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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Une sauvage exigence de liberté
À contretemps, n° 24, septembre 2006
Article mis en ligne le 25 juin 2007
dernière modification le 27 novembre 2014

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Cette recension, originellement parue en langue espagnole, a été publiée dans le numéro 50 – hiver 2006 – de la revue Libre Pensamiento. Elle est donnée, ici, dans une traduction de Soledad Rivas. Le titre retenu pour cet article est de la rédaction.

■ Tomás IBÁÑEZ
CONTRA LA DOMINACIÓN
Variaciones sobre la salvaje exigencia de libertad
que brota del relativismo y de las consonancias
entre Castoriadis, Foucault, Rorty y Serres

Barcelona, Gedisa, 2005, 232 p.

Loin d’apparaître comme un espace fertile pour la pensée critique, l’université incite habituellement à la réitération théorique et à l’élaboration d’une production non contestable et lourde de conséquences sur nos propres vies. Cependant, les discours sont toujours le produit d’un contexte historique donné, contexte qui les façonne beaucoup plus que ne le prétend la rhétorique de l’objectivité et de la neutralité ; en configurant et en limitant nos existences, ces discours induisent, à leur tour, des effets précis sur le mode de domination exercée. La rhétorique de la Vérité, pour l’heure liée à la raison scientifique, fonctionne, par ailleurs, comme un jargon pour initiés, issu d’une élaboration cryptique de savoir, produit par et réservé à des experts et excluant d’autres savoirs, d’autres désirs et d’autres volontés. Que l’institution scientifique soit l’unique espace socialement légitimé à fabriquer la vérité indique assez son caractère autoritaire et son désir de puissance.

Le livre qui nous occupe, écrit par un professeur de psychologie sociale, par ailleurs militant libertaire de longue date, relève d’une démarche strictement opposée. En premier lieu, parce qu’il se propose de dévoiler, avec rigueur et passion, les soubassements dogmatiques des discours théoriques dominants, démontrant ainsi que ce qui est incontestable et évident, comme disait Foucault, se révèle provisoire et modifiable. En second lieu, parce qu’il n’écarte ni le risque de penser contre les inerties et les présupposés académiques ni le coût qu’un tel défi théorique peut avoir.

Les effets qu’induit la rhétorique de la Vérité, en matière de domination, peuvent être combattus en s’attaquant à ses prémices discursives. C’est ce que l’auteur pense, fait et incite à faire, sans revendiquer pour lui-même aucune position transcendante, ce qui reviendrait précisément à rivaliser avec l’objet de sa critique ou à faire preuve d’une dangereuse naïveté.

Nous sommes pris dans les filets du pouvoir, un pouvoir complexe et diffus, qui n’est pas seulement l’État, un pouvoir qui opère aussi à travers les discours. Mais, malgré tout et en dépit de cela, en dépit de leur portée et de leur complexité, les pratiques de domination sont toujours modifiables moyennant résistance et subversion permanente. Une des manières de résister consiste à élaborer une pensée sur la pensée et sur les effets pratiques des discours, surtout ceux qui s’auto-arrogent un caractère définitif et incontestable. Le relativisme, d’un côté, et les œuvres de quatre auteurs – Foucault, Castoriadis, Serres, Rorty –, de l’autre, constituent un arsenal extraordinaire pour pratiquer une pensée critique et libre. Pour combattre aussi, entre autres choses, les essences supposées (la « féminité », par exemple) ou les lois universelles (comme celles du marché), qui exercent une domination d’autant plus efficace qu’elles se présentent comme « neutres » ou « objectives ». Le pari de ce livre risqué – mais toute critique solide ne l’est-elle pas ? –, c’est de nous proposer une réflexion complexe, excédant les habituelles frontières académiques, tissant des dialogues possibles et ouvrant sur de nouvelles interrogations.

Le lecteur appréciera que l’auteur se soit employé à rédiger un texte dans un langage vif et compréhensible – qualité rare – abordant des théories philosophiques généralement réservées à la confrontation entre experts et les œuvres immenses des quatre auteurs précités. À travers eux et « en comparant l’incomparable » s’établit un dialogue « impossible », d’où jaillissent, comme autant de fulgurances, des similitudes nous permettant d’appréhender, sous un prisme insoupçonné, une réalité désencombrée de ses conventions. Une écriture complexe mais compréhensible, donc, où l’on s’enfonce, de lecture en lecture, en tirant une multitude de fils. Saisir la portée de ce livre – et la saisir implique qu’on y revienne pour satisfaire de nouvelles curiosités ou en sonder quelques franges demeurées obscures – suppose, sans doute, de porter un regard anti-autoritaire sur la réalité ou d’en refuser les approches d’ordre. De la même façon, en somme, que Tomás Ibáñez l’a écrit en partant de ses penchants libertaires. De la même façon, encore, que les œuvres de Foucault, Serres, Castoriadis ou Rorty naissent et évoluent en suivant des parcours plus ou moins marqués par l’engagement politique et mus par l’implacable volonté de saper les vérités établies.

Comme son précédent livre [1] – que celui-ci prolonge partiellement –, Contra la dominación relève de la « boîte à outils » – catégorie que Foucault revendiquait pour ses propres textes – et constitue un arsenal de réflexions et de savoirs à l’usage des dissidents. Si cet ouvrage est utile, c’est parce qu’il permet d’affiner les analyses et d’imaginer des ruptures, mais aussi de comprendre les complexes relations de pouvoir dans un monde où le contrôle hégémonique s’enracine, chaque fois davantage, dans les lois dites scientifiques et celles du marché. Pour qui désire exercer sa liberté, il n’est d’autre méthode, en effet, que de penser la domination. Et de le faire en situant sa réflexion dans cette tension entre pouvoir et liberté – titre du premier livre d’Ibáñez [2] – et en en traçant une nouvelle cartographie qui tienne compte, d’une part, des rapports de pouvoir qui nous configurent et nous affectent (contrairement à ce que prétend l’idéologie néo-libérale qui nous veut libres pour mieux consommer et voter) et, d’autre part, des multiples possibilités que nous avons de pratiquer notre liberté. Ni plages vierges ni déterminations absolues, par conséquent. La création et l’autonomie, pour parler comme Castoriadis, ou les pratiques de liberté, pour parler comme Foucault, naissent toujours des processus historiques et sociaux.

C’est cette préoccupation et cette volonté politique qui dotent le livre de Tomás Ibáñez d’une armature flexible où la diversité des questions et des auteurs retenus donne sa cohérence – son air de famille – au tout. Ainsi, les deux parties qui le composent entrent en résonance. La première, articulée autour du relativisme – des relativismes, plutôt –, expose, de manière précise, ses lignes de force à travers son devenir historique. En parcourant avec aisance l’histoire de la philosophie et ses principaux courants, cette première partie examine la dimension politique et polémique qui a caractérisé les relativismes depuis leur origine, dans la Grèce classique. Si le relativisme s’est encore récemment attiré une furieuse encyclique du défunt Jean-Paul II – De Veritatis Splendor – et s’il est toujours au centre d’intenses polémiques philosophiques, c’est sûrement, nous dit l’auteur, parce qu’ « il mine, à sa racine, tout principe d’autorité ».

Nous pourrions dire, en simplifiant, que les relativismes contestent les catégories transcendantes, absolues et scientifiques qui se situent, de par elles-mêmes, au-delà de la dimension historico-sociale qui les a produites et prétendent définir la vérité, le réel ou l’éthique. Essentialisées à travers ce gommage, ces catégories définiraient alors des lois naturelles qui, appliquées aux individus et aux populations, constitueraient l’un des plus importants et efficaces dispositifs de légitimation et de domination de l’histoire.

Les relativismes sont ici abordés dans leur diversité : le relativisme épistémologique, qui détermine les possibilités de la connaissance ; le relativisme éthico-politique, qui conteste les valeurs transcendantes et questionne sans cesse la notion du bien – comme condition du bonheur ou de la bonne action – ; le relativisme métaphysico-ontologique, qui met en doute les affirmations définitives sur la nature de la réalité ou l’essence des choses.

En seconde partie d’ouvrage, Tomás Ibáñez s’arrime à exposer, à travers leurs œuvres et leurs parcours, quelques-unes des idées-forces de Castoriadis, Foucault, Rorty et Serres. Ce faisant, il parvient effectivement à restituer ce qui fit, en leur temps, l’originalité de ces quatre penseurs, du point de vue de la connaissance et par leur dimension politique. L’air de famille qui se dégage de ces portraits croisés s’explique, pour beaucoup, par le contexte historique où ils évoluèrent, le paysage intellectuel et politique – français, pour l’essentiel – de leur époque. Si, du point de vue académique, l’importance de ces quatre auteurs demeure très variable, il fait peu de doute qu’en incitant à repenser l’essentiel, chacune de leurs œuvres ouvre sur le plaisir de la découverte et provoque l’étonnement. L’étonnement, c’est, quant à moi, le sentiment que j’ai éprouvé en me confrontant au plus poétique et « scientifique » des quatre, le pour moi méconnu Michel Serres. Bien sûr, le type de connexion, souple et mouvante, que Tomás Ibáñez établit entre ces auteurs pour les inscrire dans une cartographie – dans laquelle il a lui-même sa place –, contribue pour beaucoup à rénover l’approche de leurs œuvres, en faisant émerger la tension passionnée qui s’en dégage, fruit d’une acuité intellectuelle s’entêtant, toujours, à défier les conventions et à subvertir les vérités établies.

Restera par la suite, comme un désir né de la lecture de ce livre, à se plonger ou replonger dans celle des textes dont Tomás Ibáñez dessine la constellation. De leur – impossible – comparaison crépitent des étincelles de nouvelles élucidations mutuelles, comme disait Foucault, ou des bribes d’itinéraires argumentatifs, parmi lesquels nous pourrons choisir – ou recréer – les éléments constitutifs d’une réflexion sur notre présent, travail en permanente gestation. En attendant, nous résistons en pensant et nous pensons les résistances. Parce qu’il n’y a pas, d’un côté, ceux qui s’adonnent à la critique du réel et, de l’autre, ceux qui s’adonnent à sa transformation. Quand il n’est plus possible de continuer à penser ce qu’on nous incite à penser, cette transformation devient très urgente, très difficile et très possible.

Il n’y a pas, de ce livre, une seule lecture, correcte. Il en favorise, au contraire, de multiples, tant il regorge de lucides réflexions, qui incitent à poursuivre le travail de la critique en nous en faisant sentir l’urgence Comme un bon poème, il procède du désir et de l’impatience : celle de cette « sauvage exigence » de liberté qui monte de ses pages.

Patricia AMIGOT
[Traduit de l’espagnol par Soledad Rivas.]