■ Augustin SOUCHY
ATTENTION ANARCHISTE !
Une vie pour la liberté
Paris, Éditions du Monde libertaire, 2006, 266 p.
Peut-être attend-on trop des Mémoires de militants. On voudrait que, passé l’âge des convenances et des politesses, ils laissent courir sans gêne leur plume, révélant au passage quelques secrets bien cachés, réglant à l’occasion quelques comptes, se livrant sans retenue, y compris – et surtout – dans l’autocritique. C’est oublier que le genre est convenu et que, à de rares exceptions près, ceux qui s’y adonnent s’attachent le plus souvent à peaufiner leur réputation – forcément bonne – et à se construire un mausolée. Ils pourraient se lâcher. Ils se retiennent. Histoire de rentrer dans l’Histoire, cette abstraction pour laquelle les anarchistes ont, assurément, bien trop de respect. Dommage. Les Mémoires d’Augustin Souchy (1892-1984) ne dérogent pas à la règle. Ils ont visiblement été rédigés pour auto-légitimer un parcours et ne sortent que trop rarement des sentiers balisés de l’attendu. D’où notre déception, d’autant plus grande que Souchy, on le sait, avait des choses à dire, et des sévères probablement. Qu’on en juge.
Insoumis en 1914, Souchy, citoyen allemand, s’en revient de Scandinavie, en 1919, pour participer à la fondation de la FAUD. L’année suivante, d’avril à novembre, il se rend à Moscou, mandaté par son organisation. Membre fondateur de l’AIT, il en est co-secrétaire, avec Rudolf Rocker et Alexandre Schapiro, jusqu’en 1933. À ce titre, il fait de fréquents voyages en France, en Espagne et sur le continent latino-américain. En juillet 1936, il se trouve à Barcelone et demeure en Espagne, pendant toute la durée de la guerre civile, comme responsable des relations extérieures et conseiller politique de la CNT. Au carrefour de ces mille routes, Souchy, qui fut l’élève de Gustav Landauer, fréquenta les figures les plus marquantes de l’anarchisme des années 1920 et 1930. Il en fut lui-même une sorte de commis voyageur, sillonnant le monde d’Ouest en Est et du Nord au Sud. De tout cela, les Mémoires rendent, certes, compte, mais sans flamme, petitement, à l’économie, comme si l’auteur peinait à se remettre à l’écoute des passions d’une époque, par ailleurs riche en débats et en controverses, sur lesquels, étrangement, Souchy ne dit rien, ou presque. À ses yeux de militant blanchi sous le harnais – il a 85 ans quand il rédige ses Mémoires –, l’anarchisme n’est plus, semble-t-il, qu’une catégorie de sa vaste mémoire baignant dans la lumière consensuelle d’un passé débarrassé de ses aspérités. Un rêve d’égalité irriguant une vie pour la liberté. Une abstraction, en somme, vaguement revivifiée par le souvenir de ses faits d’armes et de quelques généralités inlassablement répétées. Sans relief et sans colère. Mécaniquement.
On eût aimé, au contraire, qu’au soir de sa vie, Souchy lâche la bride à la raison et qu’il défende, avec armes et bagages, sa propre conception – pragmatique et constructive – de l’anarchisme, qui l’opposa, en maints endroits de la planète, aux « ultras » et autres « anarcho-fanatiques », comme il écrit ici ou là sans aller plus loin. On eût aimé qu’il revînt, autrement qu’en passant, sur son rôle de conseil – au côté de Helmut Rüdiger, qu’il ne mentionne pas – auprès des instances de la CNT-FAI, pendant les événements d’Espagne. On eût aimé enfin qu’il décrypte le mouvement libertaire de son époque avec la même rigueur que celle dont il fait preuve pour parler des kibboutz, en Israël, ou de l’expérience abusivement qualifiée d’autogestionnaire dans la Yougoslavie de Tito.
Car s’il est un aspect de ces Mémoires qui mérite d’être relevé – et retenu –, c’est l’inlassable volonté que manifeste son auteur de comprendre le monde dans lequel il vit.
En 1942, après avoir partagé le triste sort des antifascistes allemands résidant en France, avoir été détenu, s’être évadé d’un camp d’internement, vécu clandestinement, Souchy s’embarque pour le Mexique, où il vivra pendant quelque vingt ans de ses activités de journaliste et de conférencier. Au sortir de la guerre, le mouvement anarchiste entame sa longue traversée du désert. C’est le temps où se construisent ses légendes, comme autant de façons de résister au présent qui échappe et sur lequel il n’a plus de prise. C’est aussi celui où certains de ses militants de renom – comme Souchy ou Diego Abad de Santillán – commencent à évoluer vers un socialisme libertaire du possible. Pour Souchy, il s’agit, d’une part, d’être à l’écoute des expériences collectives qui, de près ou de loin, peuvent porter en elles des valeurs auto-émancipatrices et, de l’autre, de vérifier, de visu, leur portée réelle.
Fervent de voyages, curieux de tout, il va, alors, de par le monde, se frotter aux réalités naissantes, dans le Cuba de l’après-révolution – où il ne tarde pas à comprendre, contrairement à nombre d’anarchistes, que le castrisme n’est qu’une variante tropicale du stalinisme –, dans les kibboutz israéliens – qu’il n’hésite pas à comparer aux collectivités d’Aragon –, dans la Yougoslavie de Tito – dont l’autogestion est un leurre. C’est dans ces chapitres qu’on trouve sans doute les pages les plus intéressantes de ce livre, car Souchy ne cache rien de ce qu’il voit : ni le bon ni le mauvais. Comme si, dégagé de toute pesanteur idéologique, il se contentait, cette fois, de dire, en témoin, toute sa vérité. Enfin...
C’est assez pour lire ce livre, dont l’édition française – attendue depuis fort longtemps– reste un événement. On eût aimé, cependant, que l’ouvrage fût davantage soigné et annoté avec plus de sérieux.
José FERGO