■ Ngo VAN
Au pays d’Héloïse
Préface d’Hélène Fleury
Montreuil, L’Insomniaque, 2005, 114 p., ill.
Nous avions dit en son temps tout le bien que nous pensions d’Au pays de la Cloche fêlée [1], ce récit des jeunes années où Ngo Van narrait ses « tribulations » de Cochinchinois à l’époque coloniale et qui s’achevait en 1948, à la veille de son départ pour la France. Nous savions qu’il devait lui donner une suite, et c’est peu dire que nous l’attendions avec impatience.
Van, qui se sentait suffisamment éternel pour rester éternellement jeune, passa la main le 2 janvier 2005, à l’âge de 93 ans, dans l’île de la Cité. Sans peur ni reproche. « C’est le moindre de mes soucis de disparaître de quelque façon que ce soit... », disait-il. Il laissait dans ses tiroirs quelques bribes de cette suite, devant former un second volume de souvenirs – Au pays d’Héloïse –, qu’Hélène Fleury et ses amis de L’Insomniaque ont eu l’excellente idée de publier telles quelles en les complétant de quelques « apostilles », brillantissimes d’intelligence et d’humanité, et en les illustrant de quelques-uns de ses dessins, peintures et photographies. Le tout constitue, sans doute, le plus bel hommage qu’on pouvait réserver à cet homme du Mékong ayant pris pied sur la terre promise.
Premières usines (Simca, à Nanterre ; Hispano-Suiza, à Bois-Colombes), où Van, ouvrier électricien, mesure ce que le temps du salariat impose d’amputation, sans rencontrer pourtant, chez ceux qu’il dépossède, la moindre parcelle de révolte. Sanatorium de Cambo-les-Bains, où il soigne sa tuberculose tout en s’éveillant au désir de peindre et en s’abandonnant à cette vie « hors du temps à gagner, du temps à perdre ». Paris, où il erre de bouis-bouis chinois en hôtels borgnes, entre îlot Chalons et rue Nationale, où il dérive, à la recherche de sa chance, nez levé vers cette ville qu’il aime d’amour, comme ces poètes qui l’ont marquée de leur empreinte.
On retrouve, dans ces pages, cette musique des mots si particulière chez Van. Sans emphase ni redondance, ils vont à l’essentiel en dérivant de la gravité à l’humour. Mots légers d’un croqueur du vif, sans autre prétention que de fixer sur le papier ses impressions d’un temps revivifié par le souvenir. Van, qui tenait aussi bien la plume que le pinceau, avait l’art du portrait, et quand s’y mêlait la belle amitié, celle qui naît des solitudes partagées, le trait faisait mouche – il en va ainsi des quelques pages, inoubliables, consacrées à Nguyên an Ninh dans la Cloche fêlée ou de celles qu’il réserve à Paco Gomez et à Maximilien Rubel, ici.
Dans la belle préface qu’elle lui consacre, Hélène Fleury écrit : « Quand en 1948, Van débarqua en France, dans la solitude où le laissaient ses camarades de combat assassinés par les maîtres coloniaux ou par ceux qui se préparaient à les remplacer – les cadres du Parti communiste –, il n’emportait pas seulement le souvenir de la défaite tragique », mais aussi celui « des rencontres avec tous ces “anonymes” fraternels inventifs et généreux » et celui encore « des moments de grâce de l’histoire, où les rebelles rassemblés agrandissent, démultiplient le champ des possibles ». Quand Van arrive à Paris, il est encore, sentimentalement du moins, de ce trotskisme que Nguyên ai Quoc (le futur Hô chi Minh) – homme lige du stalinisme vietnamien – s’acharna à détruire méthodiquement. Il ne tarde pas, cependant, à chercher ailleurs, ou plus loin, et c’est du côté d’un petit groupe en rupture, l’Union ouvrière internationale, qu’il s’ouvre, non sans quelques difficultés internes, à la critique du bolchevisme. Partant de là, il ne cessera de l’approfondir.
Sitôt terminée la lecture des six courts chapitres de ce Pays d’Héloïse, c’est le regret qui domine, ce regret qui naît du trop peu. « Mai 68 à Jeumont-Schneider » (1968) et « Avec Maxime... 1954-1996 » (1997), deux textes de Van figurant en « Apostilles » au recueil, comblent quelque peu le sentiment de manque. Ils sont suivis de trois autres textes : « Rousseau et quelques figures de la lutte anticolonialiste et révolutionnaire au Viêt-Nam » (1998), « Sur la réforme agraire » (1968) et « Réflexions préliminaires sur la guerre du Viêt-Nam » (1968).
« Il est dans Au pays d’Héloïse, précise Hélène Fleury, un chapitre manquant auquel Van tenait beaucoup et qui devait organiser le reste de son récit. C’est celui qu’il appelait “Histoire du livre”. Le livre en question, c’est Viêt-Nam 1920-1945 [2], auquel il a consacré tout le temps libéré par sa retraite, une dizaine d’années de recherche et sept de rédaction avec l’aide indéfectible de sa compagne Sophie. » Ce chapitre devait inclure le récit de voyage que Van effectua, en février et mars 1997, sur la terre de ses ancêtres, et qui lui servit, pour partie, de matière pour rédiger Le Joueur de flûte et l’Oncle Hô [3]. Il y revit son village natal, désormais placé sous l’ombre démultipliée du parti unique et d’une usine Coca-Cola surgie de la rizière. Et le vieux Van, vagabond devant l’éternel, remit le cap sur ce « pays d’Héloïse » qu’il aimait, comme l’écrivent ses amis de l’Insomniaque, « pour cette singulière indocilité de l’esprit – avec une pointe de sel – qui s’y rencontre parfois et qui y a longtemps laissé quelque empreinte ».
Celle de Van, ce sont ses livres. Qu’il faut lire et relire. Ils le méritent.
Freddy GOMEZ