A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Vie et mort d’un anarcho-syndicaliste italien en URSS
À contretemps, n° 26, avril 2007
Article mis en ligne le 26 février 2008
dernière modification le 29 novembre 2014

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À partir de 1922, « après la prise du pouvoir en Italie par Mussolini, la Russie soviétique apparut à nombre d’antifascistes comme un pays de refuge. Il y avait parmi eux des communistes, mais aussi beaucoup d’anarchistes. » [1]

Que devinrent ces réfugiés au cours des années 1930, sous la grande terreur stalinienne ? Grâce au témoignage de quelques rescapés, tel Victor Serge, il est possible de se faire une idée de leur sort qui fut, pour les uns, l’expulsion vers l’Italie fasciste et, pour les autres, la déportation vers les camps de l’extrême nord sibérien, tel Vorkouta. Ainsi, peu de temps après son expulsion d’URSS, Victor Serge écrivait à Magdeleine Paz et à ses amis français qui avaient œuvré pour sa libération : « Nous faisons tous face au fascisme, et nous avons derrière nous une révolution en proie à une terrible réaction intérieure. Beaucoup d’entre nous sont coincés entre deux répressions. Exemple frappant, ces camarades italiens que l’URSS ne consent à laisser sortir qu’à la condition qu’ils se laissent embarquer à Odessa pour l’Italie. » [2]

En 1944 il reviendra, dans l’indifférence générale, sur la question du sort des réfugiés italiens en URSS, en évoquant les plus exemplaires d’entre eux (Luigi Calligaris, Ottelo Gaggi et Francesco Ghezzi), dans un article du New Leader, de New York [3].

En 1990, la parution du livre d’Étienne Manach, Emilio, récit à voix basse (Paris, Plon) est venue, dans un tout autre contexte, interpeller le public et les historiens sur l’un des aspects les plus sombres du stalinisme, pourtant fertile en événements ignominieux, en nous présentant le destin tragique d’un jeune ouvrier communiste italien venu apporter sa « petite pierre » à la construction du socialisme et déporté dans un petit village de l’extrême nord de la Russie [4]. Malheureusement ce livre n’a, semble-t-il, pas eu un écho propre à susciter de nouvelles recherches sur la question de la répression stalinienne contre les révolutionnaires réfugiés en URSS. D’autant qu’à la « fin de l’histoire », promise par certains l’espace d’une saison, est venue se substituer, à partir de l’automne 1989, une brutale accélération des événements historiques avec l’effondrement des régimes d’Europe de l’Est, bouleversant l’ordre européen issue de la Seconde Guerre mondiale.

En avons-nous pour autant fini avec l’histoire et la compréhension du stalinisme ? Rien n’est moins sûr si l’on considère qu’ « il n’y a que les imbéciles pour avoir écrit le dernier mot de cette histoire-là et en avoir à tout jamais fini avec ce monde-là » [5]. Si Branko Lazitch et Boris Souvarine ont pu parler, à juste titre, du « martyrologe du Comintern » [6], il ne faut pas oublier que le stalinisme porte également la responsabilité de l’assassinat de milliers de révolutionnaires indépendants qui croyaient trouver en URSS un refuge, après avoir fui leur pays d’origine livré à une dictature fasciste. Outre les réfugiés italiens, on peut également mentionner pour mémoire les militants allemands chassés par le nazisme, les miliciens socialistes du Schützbund parvenus en URSS après l’écrasement de la Commune de Vienne en février 1934, ainsi que certains antifascistes espagnols après 1939.

Il est, pour nous, hautement symbolique de rappeler que l’anarchiste allemand Erich Müsham fut assassiné par les nazis en juillet 1934 au camp d’Orianenbourg, tandis que sa compagne Zensl Mühsam, après avoir été accueillie en URSS à grand renfort de publicité, fut arrêtée pendant les purges staliniennes de 1936 et condamnée à huit ans de travaux forcés [7]. Le destin de Zensl Müsham, comme celui désormais plus connu de Margarethe Buber-Neumann, illustrent bien la problématique d’un Otto Rühle sur « le caractère bourgeois du bolchevisme et sa proche parenté avec le fascisme » [8].

Parmi tous ces militants persécutés, le destin de Francesco Ghezzi nous a paru particulièrement exemplaire de l’obstination du pouvoir stalinien à exterminer physiquement et moralement un militant anarcho-syndicaliste incorruptible et indépendant. Nous voudrions ici nous attacher à retracer son itinéraire militant et évoquer la campagne de protestation qui se déroula en France, de 1929 à 1931, pour obtenir sa libération après son emprisonnement arbitraire par le Guépéou, puis en 1938-1939 après une nouvelle et dernière arrestation [9].

Dans la mémoire collective, si tout un chacun connaît, au moins de nom, l’affaire Sacco-Vanzetti, il n’en est absolument pas de même pour ce que l’on est en droit d’appeler l’affaire Francesco Ghezzi. En donnant les premiers éléments de cet épisode du drame des révolutionnaires réfugiés en URSS dans les années 1930, cet article, sans aucunement prétendre à l’exhaustivité, permettra de replacer dans une perspective historique un aspect aussi négligé que méconnu du combat des libertaires contre l’extermination du mouvement révolutionnaire international par la contre-révolution bureaucratique.

Enfance, révolte et exil

Francesco Ghezzi naquit le 4 octobre 1893 à Cusano Milanino [10]. Son père, très catholique, travaillait comme jardinier dans un couvent. Après l’école élémentaire, le jeune Francesco commença à travailler comme ouvrier tourneur. Il fut d’abord employé dans une imprimerie, puis dans un atelier de repousseur. Il fut arrêté pour la première fois à Milan à l’âge de 16 ans, après avoir participé aux manifestations en faveur de Francisco Ferrer.

Il fréquenta ensuite la Camera del Lavoro et sympathisa avec des militants anarchistes. En 1912, l’administration d’un éphémère hebdomadaire milanais – Il Giornale anarchico – lui fut confié par ses compagnons de lutte et d’idées. Ghezzi, malgré son jeune âge, fut mêlé aux nombreux mouvements sociaux qui agitaient l’Italie en 1913-14, l’Unione Sindacale Italiana (USI) étant le fer de lance de nombreuses grèves ouvrières et mouvements sociaux. Pendant l’été 1913, il fut à nouveau arrêté à la suite d’une manifestation consécutive à un immense meeting de l’USI pour soutenir une longue grève des métallurgistes de Milan.

En 1916, un groupe d’anarchistes milanais décida d’appeler pour le 30 avril à un grand rassemblement de femmes contre la guerre sur la principale place de la ville, la piazza del Duomo. Ghezzi faisait partie du groupe de militants, hommes et femmes, qui préparait, dans des conditions proches de l’illégalité, cette manifestation contre la guerre. Le jour prévu, la manifestation se heurta à un important dispositif policier et fut réprimée avec une extrême violence. Vingt femmes et trois hommes, dont Francesco Ghezzi, furent arrêtés.

Peu après, avec la complicité de quelques camarades, il passa illégalement en Suisse pour échapper à l’armée et continuer à militer contre la guerre et pour la révolution sociale. Même dans un pays neutre, il était difficile et dangereux d’aller à contre-courant de la folie chauvine et guerrière. Ghezzi fut mis en cause avec tout un groupe d’anarchistes dans le procès dit des « bombes » [11]. Au bout de seize mois de détention dans les prisons helvétiques, il fut acquitté, mais sa santé s’était beaucoup altérée et ses poumons le faisaient souffrir.

La brochure des amis de Ghezzi était volontairement moins précise pour évoquer son action en Italie dans l’immédiate après-guerre « pour ne pas nuire à ceux qui furent impliqués dans ces événements et qui restent encore sous la coupe du fascisme ». Le rédacteur indiquait cependant que Ghezzi « se mêla à tous les événements où les prolétaires milanais affirmèrent leur volonté de lutte ». Et les occasions étaient nombreuses dans une période de grèves ouvrières radicales qui devaient aboutir au mouvement d’occupation des usines de 1920.

Ghezzi militait avec un groupe d’anarchistes individualistes qui s’exprimait dans le journal L’Individualista. C’était, avant tout, la nécessité d’agir qui l’animait et « le dégoût de la phraséologie sévissant dans le mouvement ouvrier politique », de même que l’esprit d’arrivisme qui empoisonnait certains syndicats. Il se lia, à cette époque, avec Nicolas Lazarevitch qui se trouvait à Milan au moment des occupations d’usines [12].

Le 15 mars 1921, Malatesta, Borghi et Quaglino, détenus sans jugement depuis cinq mois, entamaient une grève de la faim. Le 23 mars, une bombe explosait au théâtre Diana, à Milan, qui visait le commissaire de police Gasti, célèbre pour ses méthodes répressives. Absent ce soir-là, la bombe, déposée par des anarchistes individualistes manipulés, semble-t-il, par la police, manqua son but, mais fit de nombreuses victimes dans le public [13].

La police voulant mêler Ghezzi à cet attentat et les autres pays n’étant pas sûrs, il décida de se réfugier en Russie, où il arriva en juin 1921 pour représenter, avec deux camarades, l’USI au congrès de l’Internationale syndicale rouge (ISR).

Pendant cet été 1921 se nouèrent, selon Victor Serge, « quelques amitiés durables et mêmes définitives ». Il évoque les figures de Francesco Ghezzi, « ouvrier italien, de l’Unione Sindacale, au visage dur et ouvert » et de Jacques et Clara Mesnil, élèves d’Élisée Reclus et liés à Romain Rolland, eux aussi d’esprit libertaire [14]. Jacques Mesnil jouera, quelques années plus tard, un rôle de tout premier plan dans la campagne que mèneront les amis français de Ghezzi pour obtenir sa libération.

C’est probablement vers la même époque que Pierre Pascal rencontra Ghezzi pour la première fois, parmi les réfugiés italiens, en même temps que Nicolas Lazarevitch. Il en donne, dans ses mémoires le portrait suivant : « Un des plus remarquables était un ouvrier métallurgiste milanais au physique assez affiné, possédant une bonne culture d’autodidacte, aimant la musique, chantant joliment les chants des anarchistes italiens réfugiés en Suisse, à Lugano par exemple : car il était disciple de Malatesta. » [15]

Dans la brochure du comité de soutien, Jacques Mesnil se faisait l’écho des doutes et des interrogations qui n’avaient pas manqué d’assaillir Ghezzi devant les événements dramatiques de cette année 1921, notamment l’écrasement du soulèvement de Kronstadt et la mise en œuvre de la « Nouvelle Politique économique » que Mesnil définissait comme « une politique de concessions au capitalisme ».

En outre, Ghezzi put assister en spectateur au congrès de l’Internationale communiste (IC) où fut débattue, entre autres problèmes, la question de la gauche du parti. Toujours selon Jacques Mesnil, « les dictateurs avaient donné le coup de barre à droite : il s’agissait, pour eux, de conserver le pouvoir en faisant des concessions aux éléments non communistes, aux capitalistes, aux paysans, aux petits bourgeois. La gauche, c’étaient les intransigeants qui voulaient s’en tenir aux principes du communisme (…) et c’étaient surtout ceux qui voulaient rendre aux ouvriers la part prépondérante dans le gouvernement de la République des Soviets, passé aux mains de l’état-major du PC ».

Le congrès du PC russe, qui avait précédé de peu le congrès de l’IC, avait marqué la défaite de la « gauche » du PC, c’est-à-dire l’Opposition ouvrière de Kollontaï et Chliapnikov. Selon Jacques Mesnil, « entre les diverses tendances qui se dessinaient déjà dans le PC, ses sympathies [celles de Ghezzi] allaient naturellement à l’Opposition ouvrière » [16]. Ghezzi avait pu prendre connaissance de la brochure d’Alexandra Kollontaï, L’Opposition ouvrière, traduite en français sous le manteau par Pierre Pascal pour ses proches.

En 1922, Ghezzi se rendit en Allemagne où le gouvernement italien réclama son extradition. Il fut emprisonné par le ministre social-démocrate Severing en attendant d’être extradé, mais l’opinion ouvrière fut alertée sur son sort par une campagne de solidarité à laquelle les diverses sections de l’IC prirent part. La Correspondance internationale écrivait à son propos, en date du 2 septembre 1922 : « Maintenant il y a un révolutionnaire à sauver, un authentique, un ouvrier, Francesco Ghezzi », en précisant que « sa droiture absolue et son juvénile courage sont appréciés de tous ceux qui l’ont approché ». En novembre 1922, une manifestation ouvrière vint jusque sous les fenêtres de la prison de Moabit, où était incarcéré Ghezzi, pour exprimer sa solidarité avec l’ouvrier italien en grève de la faim [17]. Finalement, sous la pression accrue de l’opinion ouvrière, les ministres sociaux-démocrates de Prusse refusèrent l’extradition de Ghezzi vers l’Italie, mais lui enjoignirent de quitter le pays dans les plus brefs délais [18].

Ghezzi décida alors de retourner en URSS, où il arriva pendant l’hiver 1922-23. Les conditions de sa détention à Moabit avaient fait revenir la tuberculose contractée dans les prisons helvétiques quelques années auparavant. Après un bref séjour dans un sanatorium près de Moscou, les médecins lui conseillèrent d’aller en Crimée, le Midi russe, pour y bénéficier d’un climat plus propice à son complet rétablissement. Selon Pierre Pascal, « un jour vint où, par une heureuse fortune, Ghezzi et un autre réfugié italien reçurent du soviet de Yalta en Crimée la jouissance d’une maison avec un assez vaste jardin abandonnée par son propriétaire d’avant 1918 » [19].

Boris Souvarine, qui fut l’hôte de la petite communauté de Yalta pendant l’été 1924, la décrit comme suit : « Notre minuscule “commune” consistait en un jardin abandonné par son ancien détenteur bulgare et octroyé par le soviet local à deux copains anarcho-syndicalistes italiens qui avaient fui le fascisme, Francesco Ghezzi et Tito Scarselli. Lazarevitch les connaissait bien, et en compagnie de Pierre Pascal, ils avaient défriché le terrain qui, par leur labeur, était redevenu un jardin luxuriant. Dans la maison saccagée par la guerre civile, il ne restait guère de portes et de fenêtres, mais cela n’avait pas d’importance sous le climat paradisiaque de la Crimée méridionale. Les fruits et les légumes du jardin suffisaient presque à assurer notre subsistance. Autour d’un noyau stable d’occupants, il y eut des hôtes de passage, et nous avons compté avec amusement jusqu’à seize tendances ou nuances d’opinion, à l’exception de la tendance officielle. » [20]

Aux côtés des fondateurs de cette communauté se côtoyaient Pierre Pascal et sa future femme, Eugénie Roussakova, Pierre et Nicolas Lazarevitch, Yvon Guiheneuf [21], ainsi que plusieurs militants russes, plus tard victimes des purges staliniennes. Une descente du Guépéou, dans la nuit du 7 octobre 1924, à la recherche de Nicolas Lazarevitch et d’une imprimerie anarchiste, mit fin, selon Souvarine, à l’expérience. De son côté, Pierre Pascal semble se souvenir que « la Commune n’en continua pas moins, mais ne reçut plus autant de visiteurs » [22]

Outre cette incertitude, la brochure des amis de Ghezzi notait qu’il revint à Moscou « vers 1924, désireux de reprendre contact avec la vie plus active des grands centres », alors que, selon Pierre Pascal, « Francisco [sic] […] ne revint à Moscou que le 18 octobre 1926 » [23]. Quelle qu’en soit la date exacte, Francesco Ghezzi vécut, après son retour à Moscou, la vie quotidienne d’un ouvrier soviétique ordinaire, connaissant des périodes de dur labeur et de pénibles mois de chômage à rechercher un travail parmi des milliers de sans-emploi, s’épuisant dans d’interminables démarches infructueuses auprès des soi-disant « Bourses du Travail ».

Après avoir travaillé dans un atelier scolaire d’horlogerie, il fut prit, à l’essai, en janvier 1927, « dans un atelier de bijoutier alimentant le magasin du Kouznetski […], en réalité […] dépendant du Guépéou » [24]. En février, il fut embauché définitivement et partagea le lot commun des travailleurs russes, constatant notamment les ravages de l’alcoolisme et la réduction inavouée des salaires ouvriers.

En 1927, pour les visiteurs étrangers de passage à Moscou pendant les cérémonies du dixième anniversaire de la révolution, tels Pierre Naville et Gérard Rosenthal, deux jeunes communistes français proches de l’opposition trotskiste, Francesco Ghezzi, rencontré chez Victor Serge et Pierre Pascal, était l’intermédiaire idéal pour connaître la vie des travailleurs soviétiques. C’est ainsi qu’il emmena Pierre Naville voir un bureau de chômage « où s’accumulaient des centaines d’hommes recherchant un travail », image désolante de « l’éternel malheur des prolétaires » [25].

Selon F. Bonnaud, envoyé en délégation à Moscou par l’Union locale des Syndicats unitaires d’Angers en 1928, Ghezzi avait travaillé assez régulièrement jusqu’en 1927 de son métier de repousseur en métal précieux, « mais à ce moment-là déjà la répression le frappa, on n’osa pas l’arrêter, le jeter en prison, mais on lui supprima le travail, si bien qu’au mois de mars 1928 il y avait déjà huit mois qu’il n’avait pu trouver d’embauche » [26]. En outre, F. Bonnaud indiquait qu’au moment de son voyage en URSS, Ghezzi était déjà l’objet d’une surveillance étroite. Malgré cela, le syndicaliste rapportait que Ghezzi, grâce à sa connaissance satisfaisante de la langue russe, pouvait « enquêter dans des quartiers pauvres et populeux de Moscou, tels que Taganka ». L’écrivain roumain de langue française Panaït Istrati, également invité en URSS en 1927, était donc parfaitement en droit d’écrire, deux ans plus tard, que Ghezzi était « le rapporteur le plus fidèle de la vie ouvrière dans les fabriques et usines » [27].

Alors que la répression contre les propres membres non conformistes du parti au pouvoir allait entrer dans une nouvelle phase, une personnalité indépendante comme Ghezzi ne pouvait que susciter la méfiance des organismes de répression soviétiques [28].

L’arrestation et la campagne de soutien

C’est Boris Souvarine qui, dans La Lutte des classes, rendit l’affaire publique en indiquant que Francesco Ghezzi avait été arrêté à Moscou dans la nuit du 11 au 12 mai [29]. Souvarine expliquait le sens de son appel en faveur de l’anarchiste italien : « Nous n’intervenons pas pour un camarade en raison des liens personnels qui nous unissent mais dans sa personne, nous défendons la cause supérieure de la révolution, bafouée par un pouvoir non élu qui s’est imposé au peuple russe à la faveur de la lassitude et ne se maintient que par l’état de siège. »

En outre, Souvarine posait un double problème devant cet acte de répression anti-ouvrière. D’abord celui de la solidarité du mouvement révolutionnaire international dans ses différentes composantes. « Les groupements qui ne réagissent qu’en faveur d’un des leurs révèlent leur esprit de clique et n’ont aucune chance de se faire entendre », écrivait-il en souhaitant que le soutien à Ghezzi soit unanime dans tout ce que le mouvement ouvrier avait de sain et de non corrompu par le stalinisme. Le second problème soulevé était celui de cette catégorie d’intellectuels dont le talent servirait pendant des décennies à rendre présentable un pouvoir totalitaire et anti-ouvrier. Avec eux, nul compromis n’était possible pour Souvarine. Au contraire, il fallait tenter de faire pression sur ces serviteurs zélés du stalinisme pour faire reculer le pouvoir soviétique : « Il y a, dans les principaux pays d’Europe, tout près de nous, des responsables, les complices bénévoles ou mercenaires des emprisonneurs, (…) ce sont ces pseudo-intellectuels qui se prostituent au gouvernement soviétique dans toutes sortes de comités et camouflages d’organisations destinés à approuver mordicus tous les agissements des caissiers de Moscou. »

Quelques mois plus tard, alors que les amis français de Ghezzi craignaient pour sa vie à cause des mauvaises conditions de sa détention à Souzdal, Souvarine s’exprima à nouveau, dans un sens similaire mais en radicalisant encore son propos : « Allons-nous nous borner à des platoniques protestations ou nous décider enfin à une action énergique pour sauver cet ouvrier révolutionnaire ? Pourquoi ne pas user de représailles sur la personne méprisable d’un Cachin, d’un Barbusse, ou de tout autre saligaud de la même espèce, jusqu’à ce qu’on nous rende notre camarade sauf ?
Ces marchands de soviétisme cesseraient d’encourager la répression des idées révolutionnaires en URSS s’ils se savaient exposés ici à des risques en même temps qu’ils profitent des bénéfices de leur ignoble métier, et l’on y regarderait à deux fois là-bas avant de martyriser un militant unanimement respecté s’il fallait s’attendre à des contrecoups dans l’Internationale. » [30]

Peu après, l’arrestation de Ghezzi était annoncée dans les colonnes de l’hebdomadaire de l’Union anarchiste, Le Libertaire, et dans la revue syndicaliste révolutionnaire La Révolution prolétarienne. Dans l’hebdomadaire anarchiste, Nicolas Lazarevitch stigmatisait « un nouveau crime du gouvernement russe » en évoquant l’itinéraire militant de Ghezzi et en rappelant le contexte de cette arrestation : « Le gouvernement dit communiste encouragé par l’indifférence avec laquelle le monde civilisé apprit la disparition dans les mêmes bagnes d’un autre réfugié politique italien, Alfonso Petrini, répète son coup, et ainsi se trouve posée la question de l’existence de quelques proscrits italiens, français, bulgares, anarchistes ou communistes de gauche, qui vivaient jusqu’à maintenant en Russie, à condition de ne pas exprimer au grand jour leurs idées. » [31]

Dans la revue syndicaliste, c’était Pierre Monatte qui établissait la leçon essentielle à tirer de cette nouvelle exaction : « Elle oblige à se demander si la Russie de Staline n’a plus d’autre asile que la prison à offrir aux révolutionnaires “étrangers” traqués dans leur pays d’origine. » [32]

L’insistance de tous les commentateurs à rappeler le passé politique de Ghezzi, et notamment l’intervention de l’Internationale communiste en sa faveur quelques années plus tôt, indiquait bien, pour tous ceux qui refusaient le stalinisme, le chemin parcouru par l’URSS de la solidarité avec les révolutionnaires persécutés à la persécution de ceux-ci, déjà traqués sur leur propre sol.

Peu après, ce fut Contre le courant, organe de l’Opposition communiste, qui titra sur une page entière « Staline emprisonne un révolutionnaire italien », en précisant : « Nous le répétons, Ghezzi n’est pas des nôtres, c’est un anarchiste syndicaliste, mais c’est un révolutionnaire que les Soviets eux-mêmes ont reconnu comme tel, puisqu’ils ont fait campagne en sa faveur, qu’ils l’ont arraché aux bagnes de Mussolini et qu’ils l’on accueilli amicalement. » [33]

Le mensuel de l’Opposition communiste demandait donc que Ghezzi soit jugé devant un « tribunal prolétarien » afin de déterminer si quelque chose pouvait lui être reproché. « Sinon, concluait le rédacteur anonyme de ce texte, s’il s’agit d’une de ces mesures arbitraires et provocatrices dont Staline a le secret, qu’on laisse partir à l’étranger ce révolutionnaire italien, puisque la Russie soviétique semble n’être plus désormais l’asile naturel de tous ceux qui luttent pour le prolétariat… »

L’article le plus complet sur la vie militante de Ghezzi parut, sous la plume de Jacques Mesnil, dans La Révolution prolétarienne. Retenons seulement ici la partie de son texte qui posait, avec la plus grande clarté, la portée politique de cette affaire et les enjeux qu’elle impliquait : « La cause de Ghezzi, c’est la cause du prolétariat tout entier par qui et pour qui la Révolution a été faite et qui doit la défendre, non seulement contre ses ennemis du dehors, mais aussi à l’intérieur contre ses exploiteurs et ses usurpateurs. Défendre Ghezzi, ce n’est pas défendre l’homme de tel ou tel parti, de telle ou telle fraction, c’est défendre la cause du prolétariat dans son effort d’émancipation, d’auto-éducation, de réalisation d’une société nouvelle, d’affermissement de ses conquêtes. »

Et Jacques Mesnil de conclure :

« Rien ne symbolise mieux l’opposition de la nouvelle classe d’oppresseurs, qui s’est formée dans les cadres du parti communiste, à l’émancipation complète du prolétariat. Du fascisme à la bureaucratie soviétique en passant par le social-patriotisme, Ghezzi aura subi l’assaut de toutes les forces de réaction qui s’opposent à l’ascension des prolétaires. Si ses frères de tous les pays ne réussissaient pas à l’arracher à la mort qui le menace, ils auraient à enregistrer une grave défaite. » [34]

Les amis de Ghezzi dans les milieux intellectuels sympathisants de la révolution russe avaient déjà commencé à se concerter, ainsi qu’en témoigne une courte missive de Panaït Istrati à Marcel Martinet, de juillet 1929, pour discuter le cas Ghezzi : « Pourrais-tu venir demain chez moi ? A 4 heures ½, il y aura une petite réunion d’amis : Mesnil, Naville, Souvarine, toi et moi. » [35]

Istrati, dès la fin mai 1929, avait écrit à Romain Rolland en lui suggérant d’adresser un télégramme à Kalinine, le président de l’Union soviétique, en y associant d’autres écrivains, à propos de Ghezzi et Victor Serge. Malgré d’énormes divergences entre Istrati et Rolland, qui devaient aboutir peu de temps après à leur rupture à la suite de la publication par Istrati de Vers l’autre flamme, on retrouva la signature des deux écrivains dans un appel pour Francesco Ghezzi, émanant d’écrivains, d’artistes et de savants qui avaient exprimé publiquement, à diverses occasions, leur sympathie pour la révolution russe.

Cette requête, d’un ton modéré, adressée aux autorités soviétiques, exprimait « le plus grand étonnement » des soussignés en apprenant l’arrestation de Ghezzi à Moscou. Après avoir sommairement évoqué la vie militante de Ghezzi et le soutien que lui avait apporté l’IC en 1922, l’appel concluait en demandant sa libération immédiate et la possibilité, si Ghezzi le souhaitait, qu’il puisse aller vivre à l’étranger. « Nul doute qu’il n’y reste ce qu’il a toujours été : le compagnon de tous ceux qui luttent pour l’émancipation de la classe ouvrière et l’avènement d’une société prolétarienne. »

Suivaient les signatures : Romain Rolland ; Édouard Autant, architecte ; Mme Autant-Lara, de la Comédie-Française ; Jean Richard-Bloch ; Félicien Challaye ; Mme Duchêne ; Georges Duhamel ; Luc Durtain ; Jules Grandjouan ; Panaït Istrati ; Charles-André Julien ; Paul Langevin ; Marcel Martinet ; Frans Masereel ; Mathias Morhardt, ancien secrétaire général de la Ligue des droits de l’homme ; Charles Vildrac, Mme Andrée Viollis ; Léon Werth.

Selon Jacques Mesnil, qui présentait ce texte dans La Révolution prolétarienne, ce document avait été remis depuis près de deux mois à l’ambassade d’URSS, à Paris, sans qu’il reçoive jusque-là la moindre réponse [36]. Il n’en recevra pas plus par la suite. Par contre, « les petits journaux communistes italiens qui reçoivent les instructions de Moscou » imprimaient que Ghezzi était un agent de l’ambassade fasciste. Selon J. Mesnil, il ne pouvait y avoir rien de plus stupide que cette calomnie qui prouvait seulement que Ghezzi avait été emprisonné uniquement « à cause de ses opinions syndicalistes anarchistes, et en l’absence de tout prétexte légal ». En conclusion de son commentaire sur cet appel, J. Mesnil insistait sur la nécessité de « protester publiquement, énergiquement et à maintes reprises », car on ne pouvait se contenter « de solliciter des réponses qui ne viendront jamais », allusion probable à la réticence manifestée par un Romain Rolland ou un Jean Richard-Bloch qui ne se permettront plus, au cours de la décennie suivante, de semblables dérapages dans leurs jugements sur l’Union soviétique, y compris au moment des procès de Moscou.

La correspondance publiée entre Romain Rolland et Maxime Gorki met à jour les motivations de l’auteur de Jean-Christophe dans cette affaire. Dans une lettre du 26 janvier 1930, après avoir sommairement présenté le cas Ghezzi à Gorki, Romain Rolland écrivait : « Rien ne fait plus grand tort au gouvernement soviétique, dans l’opinion de ses plus sincères amis, à Paris. » En effet, la mort de Ghezzi en prison « achèverait de détacher de l’URSS la petite poignée d’intellectuels révolutionnaires français qui lui reste encore fidèle ». C’était donc au nom de la défense de l’URSS (« je n’ai cessé de défendre l’URSS en France », répétait-il à Gorki) que Romain Rolland intervenait pour que « les gouvernants de l’URSS ne jouent pas avec la désaffection de ceux qui la défendent encore en Occident ! » [37].

Plusieurs mois après cet appel, une seconde déclaration afin d’obtenir « justice pour Ghezzi » fut publiée par « les militants du mouvement ouvrier, ainsi que les écrivains libres de toute attache » suivants : Jacques Mesnil, Luigi Fabbri, Louis Bertoni (Suisse), Panaït Istrati, Ugo Treni, Magdeleine Paz, Nicolas Lazarevitch, Nicolas Faucier, Pierre Monatte, Jean-Paul Finidori, Ernestan, Hem Day (Belgique), F. Bonnaud, Ida Mett, Brand (États-Unis) [38].
Enfin, du côté des intellectuels, la « revue littéraire des Primaires » Les Humbles prit position en faveur de Ghezzi dans un éditorial cosigné par Maurice Parijanine et Maurice Wullens qui affirmait : « Nous défendons, malgré bien des déboires, la plus grande des révolutions prolétariennes. Mais nous n’acceptons pas que Djougachvili, dit Staline, déshonore la révolution d’octobre. » [39]

De son côté l’hebdomadaire anarchiste Le Libertaire enregistrait de nombreuse protestations et prises de positions en faveur de Ghezzi. Dans sa « tribune syndicale » du 20 juillet 1929, le syndicaliste A. Guigui invitait la classe ouvrière internationale à « faire entendre sa voix et ne point abandonner les siens ». Quelques jours plus tard, l’hebdomadaire publiait une « Lettre aux gouvernants russes » émanant du secrétariat de l’Association internationale des travailleurs (AIT), groupement international des syndicalistes révolutionnaires et anarcho-syndicalistes, et signée par Rudolf Rocker et Valeriano Orobón Fernández. L’AIT exigeait

« 1) Que l’acte d’accusation dressé contre Ghezzi et qui est cause de son arrestation soit publié ;
 » 2) Que son procès soit fait bientôt publiquement, en présence d’un avocat russe ou étranger. »

Avant de conclure :

« Le libre prolétariat international, qui a déjà arraché une fois Ghezzi à la vengeance du fascisme, ne le laissera pas périr dans les griffes du Guépéou. » [40]

Pour l’anarchiste italien Luigi Fabbri, sauver Francesco Ghezzi était « un engagement d’honneur pour les anarchistes, pour tous les prolétaires avides de liberté et de justice, pour tous les révolutionnaires ». Fabbri émettait l’hypothèse, tout à fait plausible, que le « gouvernement bolcheviste » souhaitait se débarrasser de Ghezzi en raison de sa profonde connaissance des hommes et des choses d’URSS. En effet, il était devenu « un témoin de ce qu’on a peur de dire devant le prolétariat international » [41].

Début 1930 se constitua, sur l’initiative de militants belges, un comité pour la libération de Ghezzi, afin de réunir les efforts et les bonnes volontés de tous ceux qui, groupements révolutionnaires ou personnalités intellectuels, souhaitaient faire cesser le calvaire de l’ouvrier italien [42]. Ce comité, tirant quelques mois plus tard un premier bilan de ses activités au niveau international, pouvait noter que « les éléments révolutionnaires du prolétariat tout entier sont avertis ». Plus de trente réunions, notamment, avaient été organisées dans les principales villes ouvrières d’Allemagne, grâce à l’aide de l’AIT [43].

Si les dirigeants russes ne se donnaient pas la peine de répondre en faveur de Ghezzi, ils faisaient, par contre, circuler par l’intermédiaire de leurs « agents à l’étranger (…) toutes sortes de versions » [44]. Ainsi Il Riscatto, organe des groupes communistes italiens en Belgique, évoqua un hypothétique attentat à la bombe commis en 1927 contre le Comité communiste de Moscou par un individu appartenant au même groupe anarchiste que Ghezzi. Quelque temps auparavant, le même journal avait prétendu que Ghezzi était un espion fasciste. En dehors du caractère contradictoire de ces accusations farfelues, J. Mesnil souligna qu’il n’avait jamais été question, dans la presse soviétique de 1927, de ce prétendu attentat [45].

La stratégie stalinienne consista, pendant toute la durée de l’affaire, à faire circuler différentes versions calomnieuses des raisons de l’arrestation de Ghezzi par des journaux communistes étrangers, tandis que les autorités russes se réfugiaient dans le plus total mutisme sur la question.

À partir d’octobre 1930, Le Libertaire publia des nouvelles de plus en plus inquiétantes sur la santé de Ghezzi, qui venait d’être transféré à l’infirmerie de la prison de Souzdal dans un état grave [46]. À la fin de l’année, Hem Day tira le bilan des différentes démarches entreprises depuis mai 1929 en faveur de Ghezzi [47]. Outre l’appel des intellectuels déjà évoqué, il indiquait que des amis de Ghezzi, alarmés par son état de santé, « avaient chargé Maître Gustave Joly, du barreau de Paris, d’intervenir auprès de M. Dovgalevsky, ambassadeur de l’URSS à Paris ». Trois lettres datées des 18 mai, 17 juillet et 30 octobre étaient restées sans réponse. En outre, l’AIT avait proposé qu’un avocat allemand, le socialiste indépendant Théodore Liebknecht, puisse se rendre en URSS pour examiner les dossiers relatifs au cas Ghezzi. Là aussi, pas de réponse. Des télégrammes émanant du Comité international de défense anarchiste de Bruxelles, du Bureau antimilitariste de La Haye, de l’AIT de Berlin, de la CGT-SR de Paris, de la CNT d’Espagne, du Syndicat du bâtiment de Bruxelles et de différents groupements anarchistes de plusieurs pays étaient également restés sans suite.

À la même époque, le périodique individualiste La Revue anarchiste prenait position en faveur de Ghezzi, « en dénonçant le bluff et l’hypocrisie de ceux qui se prétendent supérieurs aux bourgeois, alors qu’ils agissent en l’occurrence avec moins de libéralisme » [48].

Une nouvelle phase de la campagne pour Ghezzi débuta, en France, en janvier 1931, avec l’organisation de réunions publiques dans plusieurs grandes villes. La première eut lieu le 7 janvier 1931, aux Sociétés savantes, rue Danton, à Paris. Elle était organisée par le Comité de défense sociale et l’Union anarchiste et réunit environ 700 personnes. Le meeting fut quelque peu perturbé par l’intervention intempestive d’un petit groupe des « Amis de l’URSS », venu porter la contradiction et faire de l’obstruction au nom de cette organisation satellite du PCF. Sous la présidence du syndicaliste libertaire Julien Le Pen, se succédèrent à la tribune Louis Lecoin, Han Ryner, Pierre Besnard – de la CGT-SR –, Pierre Le Meillour, Suzanne Levy, Caillaud – de la Fédération de la Seine de la Ligue des droits de l’homme –, tandis q’un message du publiciste Georges Pioch, absent de Paris, était lu à l’assistance [49].

Le mois suivant, toujours à Paris, les groupes de l’Union anarchiste des 5e, 6e, 13e et 14e arrondissements organisèrent une réunion de quartier « pour Ghezzi et pour les victimes du Guépéou » dans une salle de la rue de l’Arbalète. En province, des meetings eurent lieu, notamment à Toulouse – 7 février – et Bordeaux – 27 février –, ce dernier rassemblant plus de 300 personnes [50].

Parallèlement à la poursuite de la campagne pour Ghezzi, devant l’aggravation de la répression contre les anarchistes en URSS, Le Libertaire publia un numéro spécial intitulé « Sous la botte de Staline », qui s’insurgeait « contre la tyrannie bolcheviste » [51]. L’objectif de ce numéro documentaire sur la répression en Russie était « de contribuer à dessiller les yeux des braves travailleurs qui se laissent encore berner par les paroles ronflantes et mensongères des politiciens communistes » [52].

L’Humanité du 7 février s’en prenant aux militants anarchistes pour leur campagne en faveur de Ghezzi, le Comité de défense sociale affirmait hautement son intention, sans se laisser intimider par les menaces et les calomnies, de poursuivre « par voie de presse et de meetings une campagne destinée à faire connaître à l’opinion publique l’affaire Ghezzi qui ne peut manquer d’être jugée avec la sévérité qu’elle mérite » [53].

Devant l’ampleur que prenait la campagne en faveur de Ghezzi et la détermination de ses défenseurs, il est probable que le gouvernement russe jugea moins risqué pour son image de marque d’adopter une autre tactique, en annonçant la libération de l’anarchiste italien [54].

Le Libertaire revint sur la question à la suite d’un article calomnieux de Paul Vaillant-Couturier dans L’Humanité. Il est à noter que cet article, en indiquant que Ghezzi « avait cru devoir reprendre contre l’État soviétique sa propagande anarchiste », confirmait explicitement que son arrestation et sa détention ressortissaient du délit d’opinion, et uniquement de cela. Reprenant une soi-disant déclaration de Ghezzi « à une de nos connaissances communes » (dixit Vaillant-Couturier), L’Humanité écrivait que Ghezzi ne voulait rien avoir à faire avec Le Libertaire ni quitter l’URSS. Émerveillé par la construction socialiste du plan quinquennal, Ghezzi n’avait plus qu’un désir : « donner sa collaboration à une œuvre grandiose ».

Le Libertaire
semblait avoir compris la signification de cette manœuvre du quotidien stalinien, en écrivant : « Nous voulons espérer que Ghezzi n’aura pas augmenté le nombre de malheureux qui, à bout de résistance physique et morale, ont souscrit à toutes les “amendes honorables” qu’on leur dictait ». De plus, l’hebdomadaire, tout en se félicitant de sa libération, insistait bien sur son caractère très relatif, « car il est toujours sous le contrôle et à la discrétion des autorités bolchevistes » [55]. C’est pourquoi, la semaine suivante, F. Bonnaud titrait son article « Veillons sur Ghezzi » [56] : « Devant la grandeur des protestations que les ouvriers des différents pays faisaient en faveur de Ghezzi, le gouvernement russe décida donc de couper notre propagande, et quand même de se débarrasser d’un gêneur. Il décida alors de lâcher Ghezzi, puis après de le discréditer auprès de ceux qui l’ont défendu, en écrivant des lettres (…) qui font que Ghezzi se rallie au bolchevisme. »

Ce prétendu ralliement fut contesté, notamment par J. Mesnil, à la fois dans une lettre adressée au Libertaire et dans l’hebdomadaire syndicaliste Le Cri du peuple, où il tirait l’enseignement politique des calomnies répandues dans L’Humanité  : « Nous ne finirons pas de défendre Ghezzi, tant qu’on tentera, par des campagnes perfides, de détacher de lui les prolétaires dont la cause est la sienne, et de l’isoler pour le mieux réduire à merci. » [57]

Cette campagne de soutien s’achevait donc sur un bilan mitigé. D’un côté, les amis de Ghezzi avaient réussi à mobiliser une fraction notable de l’opinion ouvrière en faveur de l’anarchiste italien pour obtenir sa libération. Cependant celle-ci était ternie par les calomnies répandues par la presse stalinienne qui avait réussi à jeter un certain trouble parmi ses défenseurs. De plus, Ghezzi était toujours à la merci d’une nouvelle arrestation arbitraire du Guépéou.

Une fois sa santé rétablie, Ghezzi retrouva du travail en usine et reprit sa vie de prolétaire.

Quand, au début 1936, Victor Serge quitta Moscou avec sa famille, une seule personne l’accompagna jusqu’à la gare : « Francesco Ghezzi, maigre et fier, ouvrier d’usine de Moscou, le seul “syndicaliste” qui fut encore libre en Russie » [58]. Cette liberté, toute relative, ne devait pas durer.

Épilogue

C’est en janvier 1938 que se situa le dernier rebondissement de l’affaire Ghezzi. Le Libertaire et La Révolution prolétarienne informaient leurs lecteurs de l’arrestation de l’anarchiste italien. La revue syndicaliste publiait un bref communiqué : « Notre ami Ghezzi, qu’une forte campagne d’opinion ouvrière avait sorti des prisons staliniennes, il y a quelques années, vient d’être à nouveau arrêté. Ouvriers révolutionnaires de toutes tendances, tous à l’action pour que Francesco Ghezzi ne soit pas victime d’une exécution sommaire. » [59]

Le Libertaire s’interrogeait également sur le sort d’un autre réfugié italien, Ottelo Gaggi, et laissait craindre le pire devant le silence persistant des deux hommes [60]. En effet, le courrier qui leur était destiné retournait à l’expéditeur sans explication. Après ce bref article, Le Libertaire ne revint que très rarement sur le sort de Francesco Ghezzi.

Un groupe de ses amis lança dans La Révolution prolétarienne un appel pour obtenir sa libération [61]. Après avoir rappelé la campagne de 1929-31, le texte indiquait que Ghezzi, aussitôt rétabli de sa détention, recommença à travailler dans une usine de Moscou comme ouvrier métallurgiste. Ce simple fait éliminait toutes les accusations des staliniens sur des activités d’espionnage politique ou industriel. La campagne menée en sa faveur, quelques années auparavant, lui avait assuré pendant près de sept ans une relative « immunité », le Guépéou ayant appris qu’il était dangereux de toucher à cet homme sans déclencher une campagne de protestation internationale. La disgrâce de Yagoda et son remplacement par Yejov, à la tête du Guépéou, pouvait expliquer que l’on s’en prenne à nouveau à lui. Les signataires écrivaient : « Nous tenons à prévenir sa majesté Staline I, dont le pouvoir absolu en Russie nous est suffisamment connu, que s’il arrivait malheur à Ghezzi, nous nous chargerions d’y donner des répercussions dont l’extension serait imprévisible. »

On peut se demander si la gravité de la menace n’était pas inversement proportionnelle aux faibles forces que les amis de Ghezzi pouvaient jeter dans la nouvelle campagne de solidarité. En conclusion, ils demandaient sa libération immédiate et la possibilité qu’il puisse partir à l’étranger sans être livré à la police mussolinienne, comme le Guépéou l’avait fait avec un autre réfugié italien, Alfonso Petrini [62].

Le 25 février 1938, N. Lazarevitch, toujours dans la revue syndicaliste, comparait le destin de Ghezzi emprisonné à Moscou avec celui de Boutenko, honoré à Rome. Celui-ci, après une adhésion à l’armée blanche du général Wrangel, fit une brillante carrière à l’Académie diplomatique de Moscou et occupa différents postes à l’étranger, notamment comme représentant de l’URSS à l’Exposition universelle de Paris en 1937. Menacé, comme beaucoup de hauts fonctionnaires staliniens, par une nouvelle vague de répression, il préféra se rendre à Rome faire allégeance à Mussolini.

L’antinomie entre la vie intègre de l’ouvrier anarchiste italien et celle de l’ancien officier blanc devenu haut fonctionnaire stalinien surgissant à Rome pour y vanter le tsarisme et l’antisémitisme, en disait, selon Lazarevitch, beaucoup plus que de longs discours sur les qualités respectives des deux hommes et des deux régimes politiques en présence.

Par ailleurs, N. Lazarevitch écrivait qu’une « délé-gation de militants en vue des syndicats parisiens vient de signaler à Léon Jouhaux l’infamie qui se prépare » et que le secrétaire général de la CGT avait promis d’intervenir [63].

Il faut rappeler, en outre, que N. Lazarevitch avait dénoncé, en décembre 1936, dans La Révolution prolétarienne l’attitude d’une délégation de la CNT-FAI en visite à Moscou pour les fêtes de l’anniversaire d’Octobre 1917 : « Ces camarades étaient parfaitement au courant des emprisonnements et déportations de révolutionnaires en Russie. Ils possédaient des listes de persécutés. Mais ils n’ont élevé aucune protestation en leur faveur ; à leur retour, ils ont assisté au banquet donné en l’honneur de la délégation par le consul russe de Barcelone. Ils se considéraient liés par la nécessité de conserver des relations amicales avec l’État russe. Que doivent éprouver les révolutionnaires italiens, réfugiés politiques en Russie, plus tard déportés en Sibérie et qui avaient fait connaître leur désir d’aller combattre en Espagne ? Des hommes comme Otello Gaggi, qui attendaient la venue de cette délégation comme la libération, et qui apprennent maintenant que la puissante CNT, groupant plus d’un million de membres, occupant une énorme partie des fronts, ayant trois ministres en Catalogne et trois ministres en Espagne, ne daigne même pas, lors d’un voyage à Moscou, protester verbalement contre le maintien en Russie, en prison et en exil de ses frères d’idées ? » [64]

L’année suivante, ce ne seront plus que des interrogations angoissées que lanceront les quelques militants qui, dans l’ambiance de défaite et de démoralisation régnant dans les milieux révolutionnaires, tenteront, malgré tout, de remplir leur devoir de solidarité envers Ghezzi.

J. Mesnil, dont le rôle avait été primordial en 1929-1931, puis avait été un des animateurs de la campagne pour Victor Serge, posa, dans La Révolution prolétarienne, la question qui angoissait tous les amis de l’anarchiste italien : « Francesco Ghezzi est-il mort ? » [65]. Il relatait tous les efforts faits en vain pour retrouver la trace de Ghezzi ou, à tout le moins, être fixé sur son sort. Une lettre recommandée avait été envoyée, à Moscou, à Mme Pechkova, officiellement chargée du secours aux prisonniers politiques [66]. Puis de l’argent avait été transmis, par l’intermédiaire de la Banque commerciale pour l’Europe du Nord (Paris). La lettre était restée sans réponse et l’argent n’avait pas été remis au destinataire. La banque avait informé l’expéditeur que « nous sommes avisés par notre correspondant que le montant du transfert ci-dessus n’a pas été réclamé par le bénéficiaire ». Selon J. Mesnil, « cette formule équivoque pourrait dissimuler la mort de Ghezzi. Mais ce qui tend à nous rassurer, c’est que la somme n’a pas été restituée à l’envoyeur malgré sa demande ».

« Qu’est devenu Francesco Ghezzi ? » C’est par cette angoissante question qu’un rédacteur de la revue syndicaliste lançait un nouvel appel en faveur de l’ouvrier italien [67].

Ghezzi avait disparu depuis maintenant dix-huit mois, et le plus épais silence régnait sur son destin. Arrêté en novembre ou décembre 1937, sans le moindre motif, il avait disparu, comme presque tous les réfugiés étrangers sur lesquels s’était abattue la répression stalinienne à partir de 1936.

Au moment de son arrestation, seules quelques publications signalèrent l’information à leurs lecteurs. Le Rouge et le Noir, de Bruxelles, publia le communiqué des amis de Ghezzi, tandis que Victor Serge lui consacrait un article dans le quotidien belge La Wallonie. J. Mesnil fit de même dans le Bulletin du Comité d’enquête sur les procès de Moscou. Le rédacteur de La Révolution prolétarienne exigeait que ses amis soient informés du sort fait à l’ouvrier italien : « Si Francesco Ghezzi est vivant, qu’on nous le rende. Qu’il vienne manger avec nous, parmi nous, le pain amer des rescapés de toutes les défaites du prolétariat ! Si on l’a fusillé, que nous le sachions ! Que les fusilleurs mettent bas le masque et prennent leurs responsabilités ! »

L’article constatait que l’ampleur des crimes du stalinisme avait installé une sorte de lassitude, compréhensible quand la protestation paraissait vaine et dérisoire, mais qui faisait, en dernière analyse, le jeu des criminels et des assassins. Il demandait l’intervention de Jouhaux auprès des syndicats russes, preuve que la promesse faite à la délégation des syndicalistes n’avait pas été tenue. Il souhaitant, enfin, que l’on demande des comptes sur le sort de Ghezzi aux complices de l’étranger des assassins : « intellectuels, fonctionnaires syndicaux, communistes payés ou sincères ».

Ce sera le dernier article que la revue syndicaliste consacrera à Ghezzi dans ses colonnes, avant de cesser volontairement de paraître après le pacte germano-soviétique et le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Sa dernière protestation rejoignait le contenu du premier article de B. Souvarine, dans La Lutte des classes, en mai 1929, dans l’importance primordiale qu’il y avait à dénoncer les complices étrangers de la dictature stalinienne.

Francesco Ghezzi serait mort à la fin d’août 1941, à Vorkouta.

Charles JACQUIER
Annali 2, Milano, 1993.


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