par une bombe, quelques jours avant son décès. Le vieil homme n’en a heureusement rien su.
Avec Fritz Kater, c’est un des pionniers et l’une des personnalités les plus connues du mouvement ouvrier allemand qui s’en est allé. J’ai travaillé avec lui dans le mouvement de longues années durant et nous sommes restés secrètement en contact après ma fuite d’Allemagne, jusqu’à ce que l’entrée en guerre des États-Unis rende impossible notre correspondance. Comme à Buenos Aires son gendre, Diego Abad de Santillán*, n’avait plus eu de nouvelles de lui depuis fort longtemps, je le croyais déjà mort. Aussi la nouvelle de cette fin atroce ne m’en a-t-elle que plus profondément affecté.
Enfance - jeunesse
Fils d’un modeste ouvrier agricole, Fritz Kater naquit le 19 décembre 1861 à Barleben, non loin de Magdeburg, et eut une enfance plutôt difficile. Il ne connut jamais sa mère, qu’il perdit alors qu’il avait à peine deux ans. Son père, qui avait vu mourir ses deux femmes et trois de ses enfants en l’espace de neuf ans, se trouva obligé de se marier une troisième fois, parce que, payé à la journée un mark et vingt pfennigs, il ne pouvait se permettre de placer ses autres enfants en nourrice. La belle-mère n’était pas vraiment ce qu’il y a de plus tendre avec les enfants du premier et du second lit ; aussi, au cours de sa jeunesse déjà, le petit Fritz fit-il souvent l’expérience de moments difficiles.
En raison du profond dénuement dans lequel vivait la famille, les enfants devaient dès leur plus jeune âge – à partir du moment où ils en étaient capables et même s’il ne s’agissait que de quelques pfennigs – aider à subvenir aux besoins du ménage, car pour le foyer d’un travailleur agricole prussien de ce temps-là, chaque sou était capital. Ce fut donc dès l’âge de cinq ans que le jeune Fritz commença à travailler. Le pouvoir, bien avisé, maintenait des heures d’école suffisamment courtes pour que les enfants puissent se consacrer au travail. Les enfants allaient à l’école le matin de huit à onze heures et l’après-midi d’une heure à trois heures ; le travail commençait aussitôt après les heures de classe – en été aux champs et en hiver à la maison. Pendant ses deux dernières années scolaires, Fritz travailla les mois d’hiver dans l’usine sucrière voisine et cela quotidiennement, de six heures du soir à minuit, pour la somme royale de cinquante pfennigs par jour. Souliers ou bottes lui étaient parfaitement inconnus. Du printemps jusqu’à la fin de l’automne, il marchait pieds nus à travers champs ; les mois d’hiver, l’enfant portait de lourds sabots en bois, remplis de paille pour ne pas les perdre en marchant. Ce fut seulement à la fin de sa scolarité, à quatorze ans, qu’il reçut ses premières bottes solidement cloutées, car il fut dès lors employé comme garçon de ferme, un travail qui ne pouvait se faire en chaussons de danse.
Fritz Kater m’a ainsi raconté quelques épisodes pénibles de son enfance. Ce fut une jeunesse triste, entrecoupée de rares éclaircies ; mais jadis, parmi la population prolétarienne des campagnes, de telles conditions de vie n’avaient rien d’exceptionnel. Le père était un homme sévère, rendu amer par un travail pénible et la misère permanente des siens, amertume que ses enfants ne percevaient que trop souvent. Cependant, Fritz parlait toujours de son père avec grand respect. Il estimait qu’une personne dans une telle situation n’aurait pu se comporter autrement. Kater était reconnaissant à son père d’avoir senti que son fils ne pourrait jamais faire fortune comme garçon de ferme et de l’avoir, pour cette raison, envoyé un peu plus tard en apprentissage chez un maçon. Là-bas, le jeune apprenti gagna la première année soixante-quinze pfennigs par jour, la deuxième un mark et durant la troisième le salaire s’éleva à un mark et cinquante pfennigs. Son père lui reversait, dans un premier temps, vingt-cinq puis cinquante pfennigs par semaine d’argent de poche ; le reste allait dans la maigre caisse familiale.
En hiver, quand le bâtiment faisait relâche, le jeune homme devait travailler à l’usine sucrière. Le temps de travail y était de douze heures par jour. Mais comme cette usine était à plus d’une heure de son logis et que le trajet devait naturellement se faire à pied, deux à trois heures étaient ainsi perdues chaque jour. Il lui restait peu de temps pour se reposer.
Lorsque Fritz eut achevé son apprentissage, son père était déjà vieux, malade et usé par le travail. À l’instar de tous les ouvriers agricoles, il louait un petit coin de terre où, après la journée de travail chez les propriétaires terriens, tout ce qui était nécessaire à la famille était cultivé et sans quoi celle-ci, compte tenu des salaires misérables de l’époque, n’aurait absolument pas pu survivre. Comme le vieil homme n’était alors plus capable d’effectuer cette tâche supplémentaire, son fils Fritz devait, pendant l’été, s’occuper chaque soir en rentrant du travail, ainsi que les dimanches, du lopin de terre de la famille.
C’était seulement au cours des mois d’hiver qu’il trouvait du temps libre pour se cultiver. Qu’il y songeât encore prouve qu’il n’était pas n’importe qui, car les gens qui grandissent dans de telles conditions ne témoignent pas, en règle générale, d’un grand intérêt pour les choses de l’esprit. Le hasard voulut qu’un volume de Fritz Reuter* lui tombât entre les mains. L’humour truculent du poète bas-allemand, dont le dialecte était très proche de celui que l’on parlait alors dans la région natale de Kater, fit sur le jeune homme une forte impression qui ne le quitta jamais plus. Fritz Reuter demeura son poète favori et, plus tard, ses superbes œuvres devaient toujours occuper une place de choix dans sa bibliothèque, modeste mais bien choisie. Ce n’était pas un hasard car Kater trouvait dans les excellentes descriptions par Reuter de la vie des gens du Mecklembourg quelque parenté avec sa propre existence. De plus, l’esprit libre d’un poète qui avait tant souffert au cours de sa jeunesse de l’infâme réaction et qui avait dû passer ses meilleures années derrière les murs d’une forteresse, ne pouvait que profondément marquer un jeune homme du tempérament de Kater. À partir de ce moment, le jeune Fritz devint un grand liseur, et comme il n’avait personne pour le conseiller, il dévorait tous les livres qui lui tombaient entre les mains.
L’invalidité de son vieux père se révéla une bénédiction quand il fut temps pour Fritz de remplir ses obligations militaires. Le vieil homme, qui en était réduit à dépendre complètement de son fils, déposa auprès de l’admi-nistration une requête en vertu de laquelle Fritz fut dispensé de service militaire ; il échappa ainsi à l’exercice stupide des casernes prussiennes.
Sous le régime des lois d’exception
Kater fut en contact relativement tôt avec le mouvement ouvrier et les idées socialistes. C’était alors une période difficile pour les ouvriers allemands. En octobre 1878, le Reichstag avait, sous la pression de Bismarck, promulgué la « loi contre les agissements séditieux de la social-démocratie » (Gesetz gegen die gemeingefährlichen Bestrebungen der Sozialdemokratie) qui rendit pratiquement impossible pendant près de douze années toute activité socialiste officielle. D’un seul coup, l’ensemble de la presse socialiste, ainsi que toutes les organisations du Parti social-démocrate, furent supprimées [3]. Mais la législation ne se contentait pas seulement de ces dispositions ; tous les groupements syndicaux soupçonnés d’être favorables d’une manière ou d’une autre aux conceptions socialistes se voyaient impitoyablement dissous par la police. Seules échappèrent aux interdictions les organisations insignifiantes des imprimeurs et des cigariers, de même que les syndicats Hirsch-Dunker, qui n’entretenaient aucune relation avec les socialistes [4]. Le côté le plus infâme de cette loi anti-socialiste, comme on la désignait alors habituellement en Allemagne, était que les individus n’étaient pas uniquement condamnés pour des activités illégales, mais poursuivis aussi pour leurs opinions, même s’ils n’avaient commis aucun acte répréhensible. Il suffisait qu’une personne fût socialiste ou présumée telle pour être expulsée de sa commune. Plusieurs centaines d’honnêtes travailleurs furent ainsi arrachés à leurs familles et chassés de leur maison, ce qui plongeait bien souvent leurs femmes et leurs enfants dans la plus noire des misères. Si un tel proscrit parvenait à gagner son pain dans une autre localité, il restait à la merci de la tyrannie policière et risquait à la première occasion d’être refoulé derechef de sa nouvelle résidence [5]
La loi autorisait la police à décréter, sous n’importe quel prétexte, le « petit » ou le « grand état de siège » sur des villes et des régions entières, sans que la population ne puisse s’y opposer. En de telles circonstances, la police, à la recherche d’écrits prohibés, faisait irruption dans des centaines de maisons, et à chaque fois se produisaient des expulsions en grand nombre. L’objectif de ces persécutions était d’intimider les ouvriers, mais ce fut exactement l’inverse que l’on obtint. Avant les lois d’exception, le mouvement socialiste était limité aux grandes villes, mais, du fait des expulsions, beaucoup de socialistes énergiques furent repoussés dans des localités de moindre importance, si bien que peu à peu le mouvement s’étendit au pays tout entier. Le système de mouchardage du gouvernement et de la police politique, aussi généralisé qu’il fût, ne put y changer quoi que ce soit ; il ne fit qu’empoisonner et corrompre la vie publique.
Partout se constituèrent, alors, des organisations secrètes qui diffusaient des brochures ainsi que des journaux imprimés à l’étranger et introduits illégalement en Allemagne. Comme la loi devait être reconduite au Reichstag tous les deux ans, on procéda à quelques modifications qui, dans une certaine mesure, concédaient aux ouvriers une plus grande liberté d’association. Ainsi, il fut permis en 1882 de fonder de simples organisations professionnelles qui devaient, bien entendu, se soucier uniquement des affaires de leur industrie et n’avaient aucunement le droit de s’occuper de politique. En outre, il leur était strictement interdit de se liguer entre elles.
À Magdeburg, un charpentier expulsé de Berlin fonda, en 1883, pour les ouvriers du bâtiment, une association de ce genre, à laquelle adhéra aussi Fritz Kater. En relation étroite avec ses camarades, il fit la connaissance de socialistes chassés de Berlin et de Hambourg et dans la mesure où, sur le plan personnel, toutes les conditions étaient déjà réunies, il se laissa bientôt gagner à la cause du socialisme. C’est ainsi que ce jeune homme zélé se vit transplanté dans un monde nouveau et voua désormais tout son temps libre à l’étude de la littérature socialiste, à l’époque interdite. Les causes de l’extrême pauvreté qu’il avait connue au cours de sa jeunesse malheureuse lui apparurent tout à coup avec netteté et son sens de l’équité le poussa à se rebeller contre les mécanismes de l’injustice sociale dont il prit alors seulement vraiment conscience. Dès lors, il se consacra tout entier à l’émancipation sociale et trouva dans cette noble cause un sens à sa vie.
Fritz Kater était un homme qui avait beaucoup de sens pratique et qui était doué d’une grande capacité d’organisation. Ses camarades ne pouvaient pas manquer de remarquer ces qualités et lui confièrent de nombreuses missions, lesquelles n’étaient pas alors sans danger et nécessitaient des hommes sûrs et prêts à faire des sacrifices. Kater ne prit pas seulement part aux affaires de son organisation professionnelle, il était aussi actif dans le mouvement socialiste clandestin qui était aux prises avec la police ; dans bien des cas, les associations ouvrières n’en étaient d’ailleurs que le paravent.
En 1887, Kater créa à Barleben, son village, l’orga-nisation des maçons, dont il fut le secrétaire, et chercha aussi à organiser les ouvriers de l’usine sucrière locale où, enfant, il avait été employé. Il s’attira ainsi la haine des grands propriétaires et des autorités, leurs alliées. Le sous-préfet du coin, un Junker foncièrement réactionnaire, en avait constamment après lui et s’efforçait de lui mener la vie dure en le soumettant à des perquisitions policières, qui furent toutes sans suites. Souvent, on le dénonçait auprès de ses patrons, un procédé qu’autrefois la police affectionnait tout particulièrement, afin de faire renvoyer les indésirables et de les éloigner du mouvement par d’incessantes tracasseries. Finalement, le sous-préfet réussit quand même à se débarrasser de l’importun : en 1889, Kater fut condamné à deux mois de prison pour la tenue d’une réunion non autorisée. Il n’en ressortit pas assagi, mais enrichi au contraire d’une nouvelle expérience.
Après la chute de Bismarck, qui suivit l’accession au trône de Guillaume II, les jours de la loi anti-socialiste étaient comptés. L’ignoble législation, qui avait privé les ouvriers de leurs droits pendant douze ans et accordé les pleins pouvoirs à une police tyrannique et sans scrupules, avait complètement raté son but. La brutalité policière et judiciaire, qui avait plongé dans la misère et la faim des milliers de familles ouvrières, victimes de l’engagement d’un des leurs, n’avait eu comme résultat que d’accroître la force de résistance des ouvriers et d’étendre le mouvement à l’ensemble du pays. Ainsi, lorsque, à la suite de l’abrogation de la loi, en octobre 1890, le Parti social-démocrate put, la même année, réunir son congrès de nouveau sur le sol allemand, il apparut que le mouvement avait partout pris de l’ampleur [6]
L’opposition au sein du parti : Johann Most et les « Jeunes »
Il y eut bien, néanmoins, un domaine où la loi anti-socialiste atteignit son but. Pendant ces années de persécution, elle avait entravé la liberté d’expression – qui n’est possible que dans un mouvement ouvert – et conféré au groupe parlementaire du Reichstag une puissance qu’il n’avait jamais eue auparavant. Ce fut doublement néfaste pour un pays comme l’Allemagne, auquel faisait défaut toute la tradition révolutionnaire des peuples d’Europe occidentale et qui n’avait appris à connaître le socialisme que sous sa forme autoritaire, héritée soit du marxisme, soit du culte hégélien de l’Etat, cher à Lassalle*. Dès les premières années de la législation d’exception, une opposition contre cette tendance s’était constituée autour de [Johann Most>515]* et de Wilhelm Hasselmann*, qui furent exclus du parti au congrès clandestin de Wyden, en Suisse. Et pourtant Most et Hasselmann étaient alors d’authentiques sociaux-démocrates qui reconnaissaient le programme et les grands principes théoriques du parti ; leur exclusion était uniquement due à leur critique des intrigues ourdies par le groupe parlementaire. L’intolérance haineuse des dirigeants du parti au Parlement ne fut pas la dernière des raisons qui conduisirent Most à emprunter une voie qui devait en toute logique le mener plus tard à l’anarchisme.
Au cours des dernières années de la loi anti-socialiste s’organisa une nouvelle opposition qui, née surtout dans les rangs des groupes clandestins de Berlin et de Magdeburg, toucha ensuite toutes les grandes villes du pays. De même, « l’opposition des Jeunes », comme on la désignait autrefois, avait été élevée dans le giron social-démocrate [7] Ses partisans étaient de bons marxistes et, à l’origine du moins, restaient complètement à l’écart des autres courants socialistes. Ils combattaient l’influence des chefs parlementaires et de leurs menées centralisatrices, en exigeant une plus grande indépendance des organisations locales du parti, dans le sens d’une organisation reposant davantage sur une base fédéraliste, mais ils ne comprirent l’entière signification de ce combat que bien plus tard. Leur critique était principalement dirigée contre la tendance au tout-parlementaire dans le mouvement, tendance qu’ils considéraient comme une dérogation aux principes socialistes du parti [8] En ce sens, ils suivaient parfaitement l’argumen-tation que Wilhelm Liebknecht* avait développée dans son célèbre discours « À propos de l’orientation politique de la social-démocratie » (Über die politische Stellung der Sozialdemokratie), prononcé à Berlin, en 1869. Mais, signe des temps, Liebknecht était désormais de ceux à qui les « Jeunes » livraient le plus âpre des combats, au nom de principes qu’il avait lui-même défendus vingt ans auparavant [9]
Engagée surtout à Berlin, bien avant la fin des mesures d’exception, mais alors que la loi s’était assouplie dans la pratique, la lutte interne entre les « Anciens » et les « Jeunes » atteignit son sommet avec la levée définitive des restrictions légales qui écrasaient le mouvement. Malheureusement, les discussions entre les deux courants furent menées dès le début à un si bas niveau qu’aucun combat d’idées ne put être livré. Les vieux chefs en étaient responsables avec leurs attaques outrancières contre les porte-parole de l’opposition, à qui ils prêtaient les pires motivations et qu’en sous-main ils tentaient de discréditer en les accusant d’être à la solde de la police [10] Qui n’a pas vécu cette époque ne peut guère aujourd’hui se faire une idée précise des moyens employés dans la lutte contre les « Jeunes ». Il était honteux, tragique même, que les représentants d’un parti, qui avait été, douze années durant, harcelé par des adversaires usant de procédés plus dégradants et déloyaux les uns que les autres, aient tâché de réduire au silence une opposition issue de leurs rangs avec des méthodes identiques. Des méthodes dignes d’un fanatisme des plus aveugles. Et ceux qui firent l’objet de ces odieuses accusations étaient des hommes intègres et estimables qui avaient, pendant les plus dures années de la répression, résisté vaillamment et de tout leur être. Des dirigeants très respectés du mouvement socialiste à l’étranger, tels F. Domela-Nieuwenhuis*, Christian Cornelissen* et quelques autres, s’en rendirent compte. Se trouvant à l’époque encore eux-mêmes dans le camp social-démocrate, ils s’emparèrent avec courage de l’affaire des « Jeunes » en Allemagne et condamnèrent fermement les moyens sournois et lamentables qu’on employait pour les combattre.
Fritz Kater ne fut certes jamais membre de ce petit groupe des « Jeunes », mais il n’en fut pas moins fortement influencé par leurs idées qui, sans doute, se révélèrent décisives pour son évolution ultérieure. De plus, il connaissait personnellement les porte-parole de l’opposition berlinoise, entre autres Bruno Wille*, Carl Wildberger*, Wilhelm Werner*, Max Baginski*, et jamais il ne douta de la pureté des intentions de ces hommes sincères et aguerris. Kater fut l’un des fondateurs de la Magdeburger Volksstimme (Voix du peuple de Magdeburg), un quotidien social-démocrate, qui vit le jour peu après la fin de la loi anti-socialiste. Les rédacteurs de cette feuille – Hans Müller*, Paul Kampffmeyer* et Fritz Köster* – étaient des membres de l’opposition des « Jeunes » dont ils plaidaient la cause avec habileté ; c’est pour cette seule raison qu’ils furent très vite suspendus de leurs fonctions par la direction du Parti social-démocrate et remplacés par d’autres qui ne créaient pas autant de difficultés aux vieux dirigeants.
Il fut largement question des « Jeunes » aux deux congrès du parti de Halle (1890) et d’Erfurt (1891). Et l’on traita la question d’une manière qui était prévisible après les tristes incidents des années précédentes. Fritz Kater était délégué aux deux congrès et vota contre l’exclusion des « Jeunes », qui le furent néanmoins. Ces derniers organisèrent peu de temps après une conférence à Berlin et fondèrent l’Union des socialistes indépendants (Vereinigung unabhängiger Sozialisten), qui disposa en peu de temps de groupes structurés dans toutes les villes importantes du pays. En novembre 1891, l’organe du nouveau mouvement, Der Sozialist (Le Socialiste), voyait le jour à Berlin et allait devenir pendant des années le journal le plus poursuivi par le gouvernement. Le nouveau mouvement suivit la même évolution que celle de Johann Most et de ses compagnons au cours des premières années de la législation d’exception. Il se rapprocha toujours plus des conceptions du socialisme libertaire, jusqu’à ce qu’en 1893, il se reconnût enfin comme ouvertement anarchiste, après que Gustav Landauer* eut pris en main la rédaction du Sozialist. C’était la première fois en Allemagne que l’anarchisme pouvait se constituer en un véritable mouvement [11] Auparavant, en 1892, les anarchistes avaient bien tenté de créer à Berlin leur propre organe, la Berliner Arbeiterzeitung (Gazette ouvrière de Berlin), mais la police avait fait saisir le tirage complet des premiers numéros, et moins d’une douzaine d’exemplaires avaient pu être distribués.
Fritz Kater n’avait pas participé au mouvement auquel, pourtant, il était ostensiblement favorable. Son évolution personnelle prit plus de temps. Il avait œuvré de toutes ses forces pour la social-démocratie, et son travail incessant dans les syndicats avait pour but premier d’y insuffler l’esprit socialiste et d’en faire des écoles de formation du parti. Même s’il se situait à l’aile gauche du parti, il ne put jamais se décider à livrer bataille au grand jour, et ce bien que les vieux chefs ne l’eussent jamais porté dans leur cœur.
Cela apparut de façon particulièrement éclatante quand, suite à un discours, il fut condamné à une nouvelle peine de prison. Lorsque Paul Kampffmeyer, écrivain socialiste éminent qui connaissait Kater et le respectait pour la justesse de ses opinions, rencontra à ce sujet le chef de la direction, Ignaz Auer*, il lui demanda pourquoi le parti se gardait de soutenir la famille de Kater alors que celui-ci moisissait en prison. Auer, imperturbable, lui rétorqua : « Sur cette question d’assistance financière, cher camarade Kampffmeyer, nous devons rester prudents. Surtout s’il s’agit de soutenir des gens qui, comme votre ami Kater, sympathisent aussi clairement avec les “Jeunes”. Il ne recevra rien de nous ! » Et on en resta là, alors que c’était au service du parti que Kater avait écopé d’une condamnation.
Le révisionnisme
Quand je demandai un jour à Kater pourquoi, après tout cela, il n’avait pas alors adhéré au jeune mouvement dont il partageait pourtant lui-même les positions, il me répondit du ton serein qui lui était habituel : « Oui, je me le demande encore aujourd’hui. Mais le parti était tout pour moi. Au sortir de la loi anti-socialiste, alors que nous pouvions de nouveau travailler en toute légalité, j’avais vraiment peur d’une scission au sein du mouvement socialiste. J’avais donné au parti tout ce dont j’étais capable, sans jamais occuper de fonctions officielles qui auraient pu me procurer des avantages personnels. J’avais encore l’illusion que le parti finirait quand même par ouvrir les yeux. Malheureusement, ce n’est que bien plus tard que j’ai compris à quel point c’était faux. »
Kater appartenait effectivement à cette petite minorité pour qui le socialisme était devenu une chose vécue de l’intérieur, et comme il ne connaissait pas de voie autre que celle du marxisme, une rupture était pour lui difficile. C’était un homme énergique, mais jamais il ne fut l’un de ceux que rien n’arrête, qui peuvent demeurer insensibles envers et contre tout. Il avait un grand sens des responsabilités, et pour les choses qui lui tenaient à cœur, la prise de décision était souvent très dure. Il est possible qu’en l’incitant à plus de prudence, ses origines paysannes y fussent aussi pour quelque chose. Mais s’il avait fini par se décider, il défendait sa position d’autant plus résolument.
Du temps de son engagement social-démocrate, Kater avait déjà acquis la certitude de la stérilité de l’action parlementaire. Ainsi lorsque ses plus proches camarades de la circonscription, où lui-même avait milité sans relâche pendant six ans, lui proposèrent un mandat de député, il refusa tout net : il ne croyait pas que l’on pût réformer par la voie parlementaire un Etat militarisé comme l’Allemagne, dont le système représentatif masquait à peine l’absolutisme.
En mai 1892, Kater alla s’établir à Berlin, où, après ses journées de labeur, il mena sans répit l’agitation socialiste et milita dans la corporation des maçons. À ce moment-là s’opérait un formidable revirement au sein du Parti socialdémocrate et du mouvement syndical allemands. L’exclusion des « Jeunes » avait permis au parti de se débarrasser de l’opposition de gauche, mais s’était alors développée une opposition de droite qui l’influençait d’autant plus que le parti avait chassé de ses rangs les meilleurs éléments révolutionnaires. Ce fut, désormais, la question de l’opposition qualifiée de révisionniste qui occupa, pendant des années, les débats de tous les congrès sociaux-démocrates et se propagea même à l’étranger. S’il est vrai que les marxistes orthodoxes l’emportèrent sur les révisionnistes, il n’en demeure pas moins vrai que ces victoires ne furent qu’apparentes, la tactique du parti – presque exclusivement réduite à l’activité parlementaire – poussant les orthodoxes à emprunter, de fait, la même voie que leurs adversaires révisionnistes.
Il est un fait que la remise en cause des anciens préceptes marxistes initiée par l’opposition révisionniste – qui comptait dans ses rangs nombre d’esprits exceptionnels, comme Bernstein*, Vollmar*, David* et autres – eut indiscutablement un effet salutaire. Mais, qu’à partir de cette critique, les révisionnistes n’aient rien trouvé de mieux que de se prononcer en faveur d’un possibilisme mou et d’ériger en principe la tactique des petits pas, cela devait bientôt mener la social-démocratie au désastre [12] Cette évolution interne, qui progressait dans le parti à un rythme toujours plus rapide depuis la fin des lois d’exception, affectait aussi le mouvement syndical, alors sous l’emprise idéologique du parti.
L’évolution des syndicats : centralisme et localisme
Les syndicats allemands avaient suivi une évolution particulière. Des conceptions antagonistes sur l’importance du syndicalisme persistèrent aussi longtemps que le Parti social-démocrate ne fut pas unifié. Les « lassalliens », qui avaient leur propre parti, l’Association générale des ouvriers allemands (Allgemeiner Deutscher Arbeiterverein), étaient de farouches adversaires des syndicats. En vertu d’une prétendue « loi d’airain des salaires », Lassalle défendait la position selon laquelle au sein d’une société capitaliste les ouvriers ne pourraient jamais gagner plus que ce qui était nécessaire à la satisfaction des besoins humains élémentaires ; par principe, il combattait les syndicats parce qu’il y voyait un obstacle à l’organisation politique de la classe ouvrière. L’autre tendance, les « eisenachiens » (Eisenacher), qui sous l’autorité de Liebknecht et de Bebel* incarnaient les idées de Marx et d’Engels, voyait avant tout dans les syndicats des écoles de formation du parti et les considéraient donc comme un moyen servant à atteindre un but précis. Après la fin de la guerre fratricide entre les deux courants et la réunion en un seul parti, la position de l’ancienne tendance « eisenachienne » concernant les syndicats demeura prépondérante (A).
À l’exception de quelques fédérations, la plupart des syndicats allemands furent au départ des organisations locales. Cela était dû à la vieille loi d’association en Prusse qui ne permettait qu’aux groupes locaux de s’occuper, outre de leurs affaires professionnelles, des questions politiques. Aux yeux des ouvriers socialistes actifs dans les syndicats et qui, du fait de leur avance intellectuelle, y jouissaient rapidement d’une certaine influence, l’essentiel était de pouvoir diffuser leurs idées sociales-démocrates. Dans le but d’établir, malgré la loi, des relations entre les organisations locales isolées en vue d’actions communes (grèves, etc.), chaque groupe nommait un homme de confiance qui, en lien avec ceux des autres groupes, nouait ainsi les contacts nécessaires.
La situation se modifia à la fin des lois d’exception, lorsque des syndicalistes éminents – comme Carl Legien*, Bömelburg* et quelques autres – s’employèrent à fonder de grandes centrales syndicales. Pour les représentants de ce courant, il importait plus d’organiser les masses que de contribuer à l’éducation socialiste des syndiqués. Ils sympathisaient avec le révisionnisme, car c’était bien la politique des petites avancées qui correspondait le mieux à leurs intentions. Une lutte destinée à durer de longues années s’engagea donc entre les centralistes et les localistes. Afin de contrarier les projets de centralisation, les délégués des syndicats localistes se réunirent en congrès, à Halle, en mai 1897, et fondèrent l’Association libre des syndicats allemands (Freie Vereinigung deutscher Gewerkschaften, FVdG) [13] Le congrès mit en place une commission administrative à la tête de laquelle fut élu Kater, l’homme de confiance depuis des années du mouvement des maçons allemands. La nouvelle association créa son propre organe, Einigkeit (Concorde), dont la rédaction fut confiée à l’ancien maître d’œuvre d’État Gustav Kessler*. Celui-ci, vieux social-démocrate allemand qui avait sacrifié une bonne situation à ses idées, fut la victime d’une incroyable répression pendant la loi anti-socialiste, et se vit expulser de presque toutes les plus grandes villes d’Allemagne. Kater lui était redevable de sa formation intellectuelle et entretenait avec lui une profonde amitié, qui ne devait prendre fin qu’à la mort de Kessler, en juillet 1904. Fritz l’appelait d’ailleurs son deuxième père.
Le Parti social-démocrate adopta d’abord une attitude neutre dans le conflit opposant syndicalistes centralistes et localistes ; il ne pouvait guère en être autrement puisque le parti comptait, justement dans les syndicats locaux, beaucoup de membres anciens et éprouvés. Mais cette neutralité dut être abandonnée à mesure que les fédérations centralisées se renforçaient et que l’influence de leurs chefs sur le parti devenait manifeste (B). Enfin, en 1907, les chefs centralistes firent en sorte qu’un congrès du Parti social-démocrate décide d’accorder aux localistes un délai d’un an pour dissoudre leurs organisations et rejoindre les fédérations centralisées. En cas de refus, leurs chefs devaient être exclus du parti. L’affaire était grotesque. Les dirigeants localistes avaient conservé la forme d’organisation locale, précisément parce qu’elle leur donnait l’occasion d’agir plus efficacement en faveur de leurs idées sociales-démocrates, et ils se retrouvaient désormais menacés d’exclusion par le parti qu’ils servaient fidèlement depuis des années.
Afin de rendre le choix plus aisé, on proposa aux représentants des localistes de bonnes places dans les fédérations centralisées, et plusieurs d’entre eux ne purent résister à la tentation. Fritz Kater aussi reçut une telle offre. En novembre 1907, une délégation spéciale vint lui rendre visite et le laissait libre d’accepter au choix une bonne place dans les syndicats centralistes ou dans le Parti social-démocrate. Il refusa les deux options et annonça aussitôt son départ du parti auquel il avait appartenu et s’était dévoué pendant vingt ans. Certains ne furent pas aussi solides et accédèrent aux plus hautes dignités, mais Kater était fait d’un autre bois (C).
Le passage au syndicalisme révolutionnaire
Plus de la moitié des anciens localistes se soumirent à l’ultimatum que leur avait adressé le parti. Avec les huit mille environ qui restaient, il fallut tout recommencer, travail auquel Kater consacra alors toute son énergie. Il a retracé l’histoire de ces années dans une très intéressante brochure – « À propos de l’évolution du mouvement syndical allemand » (Über die Entwicklung der deutschen Gewerkschaftsbewegung) –, publiée en 1912 [14] La lecture de ce texte court mais concis, qui rapporte beaucoup de détails tombés dans l’oubli depuis fort longtemps, se révèle encore très instructive.
Minoritaires, les localistes prirent désormais une autre orientation, amplement favorisée par la montée en puissance du mouvement syndicaliste révolutionnaire en France (D). Cette influence, considérable dans plusieurs pays européens à l’époque, agit comme une nouvelle révélation [15] pour Kater. Il fut, alors, entièrement convaincu de la justesse d’un mouvement syndical acquis aux principes socialistes et libertaires [16] Il était conscient qu’aux organisations économiques des travailleurs revenait une tâche bien plus élevée que de servir à la réclame des partis politiques. Elles n’étaient pas simplement des organes nécessaires à la défense des ouvriers dans leurs luttes quotidiennes, mais offraient aussi, par la mise en pratique des principes socialistes et leur enseignement, la possibilité de préparer les travailleurs des villes et des campagnes à une réorganisation future de la société dans l’esprit du socialisme libertaire. Fritz Kater devint ainsi syndicaliste révolutionnaire (E) ; et ce fut grâce à l’influence de Kater, après un discours fondamental, qu’à son septième congrès (1908), l’Association libre des syndicats allemands se reconnut ouvertement syndicaliste révolutionnaire (F).
Le mouvement se dota en plus de l’Einigkeit d’un autre organe, Der Pionier (Le Pionnier), qui fut dirigé par Fritz Köster et servait essentiellement au travail d’éducation socialiste. Parallèlement, on entra en relation étroite avec le mouvement syndicaliste révolutionnaire de l’étranger et le bureau antimilitariste qu’animait en Hollande Domela Nieuwenhuis. Lorsqu’en 1913, le Palais de la Paix fut inauguré à La Haye, les camarades hollandais organisèrent une grande manifestation que Nieuwenhuis ouvrit par ces mots mémorables : « Maintenant que le Palais de la Paix est inauguré, la guerre peut commencer. » C’était comme si le Vieux avait déjà senti ce qui était dans l’air. À cette occasion, Fritz Kater parla au nom des syndicalistes révolutionnaires allemands. Six semaines plus tard, le premier congrès syndicaliste révolutionnaire international se réunit à Londres, à Holborn Town Hall (G). Kater y participa, avec deux autres délégués allemands. Le congrès avait pour but de rassembler les organisations syndicalistes révolutionnaires de tous les pays en une fédération. Mais il ne put y parvenir car la guerre, qui éclata l’année suivante, mit brutalement fin à ce genre de tentatives.
La République de Weimar : la fondation de la FAUD et de l’AIT
En Allemagne, le mouvement syndicaliste révolutionnaire fut aussitôt victime de la guerre. Alors que les grandes fédérations centralisées des syndicats allemands et le Parti social-démocrate, soutenant envers et contre tout le régime impérial auquel ils rendirent de fiers services, ne furent pour cette raison jamais importunés, l’Association libre des syndicats allemands, la Fédération anarchiste d’Allemagne (H) et quelques petits groupes pacifistes furent immédiatement persécutés et leur presse interdite. En ces temps de démence collective, ils étaient les seuls à se prononcer contre la guerre et à en payer le prix. La petite organisation put cependant subsister dans la clandestinité. Si les contacts furent maintenus dans l’illégalité et si, en définitive, le mouvement échappa à la destruction complète, on le doit avant tout à la prudence et à la ténacité de Fritz Kater. Il avait pris sur lui cette lourde responsabilité, sans en faire grand bruit. Ce fut seulement ainsi que le mouvement put, juste après la chute du vieux régime impérial, reprendre la lutte [17]
Dès le mois de décembre [1918] [18] parut le premier numéro du journal Der Syndikalist (Le syndicaliste révolutionnaire). Le mouvement connut alors un essor sans précédent, comme le laissait présager cette période révolutionnaire. Du fait de l’adhésion de quelques groupes syndicalistes radicaux, l’Association libre prit, lors du congrès de Düsseldorf [1919], le nom d’Union libre des ouvriers d’Allemagne, Freie Arbeiter-Union Deutschlands – FAUD (I), qui devait faire partie des organisations les plus actives de l’Association internationale des travailleurs (AIT), fondée en 1922 [19] À cette époque, Der Syndikalist était imprimé à quatre-vingt mille exemplaires, le plus haut tirage qu’ait atteint une feuille libertaire en Allemagne. En outre, le mouvement disposait de feuilles locales des différentes fédérations d’industrie et même, pendant quelques temps, d’un quotidien Die Schöpfung (La genèse) à Düsseldorf ; vint s’y ajouter plus tard un mensuel théorique, Die Internationale (L’Internationale), qui avait beaucoup de collaborateurs, provenant également de l’étranger.
La FAUD prit part activement à toutes les luttes ouvrières dans les grandes régions industrielles et les autres parties de l’Allemagne, et bon nombre de ses adhérents, particulièrement dans la Ruhr et en Thuringe, perdirent la vie en combattant la réaction militaire grandissante [20] Le mouvement eut le grand mérite, grâce à la fondation d’une excellente maison d’édition à Berlin, de produire non seulement des centaines de milliers de brochures mais aussi de diffuser les œuvres majeures de P. Kropotkine, M. Bakounine, M. Nettlau* et d’autres célèbres plumes du socialisme libertaire [21]
Fritz Kater, qui n’était déjà plus tout jeune, a largement participé à cette vaste tâche et à toutes ces luttes qui exigèrent bien des sacrifices. Il voyageait aux quatre coins du pays et faisait office d’orateur et d’organisateur du mouvement. Kater était un bon orateur, apprécié des foules, conscient de ses responsabilités et doté d’un grand sens pratique. Franc et direct en présence d’amis ou d’ennemis, il était de ces hommes qui connaissent parfaitement leurs limites ; jamais il ne fut aveuglé par l’ambition et il reconnaissait honnêtement les mérites des autres. J’ai travaillé avec lui pendant quinze longues années au sein du mouvement, et ai appris à l’apprécier en tant qu’homme et ami. Je n’étais pas le seul : des camarades jeunes et moins jeunes, comme Max Nettlau, Ferdinand Domela Nieuwenhuis, Emma Goldman*, Alexander Berkman*, Valeriano Orobón Fernández*, Diego Abad de Santillán – son futur gendre – et quantité d’autres, partageaient mon avis sur lui. Les nombreux camarades d’origine russe qui, expulsés de la « patrie du socialisme » au cours de ces années mouvementées, furent obligés de vivre à Berlin comme réfugiés politiques, lui étaient particulièrement attachés, car il comprenait pleinement leur triste situation et leur rendait service dès qu’il le pouvait (J). Fritz prêtait l’oreille à la peine d’autrui, habitude dont il avait sans doute hérité de son enfance malheureuse.
Fritz Kater fut aussi l’un des fondateurs de l’Association internationale des travailleurs (AIT) et prit part à tous les congrès et conférences, à l’exception des congrès de Liège (1928) et de Madrid [1931] [22]. À chaque congrès, pendant trente-trois ans, il fut reconduit dans ses fonctions de responsable de la commission administrative du mouvement syndicaliste révolutionnaire d’Allemagne, la meilleure preuve de la grande confiance dont il bénéficiait auprès des camarades de tout le pays. En 1930, alors qu’il était âgé de soixante-dix ans, il renonça volontairement à ses fonctions afin de laisser la place aux plus jeunes, comme il le disait lui-même (K). Mais il continua à travailler pour le mouvement jusqu’à ce que la victoire de la peste brune étouffe toute activité. Lui qui, pendant plus de trois décennies, avait occupé le premier poste de confiance dans le mouvement, se chargea désormais, dans son ancien bureau de la commission administrative, du travail que l’on dit ingrat, mettant sous pli livres et journaux et les amenant à la poste avec sa brouette, et apporta aide et conseil à son jeune remplaçant, Reinhold Busch*. Cela dérangeait parfois les camarades plus jeunes, comme j’ai pu moi-même le constater. Mais un jour, alors que j’en discutais avec Kater, il me répondit en toute franchise : « Je ne sais pas ce qui passe par la tête de nos petits jeunes. N’avons-nous pas toute notre vie soutenu que tous les travaux dont on s’acquitte consciencieusement se valent ? Je ne peux plus faire aujourd’hui ce que je faisais il y a trente ans. Mais ce que je fais maintenant est aussi utile et nécessaire au mouvement. Pourquoi donc devrais-je m’en plaindre ? ».
Cette réponse ne tenait en rien de la pose ; elle correspondait entièrement à l’individu, et montrait la grande simplicité de caractère de Fritz Kater. C’est précisément cette modestie et cette profonde sensibilité qui m’ont rendu Kater si cher.
Aujourd’hui, les morts vont vite
Dans une des dernières lettres qu’il m’adressa transparaît une nouvelle fois ce côté si humain qui le caractérisait :
« J’étais la semaine dernière chez l’Eléphant [23] qui fêtait ses quatre-vingts printemps. Naturellement, nous avons causé de vous. Le vieux bougre est toujours aussi hardi. Il peut encore ressentir la rage. Moi, je ne peux plus. Il ne fait pas très beau chez nous, mon garçon. C’est la nuit, mais une nuit sans étoiles. Je me passerais bien d’une nouvelle journée, et depuis que Mathilde [sa femme] est morte, le monde a l’air encore plus sombre. Je vis aujourd’hui dans le passé. Je ne sais pas si j’ai toujours agi au mieux, mais ce que j’ai fait, je l’ai fait en toute sincérité, et cela m’apporte un certain réconfort. »
Avec Fritz Kater disparaît l’un des militants les plus désintéressés du mouvement libertaire, un homme entier qui, malgré les épreuves, est toujours resté fidèle à lui-même et à la cause pour laquelle il a œuvré et lutté toute sa vie. Ainsi tous s’en vont, les uns après les autres. Aujourd’hui, les morts vont vite [24].
Rudolf ROCKER
[Traduit de l’allemand par Jérôme Anciberro et Gaël Cheptou]