■ Ritchy THIBAULT
ARRACHONS UNE VIE MEILLEURE !
Massot Éditions, 2024, 144 p.
Le premier souvenir que je garde de Ritchy Thibault, c’est celui d’une image : un jeune homme haranguant une petite foule dans un parler à la fois inventif et structuré qui, comble de bonheur, citait, au bon moment, c’est-à-dire en conclusion d’une adresse aux Gilets jaunes, Élisée Reclus et Louise Michel. Je suis comme ça, la jeunesse m’émeut quand elle puise au passé des luttes les références nécessaires pour affronter le sale présent qu’on lui offre pour entrer dans la vie. Chemin faisant, et ma curiosité croissant pour ce compagnon qui atteignait presque ses vingt ans, la rencontre s’est faite naturellement, en octobre 2023, à l’occasion d’une rencontre organisée au parisien « Lieu dit » par les « Amis de Rue des Cascades » pour fêter la parution du dernier livre de la maison d’édition fondée par le regretté Marc Tomsin (1950-2021) : Au pied du mur, d’Abel Paz.
Inutile de préciser qu’elle fut suivie d’autres, privées ou publiques, et que le jeune Ritchy est devenu un ami dont il me faut aujourd’hui chroniquer le premier livre, ce qui n’est jamais une tâche facile quand l’amitié s’en mêle.
Arrachons une vie meilleure ! tient du manifeste. C’est ainsi qu’il faut le lire, en étant attentif au souffle qui le porte, celui d’une authentique révolte contre l’ordre dominant qui nous accable. Son auteur s’y présente pour ce qu’il est : un fils de gitan qui s’ouvrit à la vie réelle – soit à la résistance – en 2018, à quatorze ans, sur le rond-point des Gilets jaunes de Pineuilh (Gironde) et qui, depuis, ne fait que tirer le fil des découvertes qu’il y fit et des rêves qui s’y élaborèrent et alimentent au quotidien les causes qui méritent qu’on s’active pour elles : la liberté, l’égalité et la fraternité, pour faire dans le synthétique.
Le rond-point de Pineuilh fut donc, dans son cas, comme un deuxième acte de naissance. À la compréhension du monde, cette fois, à l’identification des fondements de son malheur, à la nécessaire résistance aux dominations qu’il crée, mais aussi à la culture comme arme d’émancipation et à l’imaginaire dont il faut impérativement se doter pour contrarier, si possible dans la joie, les logiques de fossoyeur des gestionnaires du monde. Devenu étudiant en histoire à l’Université Paris-Cité, cofondateur de « Peuple révolté » et « porte-parole » – expression qui lui va très bien au vu de ses indéniables dons de tribun – du collectif « Pour une écologie populaire et sociale » (PEPS), Ritchy Thibault, recordman des gardes à vue (toutes classées sans suite) consécutives aux manifs parisiennes, manie la plume comme le mégaphone. Son récit, qui tient de l’appel, du plaidoyer et de la harangue, figures de l’oralité par excellence aujourd’hui passées de mode, le situe dans une ancienne tradition discursive dont s’inspirèrent bien des orateurs de la Vieille Cause. J’y vois pour ma part un talent – celui d’avoir compris qu’on parle à la tête en même temps qu’au cœur – et une prédisposition au contretemps, ce qui me va assez bien.
Dit autrement, à partir de sa propre expérience, Ritchy Thibault parle aux siens et pour les siens. Avec l’idée que tout dépend d’eux, que les chaînes de la misère, de la soumission, de la solitude, ils sont en état de les briser et d’arracher une vie meilleure, une vie tout simplement, une vie qui mérite d’être vécue, une vie consciente. L’idée paraîtra sans doute baroque au militant convaincu qu’il en faudra beaucoup plus qu’un éveil de conscience pour abattre le Capital. Ou que, sans Parti (le sien, le meilleur), les masses seraient incapables de s’émanciper de sa tyrannie. Ou encore que les bons sentiments ne fondent pas les meilleures causes, que la révolte n’a rien à voir avec la Révolution. On connaît tout ça d’avance, ce discours mortifère qui fait que, pris pour moins que rien, dans la tête des avant-gardes autoproclamées, le peuple n’est jamais sujet, mais objet, au mieux de compassion ou de manipulation, au pis de condescendance ou de mépris. Ce fut précisément le cas des Gilets jaunes, peuple agissant de lui-même, par lui-même et pour lui-même, que les avant-gardes déconcertées n’imaginèrent que proto-fasciste ou récupérable quand il n’était que réel. Et hostile de surcroît à tous ceux qui, du haut de leurs propres revers ou échecs, les ignorèrent ou prétendirent leur donner des leçons. Cette épopée jaune, le jeune homme s’est donné la chance de la vivre. Et tout commence par cela : sortir de soi, s’ouvrir au monde, faire confluence des solitudes solidaires qui avait fait du rond-point du bout de la rue une zone à défendre. Cet appel, l’adolescent l’a vécu comme un impératif moral. Au contraire des experts du progressisme éclairé, des encartés de tout et rien, des timorés du quant à soi, des adorateurs de leurs propres causes.
Tout à son objet – convaincre – Ritchy Thibault, homme de bien pour ne pas dire humaniste passionné, évite soigneusement dans son opus tout écueil de langage et tout reproche ad hominem. Il plaide pour l’unité dans la diversité, pour la complémentarité des approches, pour la mise en commun des pratiques et éventuellement leur articulation, pour le refus des corporatismes. C’est le contraire d’un partidaire. Partisan lui conviendrait mieux, au sens de maquisard des causes qu’il épouse et qu’il vit pleinement. C’est probablement cette constance militante qu’il manifeste dans l’action – plus que dans « l’activisme », concept vague qui, au fond, ne désigne qu’une inclinaison pour l’agitation ponctuelle – qui fait de lui un cas à part, car l’action n’évacue pas, dans son cas, la réflexion sur ses effets ou ses impasses. C’est pourquoi il écrit – et plutôt bien, ma foi – en s’adressant à ses lecteurs, directement, sans mots ronflants. Comme il parle, un jour de manif, hissé sur un camion.
On comprend donc qu’il puisse irriter les autorités de tous bords, du pouvoir en place d’abord, mais aussi des contre-pouvoirs constitués, qui le respectent, certes, mais en s’en méfiant. À vrai dire j’aurais aimé qu’il aborde plus franchement, dans son livre-manifeste, son rapport à l’institutionnel. Pour ma part, je le sens polyglotte, ce jeune homme. C’est-à-dire capable de parler, tout à la fois mais pas en même temps, la langue de l’émeute quand l’émeute, c’est-à-dire la coagulation des colères faisant soulèvement, est possible et la langue de la politique ordinaire quand, dans une élection, par exemple, se joue un vrai clivage entre le poison et un contrepoison. Il fut un temps où je lui aurais sans doute conseillé de penser la délégation comme une erreur et le pouvoir qu’elle concède à celui ou celle qui y accède comme un danger en toutes circonstances. Aujourd’hui je m’abstiens de tout conseil. Car les temps sont trop durs pour les abandonner aux seules intuitions théoriques, même les mieux fondées historiquement, ce qui est le cas.
D’autres lui reprocheront de se situer dans un-deçà du politique, dans une perspective par trop idéaliste, dans un discours trop moral sur le malheur de ceux d’en-bas, dans un volontarisme déplacé quant à leur capacité à briser par eux-mêmes les chaînes de la misère et de l’oppression. De quel droit, me dis-je, on ne pourrait pas vivre les illusions de sa jeunesse, surtout quand elles ont le double mérite d’être généreuses et d’alimenter la détermination à lutter.
Cette détermination, on la sent à chaque page de ce livre-manifeste, mais aussi dans chaque intervention publique de son auteur – propos qui ont fait de lui un ennemi public du pouvoir en place, celui-là même qui, de Retailleau au préfet Nuñes et jusqu’à Macron, cherche par tous les moyens à le bâillonner par des procédures en justice [1]. Ils vont avoir du mal, car Ritchy Thibault vient d’en bas précisément, mais aussi d’une histoire de persécutés – celle de ses ancêtres tsiganes à qui il rend un bel hommage dans son livre et que l’État français livra avec zèle aux nazis. Cette sourde colère devant l’injustice majuscule, Ritchy Thibault la porte en lui comme un talisman. Elle peut être souriante, sa colère, parce que c’est un jeune homme avenant, de nature non violente, mais elle ne le quitte pas, toujours prête à se réveiller quand pointe une injustice. Et il y a motif depuis que l’arbitraire est devenu la raison même d’exister d’un gouvernement confisqué par des minoritaires et adoubé par une extrême droite en charge de faire tenir cet édifice brinquebalant.
« Arrachons une vie meilleure ! », c’est un cri du cœur, pas une plainte. Il résonne dans la nuit, comme les chants et les rires des Gilets jaunes sur les ronds-points occupés de 2018. Six ans déjà, putain ! Six ans de macronisme, de coups fourrés, de bassesses, de police partout justice nulle part, de racisme systémique, de médias extrême-droitisés, de surprofits extorqués sur la misère, de veulerie majuscule, de mensonges à tous les étages, de tentatives de démoralisation, de détournement électoral. Six ans de luttes aussi, que ce livre met en avant, locales, inventives, déterminées, qui ont fait du jeune homme un itinérant de la cause, toujours prêt à découvrir de nouvelles manières de se rencontrer, de vivre et de résister.
Le régime, qui n’est plus strictement macroniste, mais résulte d’une coalition entre l’extrême centre, la droite extrême et, en appui logistique, l’extrême droite, joue plus que jamais nos vies au bonneteau du Capital. Il tangue, mais ne faiblit pas. Au contraire.
C’est dans ce contexte de victoire électorale du Nouveau Front populaire que, sollicité par Ersilia Soudais, députée insoumise de trente-six ans, pour s’occuper, au titre de collaborateur parlementaire, de la question rom, Ritchy Thibault s’est vu, sur décision de Yaël Braun-Pivet, la très démocrate présidente macroniste de l’Assemblée nationale, interdit de rejoindre son lieu de travail – le palais Bourbon – au prétexte que sa présence constituerait en soi un risque de « trouble à l’ordre public », ce qui est fort de café quand on connaît – et on les connaît ! – le pedigree et les accointances de nombre de députés RN votant aujourd’hui, dans bien des cas, à l’unisson du pseudo-bloc macrono-« républicain » au pouvoir.
On notera, par ailleurs, que cette mesure clairement discriminante de confinement n’a apparemment pas suscité, dans les rangs et surtout les instances dirigeantes du groupe parlementaire LFI, beaucoup de signes de solidarité envers lui. Il est vrai que le jeune homme n’est non seulement pas encarté, mais que son imprévisibilité, son indépendance et sa liberté de ton ne semblent pas être en odeur de sainteté dans la chefferie parlementaire insoumise.
Preuve en somme qu’il n’a pas encore démérité du rond-point de Pineuilh qui l’a vu naître à la noble cause qui reste la sienne, celle « des opprimés en tout genre qui font le choix de se lever, ce qui permet de garder espoir, même dans les temps les plus obscurs ».
Tiens bon, Ritchy ! Il est trop tôt pour désespérer.
Freddy GOMEZ