« Refaire la FAI ? La FAI n’est ni d’hier ni d’aujourd’hui. La FAI est un mouvement très ancien en Espagne. Le nom date d’hier, mais organiquement elle fut fondée en 1869. » L’amalgame est l’arme des menteurs. Cette série d’incongruités a été énoncée par Diego Abad de Santillán [1], un homme qui, depuis son arrivée en Espagne en 1931 jusqu’au début de l’année 1939, imprima sa marque personnelle sur la FAI [2]. Et s’il a pu tenir ces propos avec une certaine impunité, c’est parce que l’image de la FAI reste encore des plus embrouillées. On peut affirmer qu’il y a autant de FAI qu’on veut, auxquelles peuvent recourir aussi bien ses ennemis, ses ex-militants ou les groupes plus ou moins organisés qui aujourd’hui [3] brandissent ce sigle. L’aspect mythique, symbolique, de la FAI a toujours prévalu sur son aspect organique. Sur le plan organisationnel, institutionnel, il faut cependant faire le départ entre deux FAI, non seulement différentes mais même contradictoires : la FAI constituée à Valence en 1927 et la FAI « réformée » à Valence en 1937.
La FAI ne fut pas une création de la CNT, et du moment de sa constitution jusqu’en 1931, elle eut une vie modeste et sans éclat. En revanche, le mythe de la FAI fut bel et bien une création de la CNT ou, pour parler plus précisément, de la tendance confédérale qui prévalut entre 1931 et 1936. Le « faïsme » était une attitude partagée par beaucoup de membres de la CNT qui, de fait, n’appartiendraient jamais à la FAI. On pouvait être à la FAI sans appartenir à la FAI, une curiosité indiscutablement anarchiste. Ce « faïsme » fut d’ailleurs fréquemment critiqué par des groupes de la FAI et, à l’occasion, par le comité péninsulaire de la FAI de 1927.
Quand la charge symbolique de la FAI se manifeste avec la plus grande intensité et efficacité – c’est-à-dire au moment de la polémique avec le « trentisme » [4] –, la FAI vient de sortir de son incognito et commence à vivre dans cette sorte d’illégalité publique qui sera son destin sous la Seconde République, du moins jusqu’en 1936. Pendant cette période, les hommes qui, parlant en son nom, sont les plus écoutés n’en sont pas membres ou ne le seront que très tardivement. Le groupe « Nosotros », successeur du groupe « Los Solidarios », adhérera à la FAI fin 1933, en vue – selon les affirmations de García Oliver [5] – de s’opposer, en son sein, aux tendances anarcho-bourgeoises alors hégémoniques dans la FAI, inspirées par Abad de Santillán, Miró, Montseny, Peirats et quelques autres. Voici ce qu’en dit ce dernier : « La FAI prêta sa bannière contre les “trente” [...]. Comme organisation, nous avions peu de force [...]. Ce fut une marée populaire qui prit le nom de la FAI parce qu’elle avait besoin d’un drapeau et qu’on se faisait une idée mythique de la FAI. Quelques personnalités qui parlaient constamment au nom de la FAI eurent plus d’importance que nous qui la représentions officiellement. Je me réfère à Francisco Ascaso, Buenaventura Durruti et Juan García Oliver. Ces hommes avaient leur petite FAI. [6] »
« La FAI, telle qu’elle a été imaginée par nombre de gens, [...] n’a pas existé. Mais si la FAI était pratiquement inexistante, le fait d’être “faïste” prenait tous les jours plus d’importance, c’est-à-dire le fait d’être favorable à la réalisation de la révolution sociale tout de suite, sans la remettre à demain ou à plus tard. [7] »
Voyons la FAI de 1927 [8]. Il s’agit d’une organisation composée de groupes d’affinité. Quand elle se constitue, la CNT est dans une clandestinité quasi absolue et elle est pratiquement désarticulée. Ce n’est qu’après la proclamation de la Seconde République que la reconstruction mise en œuvre après 1930 commence à produire des effets. Au moment de la création de la FAI, presque tous les militants anarcho-syndicalistes les plus combatifs étaient emprisonnés ou exilés, et ne participeraient pas plus au processus de reconstruction de la CNT. C’est à cette circonstance qu’est due la domination des tendances réformistes au sein des syndicats de la CNT et, partant, la faible présence de la tendance révolutionnaire confédérale au cours du Congrès du Conservatoire (1931).
Dans une publication patronnée [9], de toute évidence, par le groupe qui s’est arrogé pendant quarante ans la représentation « légitime » de la CNT et de l’ensemble du mouvement libertaire espagnol, on affirme que, « en lisant et en relisant l’histoire confédérale, on constate avec une exactitude impressionnante que tous ceux qui ont attaqué la FAI ont toujours été les porte-parole du réformisme confédéral », ce qui est loin d’être historiquement vérifié. Au Congrès du Conservatoire, le plus conservateur des congrès nationaux de la CNT, la tendance réformiste confédérale attaqua la tendance révolutionnaire confédérale, en remportant une victoire à la Pyrrhus. Elle ne s’occupa en rien de la FAI, organiquement insignifiante et dépourvue de toute doctrine générale qui lui fût propre sur les thèmes abordés au cours de ce congrès. En tant qu’organisation, la FAI ne pouvait vaincre le réformisme au sein de la CNT, et elle ne se proposa même pas une telle tâche. En revanche, au moment de sa splendeur en tant qu’organisation, entre 1936 et 1939, la FAI a pu être un facteur essentiel dans le processus de bureaucratisation de la CNT avant d’être responsable de l’immobilisme des organisations résiduelles des cénétistes en exil (1945-1976). Toutefois, « de 1910 à 1924, date de l’avènement de la dictature, la CNT ne fut jamais une organisation déviante, mais au contraire clairement anarcho-syndicaliste » [10].
L’histoire nous met devant le fait suivant : le sigle FAI recouvre des réalités complexes, ambiguës, fluctuantes, contradictoires, enracinées dans des couches différentes de la société. Comme tout groupe humain, la FAI n’échappe pas au danger de la « loi d’airain des oligarchies » [11]. C’est pourquoi les critiques les plus profondes dont la FAI a été l’objet en certaines circonstances sont venues de « faïstes », d’anarchistes, au côté desquelles les attaques lancées contre elle par « les porte-parole du réformisme confédéral » brillèrent par leur parfaite inanité. Je vais citer longuement l’opinion de l’un de ses fondateurs : « La FAI a connu trois étapes : la première fut celle de sa fondation ; les compañeros avaient un minimum de convictions anarchistes, tant dans leur façon de penser que dans leurs activités [...]. Après la proclamation de la République, elle commença à s’articuler d’une façon qui ne convenait pas à beaucoup d’entre nous. On créa un comité péninsulaire qui se donnait toute sorte d’attributions, ce qui était contraire à nos idées ; en voulant regrouper beaucoup de gens, la FAI eut un rôle qui ne répondait pas à l’idée pour laquelle elle avait été fondée [...]. Pour ma part, j’ai cessé d’appartenir à la FAI en 1935, quand je suis revenu de déportation, parce qu’on y voyait déjà des tendances autoritaires [...]. La troisième époque de la FAI, tout le monde la connaît déjà. Elle cessa d’être une association anarchiste pour se transformer en parti politique. [12] »
Sur le plan organisationnel, la conférence nationale de Valence prend les décisions suivantes : n’établir aucun pacte, n’entretenir ni collaboration ni connivence avec des éléments politiques et ne le faire qu’avec la seule CNT ; faire en sorte que les comités d’appui aux prisonniers (comités pro presos) soient composés de représentants de la CNT et de la FAI ; propager l’idée que l’organisation ouvrière doit revenir à l’anarchisme et faire en sorte « que les groupes, leurs fédérations et le comité péninsulaire invitent l’organisation syndicale et le comité national de la CNT à la tenue de plénums ou d’assemblées locales, cantonales (comarcales), régionales et nationales des deux organisations [...] en constituant des fédérations générales qui soient l’expression de cet ample mouvement anarchiste, avec ses conseils généraux, ainsi nommés parce qu’ils sont composés par des représentants de l’organisation des syndicats et de celle des groupes » [13].
« La FAI joue un rôle de puissance morale plus que de puissance organisatrice », affirme Shapiro, secrétaire de l’AIT en 1933. Il serait difficile d’établir le nombre, la chronologie, la dimension et les activités des groupes de la FAI dans les années antérieures à 1937 [14]. Avant 1931, la FAI ne s’était fait remarquer par aucune activité relevante. Ensuite, si tous les « faïstes » avaient été membres de la FAI, celle-ci serait devenue, eu égard au nombre de ses membres, la première organisation non syndicale du pays.
La FAI de 1927 est une fédération de groupes d’affinité, assez proche dans ses principes organisationnels de ceux qui inspirent la « synthèse » de Sébastien Faure. Elle n’aspire pas à devenir l’organisation unique du mouvement anarchiste espagnol. En revanche, elle manifeste la volonté d’établir des liens institutionnalisés avec la CNT, et l’histoire de la FAI sera l’histoire de ses relations avec la CNT. La confusion du sigle FAI avec la tendance révolutionnaire de la CNT et la double affiliation allaient avoir des effets considérables sur la vie de la CNT durant cette période. La confusion, courante dans l’opinion publique, atteindrait même à l’occasion le plan organisationnel. On en a un exemple révélateur avec les suites du mouvement révolutionnaire du 8 janvier 1933 [15].
L’analyse de cet exemple est susceptible d’éclairer, plus que tout autre, le problème suscité par les relations entre le syndicat « ordinaire » et le syndicat « militant », entre les fédérations d’industrie et les confédérations régionales des syndicats, entre les comités organiques et les comités « techniques » parallèles et sur la dualité des fonctions que cela supposait. L’échec du mouvement provoqua une polémique au sein de la CNT et donna lieu à un rapport [16] d’Alexandre Shapiro [17], qui résidait alors en Espagne. Je me sens dans l’obligation de citer longuement des fragments de ce rapport pour autant qu’il intéresse directement la question ici traitée : « [...] le secrétaire du comité national de la CNT envoie, en sa qualité de secrétaire du comité national de défense, un télégramme à diverses fédérations régionales en leur notifiant que la Catalogne se soulevait. Ce dédoublement de personnalité a joué un rôle excessivement néfaste dans les événements qui ont eu lieu postérieurement [...]. La décision du comité national selon laquelle le poste de secrétaire serait incompatible avec d’autres postes dans le mouvement ne résout pas le problème. [...] On a imposé à la Confédération des organes mixtes composés par des membres de la CNT et des membres de la FAI, et comme dans la quasi-totalité des cas, les membres de la CNT étaient aussi des membres – ou des enthousiastes – de la FAI sans en être membres, on débouchait sur des organismes mixtes qui n’étaient rien d’autre que des comités de la FAI ». Il faut nuancer cette affirmation : la FAI n’étant pas à cette époque un organisme monolithique, il vaudrait mieux dire que ces organismes étaient des comités composés pour chacun d’entre eux par un groupe d’affinité. Shapiro fait allusion en particulier aux comités d’appui aux prisonniers et aux comités de défense déjà cités ; la clandestinité de ces derniers en faisait des organes indépendants de fait si ce n’est de droit.
Les accords de la conférence de Valence eurent très peu d’effets sur la tenue de « plénums et d’assemblées locales, départementales, régionales et nationales des deux organisations ». Le premier plénum important de ce type dont j’ai eu connaissance – et celui-ci fut extraordinairement important – fut le plénum régional des fédérations locales et cantonales de la CNT et de la FAI qui eut lieu à Barcelone le 23 juillet 1936. La décision fondamentale qu’on y prit fut de refuser la proposition de Juan García Oliver (« ir a por todo » [18]) après la victoire des anarcho-syndicalistes dans la rue les 18, 19 et 20 juillet [19].
En tant qu’organisation, la FAI fut victime de son propre succès publicitaire. L’évolution interne précipitée par la guerre civile – la mort de beaucoup de militants, la dispersion des groupes d’affinité, le fait, pour une grande partie de ses membres, d’assumer des fonctions militaires et bureaucratiques, l’affluence de nombreux vieux sympathisants et d’autres, pas si vieux que cela – rendra possible une FAI institutionnellement nouvelle, c’est-à-dire la FAI issue du plénum péninsulaire des fédérations régionales qui se tient à Valence en 1937. Si on en juge par le contenu de ses actes, les accords de ce plénum entérinent la fondation d’un nouveau parti politique. Il me faut citer longuement certains fragments des actes officiels de ce plénum : « [...] la FAI doit avoir une ligne uniforme qui embrasse tous les aspects de la vie politique et sociale, qui lui permettra de savoir comment agir à tout moment et en toutes circonstances. Si nous voulons que les masses nous accompagnent et nous secondent dans la transformation à laquelle nous aspirons, il est également indispensable de présenter des solutions accessibles à la mentalité commune et identifiées à son désir intime d’émancipation économique et de libération politique. La révolution doit être orientée et dirigée, et ces orientations et cette direction doivent être, pour la sécurité et la garantie de tous, entre les mains des travailleurs et des organismes qui les représentent authentiquement [...]. Au rebours de notre position abstentionniste du passé, il est du devoir de tous les anarchistes d’intervenir dans toutes les institutions publiques qui pourraient servir à renforcer et impulser le nouvel état de choses [...]. Avec la nouvelle organisation imprimée à la FAI, la mission organique du groupe d’affinité est définitivement annulée [20] ».
Le plénum légitime la division entre dirigeants et dirigés, annule les groupes d’affinité, légitime le gouvernementalisme à tous les niveaux, réduit l’affiliation à une forme de cooptation administrative, renforce les comités organiques et laisse les instances fédérales – le congrès, en particulier – comme suspendues en l’air. Enfin, il institue une sorte de « carnet » anarchiste. Cet accord, si important qu’il change radicalement la nature de la FAI, est pourtant adopté au cours d’un plénum où seules quatre véritables fédérations régionales – celles qui signent la résolution de base qu’on a approuvée – sont représentées. La décision fut d’ailleurs adoptée malgré le vote sous réserve de la plus importante de ces fédérations, la catalane. Mais le plénum évita de donner à ses accords le caractère provisoire appelé par la guerre civile. En bonne pratique fédéraliste, de tels accords n’auraient pu être adoptés que dans un congrès péninsulaire composé de groupes bien qu’on puisse objecter à cela que les circonstances créées par la guerre le rendaient impraticable. Mais cette mutation avait été rendue possible par l’évolution qui s’opérait au sein de la FAI. En vérité, l’infraction notoire que représentaient ces accords à l’égard des principes fédéralistes était « imposée » aux « dirigeants » par un objectif immédiat d’ordre politique : la nécessité de doter la FAI d’un statut légal et politique et d’une forme d’organisation qui la rendent semblable au reste des partis politiques qui intégraient le Front populaire et lui ouvrent l’accès aux fonctions gouvernementales.
La transformation de la FAI en parti politique de type classique n’empêcha pas la perte d’influence du mouvement libertaire espagnol sur le cours des événements. La FAI était devenue un organisme stérile et parasitaire. Par ailleurs, cette transformation ne donna lieu à aucune campagne politique d’envergure.
Felipe ORERO
[Traduction de Miguel Chueca.]
Mythe et réalités de la FAI (Felipe Orero)
À contretemps, n° 25, janvier 2007