« Dans les trous creusés au flanc des collines d’Aragon, des hommes vécurent fraternellement et dangereusement, sans besoin d’espoir parce que vivant pleinement, conscients d’être ce qu’ils avaient voulu être. » Louis Mercier, alias Charles Ridel, Refus de la légende, 1956.
Antoine GIMENEZ & Les Giménologues
LES FILS DE LA NUIT
Souvenirs de la guerre d’Espagne
L’Insomniaque & Les Giménologues, Montreuil/Marseille, 2006, 560 p., ill.
Dans la vaste et récente production livresque consacrée à la révolution espagnole, Les Fils de la nuit se démarque certainement par l’originalité de son approche. Collectivement élaboré par une « équipe de chercheurs réunie pour l’occasion » – les Giménologues –, ce gros livre marie les genres avec une telle ferveur et un tel plaisir qu’il en ressort, à la lecture, une impression de réelle nouveauté. Séparé en deux parties d’égale importance – le témoignage d’Antoine Gimenez, milicien du Groupe international de la colonne Durruti, d’une part, et, de l’autre, un appareil critique fort nourri abordant, sous forme de notes, tout le champ des problématiques liées à la révolution espagnole –, l’ouvrage est complété de notices biographiques, d’une postface, d’annexes, d’une chronologie et d’une bibliographie, l’ensemble faisant suite à la réalisation d’un feuilleton radiophonique par les mêmes Giménologues, décidément fort entreprenants [1].
Le manuscrit trouvé à Marseille
Au soir de sa vie, Antoine Gimenez – de son vrai nom Bruno Salvadori (1910-1982) – eut la bonne idée de coucher sur le papier ses souvenirs de la guerre d’Espagne. Il les fit lire à quelques amis, tenta sans succès d’y intéresser quelques éditeurs militants, puis les déposa en lieu sûr – le CIRA Marseille – convaincu que l’essentiel était d’avoir consigné ces éclats d’une aventure espagnole qui avait beaucoup compté pour lui.
Il faut parfois du temps pour qu’un texte révèle ses qualités intrinsèques. Il faut aussi que, le hasard s’en mêlant, un regard neuf les décèle. Quelque trente ans après avoir été rédigés dans la fièvre de la réminiscence, c’est le grand mérite des Giménologues que d’avoir tiré ces souvenirs de l’oubli où ils étaient tombés, pour leur donner vie sous forme de livre.
Bruno Salvadori fut de cette catégorie d’anars qu’on pourrait dire de la marge, ces trimardeurs d’une révolte existentielle se tenant, par convenance et par morale, à la lisière des lois. Ayant fui l’Italie fasciste, à la fin des années 1920, après avoir fait le coup de poing contre les chemises noires, il vagabonde entre Marseille et Perpignan, vit d’expédients et de rapines, joue les « monte-en-l’air » et connaît plusieurs fois la prison. Pour échapper au mauvais sort, il franchit illégalement les Pyrénées, mais retombe dans les mêmes ornières et se retrouve pensionnaire de la Modelo de Barcelone avant d’être expulsé d’Espagne et d’y revenir.
Il arrive que l’irruption du collectif donne du sens à la révolte et oriente le cheminement chaotique d’une existence. C’est l’histoire, alors, qui prend le dessus sur tout le reste. De n’avoir pas eu la chance de s’y fondre, Bruno Salvadori, devenu alors Antoine Gimenez, aurait probablement fini sur le gibet.
Quand commence le récit d’Antoine, c’est Alcarrás, un village proche de Lérida, qui sert de décor. Nous sommes le 19 juillet 1936. L’air sent la poudre et le couvent brûle. L’heure des comptes a sonné. « Lorsqu’une société s’effondre, écrit-il, il y a toujours des excès : comme un animal que l’on a enfermé depuis longtemps et que l’on lâche subitement dans la nature, libre de toute entrave, l’homme asservi depuis des siècles tâche d’assouvir sa faim, de satisfaire ses désirs et ses rancunes ; alors il pille, brûle et tue (p. 25). » Ici, rien de ce temps de la revanche sociale n’est occulté. Il définit, pour Antoine, le premier cercle d’une révolution en marche, celui où s’expulse la haine. Un passage obligé, en somme.
Une des particularités du témoignage d’Antoine Gimenez réside, précisément, dans son refus de trier le bon grain de l’ivraie. Dépourvu de toute perspective didactique, son auteur n’épure rien, en effet, des ombres, des hasards et des contradictions d’une époque aussi pleine de passions que lourde de menaces. Il se confronte à sa mémoire, non pour en extraire les preuves de la justesse d’un combat – ce qui semble acquis –, mais pour y retrouver l’émotion d’un vécu exceptionnel d’intensité. Le reste est affaire de mots, les siens, sincères jusque dans leur maladresse d’expression. Il s’agit alors de dire, simplement, sans fard ni autocensure et en tenant le politiquement correct à bonne distance, ce que fut cette montée de désirs et de doutes qui s’empara d’un peuple libre, ou en passe de l’être. Cette révolution, on la sent ici à fleur de page, irradiante ou hésitante, selon les jours et les semaines d’un temps emballé ou suspendu.
La vie, l’amour, la mort au flanc des collines d’Aragon
Milicien dans la colonne Durruti, c’est à Pina de Ebro, et quelques semaines après son arrivée, qu’Antoine tombe sur un groupe d’étrangers « composé de Français et d’Italiens » et dont « le chef est un officier de l’armée coloniale en rupture de ban, habitué à toutes les ruses de la guérilla » (p. 47). Berthomieu, Ridel, Carpentier, Arfinenghi et Scolari feront alors partie, et à jamais, de son univers de combattant.
Encore mal connue, cette expérience flamboyante et fraternelle du Groupe international de la colonne Durutti trouve en Gimenez un témoin de choix, un des rares au demeurant. À sa manière, dépourvue là encore de tout penchant pour la grandiloquence, il dresse un portrait attachant, et précieux, de quelques-uns de ces gorros negros [2] venus en terre d’Aragon pour « vivre et mourir avec des gens qui partageaient [une même] façon de voir et de juger les actes de la vie » (p. 51). De Farlete à Perdiguera, en passant par Monte Oscuro et Siétamo, Antoine sera de tous les combats, de tous les coups de main du groupe, échappant maintes fois à la mort pour en tirer autant de raisons de vivre.
La vie, donc, cette vie qu’exalte la prescience d’une mort attendue, pour aujourd’hui ou pour demain, cette vie qui s’insinue dans le moindre geste du vivant, dans le regard de l’ami, dans l’attente de l’attaque, dans le repos du guerrier, de cette vie, infiniment désirable, le récit d’Antoine en est plein. Et c’est une autre de ses singularités que de la dire quand tout le monde la tait, ou presque. Ce goût de vivre qu’ailleurs on ne perçoit qu’entre les lignes, ou derrière les non-dits, occupe, ici, la place qu’il mérite, la première. Et soudain, parce qu’ils retrouvent leur humaine condition, ces héros d’un autre âge que furent les combattants de la guerre d’Espagne, déchirent l’enveloppe où les a enfermés la légende pour devenir nos frères en humanité, souffrante et désirante, comme il se doit.
On peut parier que la pruderie militante a dû jouer quelques tours à Antoine quand, au mitan des années 1970, il s’est enquis d’un éditeur pour ses Souvenirs. C’est que le bougre, non content d’avoir beaucoup aimé les femmes, en remet, et sans retenue, dans la description de ses nombreuses liaisons amoureuses. Comme si, de ce temps, il lui était resté, comme seules richesses, le bonheur de vivre une révolution, quelques grandes peurs et le souvenir à jamais vivifiant de ses étreintes. La vie, disions-nous, comme remède à la mort. Au moins provisoirement.
Pour qui a beaucoup lu sur cette période, le trouble ressenti devant ce témoignage est décidément parlant. Il y a là quelque chose d’authentiquement neuf dans la manière, non tant de dire, mais de ne pas taire. Et l’évidence s’impose : pour qu’on la perçoive pleinement, l’irréductible part de vécu que recèle la mémoire exige qu’on lui ôte ses filtres et qu’on n’en maquille pas les contours. En ce sens, les étreintes partagées d’Antoine et de ses amantes en disent beaucoup sur ce que cette révolution supposa de libération sexuelle dans cette Espagne névrotique et séculairement cléricale. Encore fallait-il en parler, ce qui est assez rare, reconnaissons-le, dans une littérature de témoignage qui confine souvent à la littérature de patronage.
Quand la guerre dévore la révolution
C’est à quelques signes qu’on devine qu’une révolution se délite : un changement d’atmosphère, un retour des anciennes manières, un vacillement de l’enthousiasme populaire, une percée du pragmatisme. Lors d’un court séjour à Barcelone, fin septembre 1936, le permissionnaire Gimenez en saisit la portée : « La cause était trahie, la révolution morte. Il ne restait plus que la guerre contre le fascisme, la guerre entre deux formes d’esclavage » (p. 111). C’était, sans doute, tirer trop vite des plans sur la comète, mais le fait est que le pli était pris et que, trahie ou pas, la cause de la révolution avait du plomb dans l’aile. Au demeurant, quelques pages plus loin, le permissionnaire rectifie – « la révolution sociale reculait », ce qui semble plus juste – et il ajoute : « On parlait déjà de la réorganisation de l’armée, de sa restructuration en divisions, bataillons... » (p. 115), ce qui ne tarderait pas à venir, en effet.
À lire ces Souvenirs, on comprend la détresse qui saisit ces combattants libertaires de la première heure, venus de partout « se brûler à l’air libre » (Louis Mercier) d’une révolution en marche, quand, au ressac d’une guerre en passe de devenir classique, ils eurent à choisir entre se faire soldats ou partir, le premier terme de l’alternative les obligeant à mutiler leur conscience, le second à abandonner leurs frères de combat. Après avoir beaucoup hésité, Antoine décide, lui, de rester, au nom d’un faible espoir – « La révolution perdue, on pouvait encore espérer gagner la guerre » (p. 160).
Ainsi, il assistera, la rage au ventre, à l’avancée de la contre-révolution républicano-stalinienne, dont le point fort fut mai 1937, à la répression étatique qui s’en suivit contre poumistes et anarchistes, à la destruction méthodique des collectivités d’Aragon par les sbires de Lister, à l’été 1937. Aux instances de la CNT-FAI, il reprochera de n’avoir pas voulu répondre coup pour coup aux assauts de ses adversaires politiques du camp républicain, de s’être en somme couchées au nom d’une factice unité antifasciste. Dans ce récit où tout est vécu, si intensément vécu, perce, alors, ligne après ligne, le pressentiment de la chute, irrémédiable. Et pourtant, contre la simple logique, celle qui commanda à ses copains Ridel, puis Carpentier, de faire leurs bagages, Antoine ne se décide pas à quitter l’Espagne pour aller voir ailleurs. C’est qu’il y a, dans son engagement, autre chose que du politique, un attachement viscéral à certains êtres, une symbiose de destinées, en somme, et l’idée que, ce faisant, il se trahirait lui-même. Alors, il reste, jusqu’à la fin, en tentant de se convaincre, comme Cyrano, que « c’est bien plus beau lorsque c’est inutile ».
Décimé par les pertes et fragilisé par les départs, le Groupe international de la colonne Durruti, officiellement militarisé en janvier 1937, deviendra « compagnie », puis « bataillon », avant d’être définitivement dissous, en juillet, ses derniers membres étant, cette fois, sommés d’intégrer les rangs des Brigades internationales, étroitement contrôlées par les staliniens, ou de faire leurs valises. Antoine échappera au dilemme en acceptant d’être affecté, comme agent de liaison, à un bataillon en ligne. Jusqu’en octobre 1938, où il sera démobilisé, au même titre que tous les volontaires étrangers. Mais là encore, il restera en terre d’Espagne, avec les siens. Jusqu’à la chute finale et sans faillir. Il n’existe plus, alors, aucun espoir, même faible, de gagner cette guerre qui, tout compte fait, se perdit en même temps que la révolution. Il n’existe que le sentiment vague d’avoir tout tenté pour reculer l’échéance, d’avoir tenu.
Le 9 février 1939, Antoine Gimenez, quitte, enfin, l’Espagne par Port-Bou, avec la longue cohorte de la retirada. Il en emporte des souvenirs en pagaille et cette part de rêve brisé qui ne l’abandonnera plus. Il en ramène aussi une compagne, Antonia, connue à Peñalba, et son enfant, Pilar, qu’il élèvera désormais comme sa propre fille. Dès lors, il faudra vivre la défaite et ce qui viendra après.
On l’a dit, on le répète, ce récit, exceptionnel à plus d’un titre, nous donne à comprendre ce que fut, vue d’en bas, une révolution espagnole d’abord conquérante, puis dévorée par la guerre. À notre connaissance, il constitue, par ailleurs, le premier témoignage aussi complet qu’il nous soit donné de lire sur le Groupe international de la colonne Durruti. Enfin, par la vie qui s’en dégage, par les êtres qui le peuplent, il éclaire d’un nouveau jour cette aventure humaine collective qui poussa tant de combattants libertaires internationaux à se rendre en terre d’Espagne pour y exprimer leur « volonté de vivre intensément une communauté fraternelle » [3].
Variations critiques sur un témoignage
Outre les qualités propres au récit d’Antoine Gimenez, Les Fils de la nuit se distingue, comme on l’a évoqué au début de cette recension, par un très copieux appareil critique proposé, en seconde partie d’ouvrage, par les Giménologues. Le risque, inhérent à la démarche, était, bien sûr, d’étouffer le témoignage sous trop de commentaires. Pour y remédier, les Giménologues ont pris soin d’architecturer le tout de façon que leurs notes – qui sont, en fait, bien plus que des notes – n’interfèrent pas directement sur le récit d’Antoine, mais le prolongent. C’est ainsi qu’elles doivent se lire, comme autant de variations critiques s’attachant à éclairer, nuancer ou enrichir un texte, qui demeure la pièce maîtresse de ce gros livre.
Ce faisant, le lecteur trouvera certainement, dans cet appareil critique, de fort précieux compléments d’informations. Bien sûr, il ne manquera pas de relever, dans le ton de certaines notes, l’expression d’un parti pris évident ou d’une volonté d’extrapolation interprétative. C’est que, malgré leur profession de foi d’amateurisme éclairé, les Giménologues ont une vision bien arrêtée de la révolution espagnole, vision qui s’exprime à merveille dans une postface à l’ouvrage – « Révolution ou réforme ? » –, qui emprunte essentiellement à Gilles Dauvé, alias Jean Barrot, auteur d’un livre fort prisé dans une certaine ultra gauche [4]. Ce n’est pas, notons-le, que les Giménologues chaussent, en tout lieu et sur tous les sujets, les bésicles théoriques d’une ultra-gauche convaincue, par nature, de détenir la vérité sur les événements espagnols, mais ils s’en inspirent assez abondamment, y compris dans ses tics d’expression. D’où le ton un peu pédant de cette confuse postface, curieusement décalée par rapport au reste de l’ouvrage, où les Giménologues, comme enhardis par leur fréquentation assidue des textes des prophètes de l’hypercritique, nous assènent quelques pesantes réflexions sur la « valeur », le « travail » et la « marchandise » afin de nous prouver que, malgré la grandeur d’âme de ses militants et au-delà de la trahison de ses instances, l’anarchisme espagnol était par trop superficiellement anticapitaliste pour entreprendre une authentique révolution.
Au fond, le principal écueil de cette remarquable entreprise – nous parlons, bien sûr, des Fils de la nuit – résidait peut-être dans la tentation d’annexer la parole du témoin, au risque de l’instrumentaliser un peu, pour qu’elle cadre, in fine, avec la position critique radicale de ses commentateurs. On peut regretter que les Giménologues y aient cédé.
Pour le reste, on leur doit d’avoir découvert, publié et annoté un magnifique récit d’amour, de guerre et de révolution, et c’est bien là l’essentiel. Pour Antoine Gimenez et pour nous.
José FERGO