A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Souvenirs de mes années parisiennes
[Rudolf Rocker]
À contretemps, n° 27, juillet 2007
Article mis en ligne le 13 avril 2008
dernière modification le 30 novembre 2014

par .

Ces pages de Rudolf Rocker, traduites par Jérôme Anciberro et Gaël Cheptou, sont extraites de l’édition allemande de ses Mémoires – Aus den memoiren eines deutschen Anarchisten, édition préparée par Magdalena Melnikow et Hans Peter Duerr, Francfort/Main, Suhrkamp, 1974, pp. 91-134. Le titre et les intertitres sont de la rédaction.

C’est par un jour clair et terriblement froid de novembre, à neuf heures du matin, que notre train arriva à Paris, à la gare de l’Est. L’hiver est généralement doux à Paris, mais celui-là, celui de 1892-1893, était exceptionnellement rude. Il n’y a probablement pas d’autre ville au monde par laquelle l’étranger, dès le premier regard, se sente subjugué d’une manière aussi irrésistible. On a l’impression d’arriver dans un autre monde. Cette première impression est restée pour moi inoubliable. Elle s’est gravée de plus en plus profondément en moi et n’a pas changé au cours des ans.

Premières impressions de la ville

Je n’avais qu’une seule adresse lorsque j’arrivai à Paris. C’était celle de Leopold Zack qui, à cette époque, était le délégué à Paris de l’Association des socialistes indépendants. Un fiacre m’emmena en un quart d’heure à la rue Saint-Honoré. Zack vivait là, au sixième étage d’un vieil hôtel qui n’était habité que par des ouvriers et des petits artisans. Je montai à tâtons l’escalier raide et sombre. Après avoir découvert la bonne porte dans un long couloir étroit, j’entrai dans une petite pièce dont une moitié était presque entièrement occupée par un large lit. Sous la fenêtre qui donnait sur la rue, deux hommes absorbés par leur travail étaient assis sur des tabourets devant un petit établi de cordonnier. L’un deux était Leopold Zack, un Viennois jovial de taille moyenne, aux épais cheveux bruns et aux grands yeux bleu clair. Après que je me fus présenté, il me serra chaleureusement la main et m’offrit l’unique chaise libre, une fois débarrassée des outils et des restes de cuir qui s’y trouvaient. Son camarade de travail, Franz Bokop, un homme élancé à la barbe noire, était un social-démocrate allemand qui n’était à Paris que depuis quelques mois. Les deux hommes vivaient, dormaient et travaillaient dans cette pièce étroite et mal aérée, comme c’était souvent le cas à Paris à cette époque.

Zack me procura dans le même hôtel une mansarde bon marché au septième étage. J’étais donc provisoirement logé. D’autres socialistes allemands habitaient dans cet immeuble, tous des cordonniers, avec lesquels je fis d’ailleurs connaissance le jour même.

Mon premier logement parisien se trouvait au cœur de la vieille ville, de telle sorte qu’on pouvait en quelques minutes faire le tour des endroits les plus intéressants. Face à l’hôtel s’élevait un des temples protestants les plus anciens de la capitale avec un monument à la mémoire du chef huguenot Coligny. Non loin de là, on pouvait voir la petite église dont la vieille cloche avait donné le premier signal de la nuit de la Saint-Barthélemy. De l’autre côté s’étalait l’alignement massif du Louvre. En traversant le jardin des Tuileries, on arrivait à la Seine, qui coupe Paris en deux. À droite, la rue conduisait à l’ancien Palais-Royal, qui n’est pas très éloigné de la place de la Concorde et des Champs-Élysées. À gauche, on arrivait en quelques minutes aux Halles, le « Ventre de Paris », que je connaissais bien grâce aux descriptions vivantes que Zola en avait fait.

Peu de jours après mon arrivée, j’accompagnai Zack, un soir, chez le Père Meyer, dont l’appartement était à cette époque le lieu de rendez-vous de tous les anarchistes allemands et autrichiens de Paris. Il habitait dans la rue des Trois-Bornes, dans le faubourg du Temple ; on pouvait rencontrer chez lui presque tous les soirs un certain nombre de camarades qui habitaient dans le quartier et qui venaient volontiers discuter avec ce vieil homme admirable. Le Père Meyer était de tous les anarchistes germanophones de Paris, aussi bien en raison de sa vaste culture que de son caractère affable, la personnalité la plus captivante dont je fis alors la connaissance. C’était un homme d’à peu près cinquante-cinq ans qui avait derrière lui un passé très agité. Son véritable nom était Halbedl, si je ne me trompe. Il était né à Budapest et s’était résolument engagé dans le mouvement radical autrichien, avant que celui-ci ne fût réprimé sans ménagement par le gouvernement après les actions de Kammerer et de Stellmacher. À Vienne, il faisait partie du groupe dirigeant des Radicaux et était particulièrement lié à Josef Peukert, qui à cette époque écrivait dans Zukunft.

Impliqué dans une affaire d’imprimerie clandestine dont la police avait remonté la piste, Meyer, dès lors sous la menace d’une lourde peine, réussit au dernier moment à échapper à une arrestation et à fuir en Suisse. Il y vécut quelques années avec sa femme, qui partageait ses opinions, jusqu’à la fin des années 1880, où il fut expulsé par le gouvernement. Il se tourna alors vers Paris, où il vécut jusqu’à sa mort, peu de temps avant la dernière guerre mondiale.

J’avais cru pouvoir trouver facilement du travail. Pourtant, la chose ne fut pas du tout aussi simple que ce que j’avais imaginé. En particulier, mon manque de pratique de la langue était un gros handicap. J’avais certes déjà commencé chez moi à étudier le français ; je connaissais les règles élémentaires de la grammaire et disposais de pas mal de vocabulaire, de telle sorte qu’avec l’aide d’un dictionnaire je fus très vite capable de lire un journal en français. Cela me fut sans aucun doute très utile, seulement, l’oreille ne s’habitue que très lentement à une langue étrangère, et le parler rapide des Parisiens ainsi que le flux inaccentué caractéristique de la langue française me posaient de grandes difficultés.

Parmi mes amis et camarades allemands à Paris, il n’y avait qu’un seul relieur. La plupart des membres de l’Association des socialistes indépendants et du Club de lecture social-démocrate étaient tailleurs ou cordonniers. À part une douzaine de menuisiers, il n’y avait pratiquement pas d’autres professions représentées. D’ordinaire, ces menuisiers travaillaient dans les petits ateliers du faubourg Saint-Antoine, avec un très grand nombre de camarades français. C’était donc relativement facile d’y faire embaucher un camarade étranger venant juste d’arriver. Les tailleurs et les cordonniers recevaient des commandes des grands magasins et travaillaient à leur domicile, parvenant ainsi à s’en sortir plutôt bien, même sans connaître la langue.

J’étais donc complètement livré à moi-même et n’avais personne qui pût me donner ne serait-ce qu’un conseil. Quelques semaines après mon arrivée, mon ami Horniak, un camarade hongrois, me proposa de rendre visite à Jean Grave, le rédacteur de La Révolte, qui pouvait peut-être m’aider à trouver du travail chez un relieur de ses amis. Horniak, qui vivait depuis longtemps à Paris, était un très bon ami de Grave et nous prîmes ainsi un matin le chemin de la rue Mouffetard, où se trouvait le local de La Révolte.

La rue Mouffetard est une rue étroite qui monte en pente plutôt raide dans un des vieux quartiers de Paris, à la frontière du Quartier latin, où aboutissent les faubourgs Croulebarbe et Salpêtrière. La vieille rue était alors très animée, car il s’y tenait un marché, où la population laborieuse des environs avait l’habitude de faire ses courses. Au numéro 140 s’élevait un vieil immeuble délabré de cinq étages, dont le rez-de-chaussée était occupé par un bistrot à vins. Après un couloir étroit et à moitié plongé dans l’obscurité, on atteignait un petit escalier raide. Quand nous eûmes atteint le dernier étage, nous nous trouvâmes devant une sorte d’échelle qui conduisait au grenier de l’immeuble, directement sous les toits. Les éditeurs de La Révolte avaient loué cet espace en raison du loyer peu élevé. Le journal a longtemps eu là ses locaux avant de déménager dans une rue voisine, la rue Broca.

Lorsque nous entrâmes, un tableau original s’offrit à nous. La pièce recevait la lumière par une fenêtre mansardée et était ainsi plutôt lumineuse, à part les deux côtés de la pièce qui étaient plongés dans une profonde obscurité. Des tas de journaux et de brochures étaient empilés partout contre les murs de cette pièce étroite et tout en longueur. Quand il restait de l’espace sur ces murs, il était recouvert de coupures de journaux, d’illustrations et d’affiches. Sur un côté se trouvait un petit poêle dont les longs tuyaux couraient à travers la moitié de la pièce. Juste sous l’unique fenêtre, il y avait une longue table recouverte de papiers et de tout ce qui sert à écrire. Deux hommes y travaillaient.

À notre arrivée, l’un des deux hommes, qui portait la blouse noire mi-longue des typographes, se leva et vint vers nous. C’était Jean Grave. Comme il connaissait Horniak, il nous tendit amicalement la main à tous les deux et nous pria de prendre place. Après que Horniak lui eut présenté notre affaire, il répondit aussitôt qu’un camarade français qui tenait un petit atelier de reliure habitait tout à côté et qu’il nous donnerait certainement tous les renseignements que nous voulions. Il nous écrivit aussitôt quelques lignes sur un papier qui devaient me servir de recommandation. […]

Le camarade Durant, auquel Grave m’avait recommandé, était un vieil homme qui tenait un atelier de reliure avec un ami. Il nous reçut chaleureusement, mais il m’expliqua qu’il ne me fallait pas nourrir de grands espoirs quant au travail, en m’indiquant que, dans notre profession, les temps florissants étaient finis. Le mieux que je pouvais faire, pensait-il, c’était de me procurer les outils nécessaires et de travailler chez moi, à mon compte. À Paris, me dit-il, il y avait plusieurs centaines de modestes ouvriers qui gagnaient leur pain de la sorte. […] Si j’acceptais de suivre ce conseil, il mettrait à ma disposition une vieille presse manuelle, qui était aussi équipée pour couper le papier. Il me faudrait toutefois investir quelques francs dans la remise en état de cet antique outil.

Je n’avais vraiment pas les moyens d’hésiter. Comme je n’avais pour l’instant absolument aucune perspective de trouver une place, mais qu’il me fallait absolument faire quelque chose pour gagner de quoi vivre, même modestement, j’acceptai sur-le-champ la proposition. Durant me donna des recommandations pour plusieurs amis libraires du Quartier latin et une petite liste des prix pratiqués pour les différents travaux, sur laquelle je pouvais m’appuyer. Nous démontâmes la vieille presse et emportâmes les pièces tout de suite pour ne pas perdre de temps. Quelques jours plus tard, je me fabriquai avec l’aide d’un ami menuisier un petit établi, et après avoir emprunté quarante ou cinquante francs à quelques camarades pour me procurer les autres outils indispensables et un peu de matériau, je pouvais commencer le travail, pour peu que je trouvasse quelque chose à faire. Mais la chance me sourit. Deux des libraires auxquels Durant m’avait recommandé me donnèrent chacun une série de travaux, de telle sorte que j’eus de quoi faire les premières semaines.

Mes rencontres avec Kampffmeyer et Cohen

C’est à l’Association des socialistes indépendants que je fis connaissance avec Bernhard Kampffmeyer [1], qui, à cette époque, habitait à Paris. Lui et son frère Paul avaient participé à tout le mouvement des « Jeunes » en Allemagne et connaissaient tous les camarades de Berlin. Wilhelm Werner m’avait recommandé dans une lettre et nous devînmes bientôt de véritables amis. Durant son séjour à Paris, Bernhard se familiarisa avec les théories anarchistes et consacra dès lors toute son énergie au mouvement libertaire. Lorsque je fis sa connaissance, il était en train de traduire en allemand La Conquête du pain de Kropotkine, traduction qui devait paraître plus tard à Zürich sous le titre Wohlstand für alle. Kampffmeyer était un personnage extrêmement aimable et serviable, qui avait dépensé pour le mouvement une part non négligeable de sa modeste fortune. Comme il était toujours prodigue de son argent, il était sans cesse assailli par des « nécessiteux » de toute espèce qui profitaient ainsi de sa générosité.

L’écrivain hollandais Alexander Cohen était alors un de ceux qui coûtaient le plus cher au brave Bernhard. À force de fréquenter Kampffmeyer, je le connus bientôt très bien, car il était son inséparable compagnon à Paris. Ce Cohen mérite qu’on s’attarde sur son cas, parce que, s’il s’entendait bien à couler aux dépends d’autrui une vie libre et sans attaches, il faut avouer que sa fréquentation remboursait largement les dépenses qu’il occasionnait. Alexandre Cohen était un homme doué et intelligent, qui maîtrisait la langue française aussi bien à l’oral qu’à l’écrit, ce qui est rare chez les étrangers. Il avait traduit en français les Einsame Menschen (Les Solitaires) de Gerhart Hauptmann et également, si je ne me trompe, Die Weber (Les Tisserands) [2]. La qualité de son travail lui avait permis de se faire un nom qui aurait pu lui permettre de gagner confortablement sa vie en tant qu’écrivain. Mais c’était un bohème de naissance, auquel manquait toute idée d’autodiscipline. Alors qu’en plus du français et de sa langue maternelle, le hollandais, il parlait aussi l’allemand, l’italien, l’espagnol et le malais, il ne faisait que rarement usage de ses connaissances et ne condescendait à travailler que s’il ne trouvait personne à taper. Il avait développé à partir de cet art de vivre toute une vision du monde et il était assez sincère pour ne pas s’en cacher.

Lorsque je fis sa connaissance, il avait environ trente ans. Tout jeune, il s’était engagé, contre la volonté de ses parents, dans l’armée coloniale hollandaise et avait servi comme soldat quelque part à Sumatra ou à Java jusqu’à ce qu’il commençât à en avoir assez et abandonnât son poste. Il n’oublia pas, cependant, d’emporter son fusil avec lui. Lorsque j’allai lui rendre visite dans son appartement de la rue Lepic, ce fusil était suspendu au-dessus de son lit comme un trophée et il attira tout de suite mon attention. Cet appartement méritait le détour. Il y régnait un étonnant désordre difficilement descriptible. Le bureau, les chaises, le lit, le sol, tout était recouvert de livres, de brochures et de journaux ; des vêtements émergeaient par endroit, des chemises sales, des chaussettes, des chaussures ainsi que toutes sortes d’objets domestiques. Sur les murs de cette chambre spacieuse, des portraits de Ravachol, Vaillant, Pallas étaient accrochés bien en évidence, avec, à côté d’eux, des affiches améliorées par quelques traits artistiques, ainsi que de précieux dessins originaux de Steinlen, Luce, Pissaro et d’autres, car Cohen avait des relations dans les milieux artistiques parisiens.

De temps en temps, Kampffmeyer essayait de donner un peu de mesure à ce chaos que son amour germanique de l’ordre ne pouvait souffrir, mais, le lendemain, on avait à nouveau l’impression que le déluge était passé par là. Ni Cohen ni sa compagne française Kaya [3], aussi bohème que lui, ne comprenaient les efforts déployés par leur ami allemand. Ils se sentaient visiblement bien dans ce capharnaüm sans formes ni mesure. Cela dit, on ne pouvait pas dire que l’appartement était sale. J’avais surpris Kaya plusieurs fois en train de nettoyer les lieux. Sa façon de procéder était très particulière. Elle dégageait d’abord un coin de la pièce, le nettoyait, puis elle balançait tout ce qu’elle avait dégagé auparavant au même endroit, comme elle l’avait trouvé, avant de continuer, jusqu’à ce que toute la pièce fût récurée sans que rien de ce fatras épouvantable ne fût changé.

Après que Kampffmeyer eut soutenu à coups de sommes assez importantes son insouciant ami durant des mois, sans que celui-ci ne se sentît obligé de se mettre à faire les travaux que lui confiaient des éditeurs français, il lui fit gentiment des reproches et lui suggéra d’essayer enfin de subvenir seul à ses besoins. Ce à quoi Cohen lui répondit en toute quiétude : « Tu sais bien, mon cher Bernhard, que Bismarck a soutiré six milliards à la France après la guerre qu’elle avait perdue. Il est donc tout à fait normal que tu contribues, toi, en tant qu’Allemand, à réparer ce dommage et que tu me rendes ma part de cet argent volé. Quand ce sera fait, j’aurai toujours le temps de chercher du travail. »

Cohen avait une répugnance absolue pour tout ce qui était allemand. L’Allemand était pour lui le Philistin dans toute sa splendeur, né avec un bonnet de nuit sur la tête. « Les Allemands ne feront jamais la révolution , disait-il, parce que le gouvernement l’a interdit. » Le mot verboten était pour lui la composante la plus importante du vocabulaire allemand et il affirmait que toute l’histoire allemande pouvait être résumée par ce seul mot. Il en avait particulièrement contre les Allemands pour leur respect de l’autorité, qu’il prenait pour un signe de déficience mentale. « Parlez de liberté à un Allemand, disait-il, et il s’imagine aussitôt un enclos. » Naturellement, il n’estimait pas beaucoup le mouvement socialiste allemand et y voyait « du petit-bourgeois traduit en prolétarien ». […]

Bombe à la Chambre

Le 9 décembre 1893, les journaux du soir de Paris annoncèrent qu’un attentat à la bombe avait eu lieu à la Chambre des députés, ce qui provoqua une très grande émotion dans toute la ville. Je me souviens encore parfaitement aujourd’hui de l’impression que cette nouvelle inattendue produisit sur nous tous. Je l’appris le soir en entendant les vendeurs de journaux à la criée dans la rue alors que je rentrai du travail. Les premiers comptes rendus étaient peu bavards. Il en ressortait simplement qu’un certain nombre de personnes avaient été blessées dans l’attentat mais que personne n’avait été tué, et que son auteur avait pu être arrêté dans la galerie de la Chambre.

Lorsque je pénétrai peu de temps après dans le petit restaurant où j’avais coutume de dîner et qui n’était fréquenté que par des ouvriers et des petits artisans, je trouvai tout le monde dans un état de grande excitation. On riait, on criait et on lançait toutes sortes de quolibets, comme les Parisiens en ont l’habitude. Mais je n’entendis pas une parole qui exprimât la réprobation ou l’indignation. Mon voisin de table, un horloger français, avec lequel il m’arrivait de discuter pendant les repas, me dit, sarcastique, « qu’une petite purge à la Chambre ne pouvait pas nuire aux voleurs de Panama ». […]

Après le repas, je me dirigeai vers le domicile du Père Meyer, qui habitait le quartier. Je trouvai chez lui un grand nombre de camarades discutant vivement de l’événement du jour. Comme nous nous sentions tous très excités par ce qui venait de se passer et que nous voulions en savoir plus, nous prîmes le chemin d’un café de la place de la Bastille où nous avions nos habitudes. […]

Ce ne fut que le lendemain qu’on en apprit un peu plus. Il s’avéra que l’auteur de l’attentat était un cordonnier nommé Auguste Vaillant qui se reconnaissait ouvertement comme anarchiste. Interrogé sur les raisons qui l’avaient poussé à commettre son acte, il expliqua qu’il avait voulu protester contre un système dont les responsables politiques, loin de représenter les intérêts du peuple, n’avaient que les leurs à l’esprit. Il voulait avant tout faire en sorte que les « représentants du peuple » comprennent que, « si les députés ne s’occupaient pas des malheureux, les malheureux s’occuperaient d’eux ». Vaillant ne nia pas un instant qu’il avait eu l’intention de faire exploser sa bombe juste devant les places de Casimir Perier et des membres de son cabinet. […]

Vaillant n’était connu que de quelques personnes dans le mouvement. Il ressortit de toute l’instruction qu’il n’avait pas eu de complices et qu’il avait mené seul son action. […]

Le 1er janvier 1894, les autorités policières lancèrent des mandats d’arrêt contre des centaines d’anarchistes notoirement connus à Paris, dont seulement soixante-quatre purent aboutir. Parmi les gens arrêtés se trouvait le savant Élie Reclus, un frère aîné d’Élisée Reclus. Élisée ne fut pas arrêté lui-même, mais la police le gratifia néanmoins d’une perquisition en règle. L’arrestation du vieux Reclus déclencha, le lendemain, une tempête de protestations, si bien que les autorités durent bientôt le remettre en liberté. Toute cette histoire n’était en fait qu’une mesquinerie policière contre la famille Reclus.

Le 3 janvier, le quotidien La Petite République publia un arrêté secret du gouvernement à l’adresse des autorités postales, d’où il ressortait que l’on soumettait à la censure policière la correspondance d’environ cent personnes sur le territoire et à l’étranger. Sur la longue liste des gens concernés par ce blocus épistolaire, on trouvait les noms de Jean Grave, Sébastien Faure, Émile Pouget, Charles Malato, Georges Brunet, Armand Matha, Élie Reclus, Élisée Reclus, Paul Reclus, Louise Michel, Errico Malatesta, Pierre Kropotkine et Élisée Bastard.

Le gouvernement conduisit la procédure judiciaire contre Vaillant avec la même hâte qu’il avait mise à faire passer ses lois destinées à bâillonner les gens. Quel que soit le jugement qu’on pût porter sur l’acte commis par Vaillant, c’était la moindre des choses de lui donner la même possibilité de se défendre que celle qu’on ne refusait pas au plus honni des criminels. On peut comprendre que le gouvernement fût particulièrement outré de l’attentat commis par Vaillant, mais le fait d’être anarchiste n’était pas une raison pour lui refuser ses droits d’accusé. Vaillant avait commis son attentat le 9 décembre et avait été emprisonné alors qu’il était blessé. Le rapport médical du 20 décembre expliquait qu’il n’était pas en état de quitter sa cellule avant deux semaines. En dépit de cela, le ministère public avait fixé le procès au 5 janvier. Vaillant avait chargé de sa défense le célèbre avocat Jean Ajalbert, mais le juge d’instruction n’avait mis au courant ce dernier que le 27 décembre. Ajalbert avait alors déposé une demande de report du procès. Lorsque sa requête fut rejetée, il informa le ministère public que, dans ces conditions, il lui fallait abandonner, car il ne pouvait en son âme et conscience défendre l’accusé quand toute possibilité de bâtir une défense efficace lui était refusée.

Vaillant se tourna alors vers Labori, qui devait plus tard, lors de l’affaire Dreyfus, atteindre une renommée internationale. Labori demanda également un report du procès. On lui accorda en tout cinq jours et on fixa le début des débats au 10 janvier. Le fait est que Vaillant n’était pas encore guéri de ses blessures lorsqu’il dut se présenter devant le tribunal. Il n’y a qu’une seule explication à cette précipitation : le gouvernement voulait à tout prix imposer une condamnation à mort et craignait qu’un report important du procès pût laisser du temps au public pour réfléchir.

Le procès eut lieu devant la cour d’assises de la Seine où l’on avait, comme c’était l’usage en ces temps agités, pris toutes les mesures pour éviter les surprises. Les accusateurs avaient bien choisi les jurés. Le procureur leur avait enjoint de prononcer leur jugement « sans peur, c’est-à-dire sans pitié », et c’est ce qu’ils firent. Vaillant garda son calme jusqu’à la fin. Après que les jurés eurent rendu leur verdict, il sourit et dit : « C’est la mort ? Merci bien. »

Après que le procès eut touché à sa fin et que le tribunal eut prononcé la peine capitale contre Vaillant, la vie du condamné reposait entièrement entre les mains du président Carnot. Les journaux réactionnaires avaient remué ciel et terre avant le procès pour convaincre le public de la nécessité d’une telle sentence, dans l’intérêt de l’ordre public et de la sécurité de l’État : désormais, ils faisaient tout pour empêcher la grâce de Vaillant et pour persuader le président de ne pas faire usage de son droit. Rien n’était plus honteux que ces mugissements qui réclamaient la tête d’un homme dont Labori, lors de sa défense, avait dit avec raison : « S’il y a des malheureux, c’est notre faute à tous et Vaillant n’est pas le seul coupable. » Henri Rochefort écrivit dans L’Intransigeant : « Qu’il l’admette ou non, Carnot restera le véritable exécuteur de la peine de Vaillant. Et comme il est le seul à avoir personnellement la responsabilité de cette décision, ce n’est que justice qu’il subisse aussi les conséquences de celle-ci. » C’étaient là des paroles prophétiques qui s’accomplirent plus vite qu’on ne l’aurait alors pensé.

La presse socialiste fut encore plus claire. J. Breton écrivit ainsi dans Le Parti socialiste : « Notre infâme société met dans la main d’un homme la vie d’un autre homme. Elle permet à Carnot d’être assassin ou homme. Quel rôle préférera-t-il ? Nous ne savons ; mais s’il se prononce froidement pour la mort, il n’y aura plus en France un seul homme pour le plaindre, s’il lui arrive un jour le petit désagrément de voir sa carcasse de bois disloquée par une bombe. » Cet article vaudra plus tard à son rédacteur deux ans de prison et une amende de mille francs.

Durant la courte période qui s’écoula entre le procès et l’exécution, tout un mouvement se développa en faveur de la grâce de Vaillant. Le 12 janvier, les députés socialistes de la Chambre allèrent voir le président pour tenter de faire commuer la peine. Une autre délégation de députés des partis les plus divers entama la même démarche. Même l’abbé Lemire, un des rares membres de la Chambre qui avaient été blessés par la bombe de Vaillant, se déclara favorable à la grâce dans une lettre à Labori. Un groupe d’étudiants socialistes du Quartier latin envoya une pétition en faveur de Vaillant au président Carnot, dans laquelle ils expliquaient que de tels actes étaient moins des crimes que des accidents sociaux, et que la vengeance exercée par la loi n’était pas en mesure d’offrir la moindre réparation aux victimes. Le Syndicat des journalistes socialistes soutint cette pétition et souligna le fait qu’on ne pouvait pas faire taire la haine en faisant croître l’exaspération. Le 18 janvier, Sidonie, la petite fille de Vaillant, envoya une lettre enfantine à l’épouse de Carnot, dans laquelle elle plaidait avec des mots touchants pour la vie de son père. […]

Alors que nous nous trouvions avec quelques camarades, le soir du 4 février, dans l’atelier du Père Meyer, Alexander Beer surgit brusquement et nous annonça que Vaillant devait mourir le matin qui suivait. Il tenait la nouvelle d’un ami français qui travaillait au ministère de la Guerre et qui avait de bons contacts. Quand bien même nous savions que l’exécution devait avoir lieu d’un jour à l’autre, je sentis mon cœur se serrer. On ne parla pas beaucoup ce soir-là. […]

Les exécutions avaient lieu aux premières heures de l’aube, et comme le jour de l’exécution n’était jamais rendu public, le nombre des spectateurs n’était jamais bien important. Comme il était déjà assez tard, Beer avait proposé de passer le temps qui nous restait dans un des cafés en sous-sol du quartier des Halles, dans le Ventre de Paris, qui ne fermaient jamais. Il était à peu près quatre heures et demie lorsque nous prîmes le chemin de la prison de la Roquette. La nuit était froide et humide, inamicale. Lorsque nous atteignîmes notre but, tout était déjà bloqué sauf le coin étroit de la place. Celle-ci était mal éclairée et m’apparut sinistre. On entendait des coups de marteau venant de l’entrée de la prison, dont on n’apercevait que confusément les bâtiments. On s’y livrait apparemment aux derniers préparatifs. La guillotine s’élevait dans la nuit, étrange et menaçante. Nous aurions sans doute à peine pu la voir si une petite lampe portée par une main invisible ne se déplaçait entre les deux montants. Le bourreau vérifiait certainement là-bas que sa machine était en état de marche. Le fond de la place se remplissait lentement de gens qui surgissaient de la nuit comme des ombres. Un silence de cauchemar pesait sur cette scène nocturne, entrecoupé de temps en temps par des bruits de voix étouffés ou par un son strident dans le lointain. Un mouvement indistinct au loin vint enfin nous délivrer de cette pesanteur. Des ordres brefs résonnèrent dans l’obscurité. Puis nous entendîmes le lourd portail s’ouvrir. Un bruit vague nous parvint de l’autre bout de la place. Cela ressemblait à des paroles murmurées que nous ne pûmes comprendre. Tout à coup, nous vîmes une vague silhouette blanche qui arrivait sur la balustrade. Puis un cri qui traversa tous mes membres : « Mort à la société bourgeoise et vive l’anarchie ! » Puis le bruit sourd de la lame. Vaillant avait cessé de souffrir. La Loi avait eu sa part.

Tous mes membres étaient de plomb. De la sueur froide me coulait sur le front. Nous rentrâmes tous chez nous, sans un mot, dans les premières lueurs de l’aube. Je me rappellerai encore longtemps de l’impression glaçante laissée en moi par ce matin sombre. Si je me demande aujourd’hui pourquoi j’ai assisté à cette scène qui répugnait à tout mon être, je ne vois qu’une explication : nous nous sentions, jeunes gens d’alors, tous emportés par une sorte de culte des martyrs, comme c’était courant en ce temps-là. Il est peut-être bon de connaître de telles atmosphères ; cependant, je crois que l’acceptation joyeuse de la vie est plus propice à l’épanouissement de l’esprit humain que cette lueur de gloire qui plane sur les tombes. Les mouvements de contestation sociale auront toujours leurs martyrs, mais on ne doit pas en faire un culte.

Rudolf ROCKER
[Traduit de l’allemand par Jérôme Anciberro et Gaël Cheptou.]