À l’époque d’un temps ancien qu’on disait moderne et dans la traînée d’un 68 qui datait déjà, nous entrions dans un éternel présent qui n’en finira pas d’accoucher de nouvelles apories apparemment enthousiasmantes aux yeux de celles et ceux qui, dans les sphères d’une néo-culture en formation, voulurent y croire pour être de leur époque. La postmodernité, théorie qui fonda son émergence sur une infinité de fins – des grands récits, du marxisme, de la lutte des classes, de l’universalisme, des Lumières… – ne déboucha, in fine, après s’être débarrassée des vielles barbes humanistes d’une époque déclarée révolue, sur rien d’autre que sur une captation du néo-savoir universitaire. En clair, l’appétence postmoderne pour les « fins » en avait oublié une, celle de l’Université, que, comme étudiants, nous avions tant revendiquée, à tort, du temps des espoirs vécus d’un printemps intempestif. Sa captation, au nom de l’événement 68, fut bien le principal fait d’armes des néo-mandarins déconstruits d’une génération montante en prise sur le néant de son épistémè.
Bien sûr, il y eut des résistances, en particulier dans les foyers militants, mais qui ne furent pas toujours inspirées des meilleures intentions. Car si 68 eut un effet positif, il n’est pas discutable que ce fut pour les questions qu’il souleva et les doutes qu’il révéla sur la meilleure façon – ou la moins pire – de repenser l’articulation des luttes pour l’émancipation. Dans cette démarche, le retour, stricto sensu, à la Vieille Cause et aux forces qui disaient l’incarner, le refuge dans le vieux fonds d’un passé perdu et l’amarrage à d’anciennes vérités devenues caduques furent non seulement contreproductifs, mais aisément balayés par les nouveaux maîtres d’un savoir en parfaite adéquation avec une époque qui théorisait l’oubli des conditions objectives de l’exploitation et la survalorisation des subjectivités.
Si je date de la fin des années 1970 ce changement de paradigme, c’est que, dans mon esprit, la mémoire de cette époque fait ricochet chaque fois qu’une supposée nouveauté conceptuelle apparemment novatrice – venant le plus souvent d’outre-Atlantique – irrigue ce que, par commodité, j’appellerai la sphère culturelle-sociétale de gauche qui, souvent sans le savoir, s’inspire beaucoup de la « pensée-68 » et des déconstructions à effet prolongé qu’elle favorisa.
Contrairement à ce que pensent, quand ils pensent, les réactionnaires d’aujourd’hui, les réunions en « non-mixité » du féminisme des années 1970 ne furent pas davantage à l’origine de l’intersectionnalité qu’elles ne relevèrent d’une conception autocentrée, voire excluante, de la politique. Cette pratique naquit de la simple constatation que, dans certains cas, la parole se faisait plus fluide, entre femmes, pour y parler de leurs expériences spécifiques de domination et notamment du viol. J’y vois pour ma part une preuve que, derrière l’émergence des subjectivités de l’époque, la « pensée-68 » qui, dans ses marges, l’irriguait, n’était pas dépourvue d’une certaine vision morale de la lutte politique. Pour le meilleur mais aussi pour le pire quand, le temps passant, elle se dépolitisa pour rallier les catégories, les poncifs et les moralines de la postmodernité triomphante, dont la principale caractéristique fut de jouer les subjectivités plurielles contre ce qui pouvait faire commun. Un commun, faut-il le préciser, qui n’entrait, par ailleurs, d’aucune façon dans les catégories de ce néo-savoir universitaire bricolé sur les décombres du marxisme, d’autant qu’il supposait d’être pensé dialectiquement, à partir de vécus partagés, voire conjugués, de dominations multiples, mais dans une perspective d’émancipation pour tout un chacun.
S’il y a un problème avec le concept d’intersectionnalité, c’est qu’il a fini par exprimer le contraire de ce qu’il prétendait signifier, à savoir que, la domination ayant un caractère multiple, la résistance à ses diverses formes exigeait une conjonction, voire une imbrication non hiérarchique des divers fronts de résistance qu’elle inspirait autour des questions d’exploitation de classe, de féminisme, d’orientation sexuelle et d’antiracisme. Il est vrai que, née aux États-Unis où elle fut conçue et théorisée à la fin des années 1980 par Kimberlé Crenshaw, juriste afro-américaine, cette notion d’intersectionnalité, qui semble être désormais devenue centrale en France, et bien au-delà, dans la perception et la construction des combats contre « les discriminations », est très directement marquée par la culture étatsunienne et ses capacités à s’exporter telle quelle, ce qui ne va pas sans effet sur le récepteur ou la réceptrice, qui ignore généralement les mises en garde qu’elle a suscitées, aux États-Unis mêmes, notamment sur sa fixation sur les seules catégories de « race », de « genre » et de « minorités sexuelles ». Ce fut, par exemple, le cas de l’universitaire Ashley J. Bohrer, auteure de Marxism and Intersectionnality (2019), qui, tout en défendant le concept d’intersectionnalité, mit en garde contre certaines tentations réductionnistes privilégiant la « race » et le « genre » sur la « classe ». Il faut croire que Kimberlé Crenshaw en tint compte quand elle déclara, le 20 février 2020, à Time Magazine : « Il y a eu une distorsion [de ce concept]. Il ne s’agit pas de politique identitaire sous stéroïdes. [L’intersectionnalité] n’est pas une machine à faire des mâles blancs les nouveaux parias. »
L’inversion vient bien de là, de cette survalorisation de la « race » et du « genre » au détriment de la « classe ». De cela, on pourrait dire que, l’intersectionnalité étant née sur les campus américains, il ne pouvait en aller autrement [1], mais ce serait court, car il faut bien constater que ce même réductionnisme opère aussi en France, dans le croisement de la « race » et du « genre » (mais sans la « classe »). C’est ainsi qu’y prospère un « féminisme décolonial » (mais pas « de lutte de classe » – qui exista pourtant, mais semble désormais voué aux oubliettes de l’Histoire). Et pas davantage un « antiracisme de classe », un « classisme décolonial » ou un « décolonialisme de classe » [2]. Cette volonté de marginalisation du concept de classe se situe, sur le long terme, dans la gauche sociétale sous influence postmoderne, dans une claire perspective de recodage du combat pour l’émancipation à partir des seules « identités dominées » et par une « mise à l’écart de la discussion » – comme disait Bourdieu – de la question de « classe », celle qui permet de comprendre que, pour être dominé(e), on ne l’est pas de la même façon selon qu’on vienne d’ici ou de là. C’est d’ailleurs cette banale vérité qui explique qu’un mouvement aussi radicalement émancipateur que celui des Gilets jaunes, où les femmes jouèrent un rôle de première importance, suscita si peu d’échos, et a fortiori de solidarité, dans la gauche de la sphère sociétale, alors que, d’un certain point de vue, les ronds-points occupés étaient des carrefours rêvés d’intersectionnalité.
Dans un article sur l’intersectionnalité publié en 2020 dans la revue Pouvoirs, le chercheur Alexandre Jaunait se demandait si ce concept n’était pas « d’abord le nom d’un problème plutôt que celui d’une solution » [3], se référant dans le cadre de cette étude aux travaux de la féministe, sociologue du travail et matérialiste Danièle Kergoat et, plus précisément, à sa notion de « consubstantialité » (des rapports sociaux) [4] dont l’intention première consistait à repartir des éléments clés de l’héritage marxien plutôt que de surfer sur la vague postmoderne qui s’appliquait à les dissoudre dans la logorrhée de ses spéculations et acrobaties conceptuelles.
Avancé depuis la fin des années 1970, c’est-à-dire bien avant qu’on ne parlât d’intersectionnalité, ce concept de « consubstantialité » – puisé « par défaut » dans le registre théologique, nous dit Kergoat – avait pour avantage de « penser le même et le différent dans un seul mouvement » pour articuler, dans un premier temps, les dominations liées à la « classe » et au « sexe », puis à celles liées au « sexe » (devenu « genre ») et à la « race » et au « racisme », dans un second temps, à partir de la Marche pour l’égalité de 1983 pour ce qu’il en est de la France. Avec, dans tous les cas, une préférence affirmée pour le concept de « sujets politiques » sur celui d’ « identité(s) ». Dans cette perspective « consubstantielle », l’indissociabilité des rapports de pouvoir permet le dépassement de la logique de mise en concurrence des luttes pour l’émancipation. « Or, indiquent un peu découragées Elsa Galerand et Danièle Kergoat, la classe nous semble trop souvent oubliée dans les analyses intersectionnelles. […] En tout cas, la question de la place qu’il convient de lui accorder (au cœur de la dispute féministe dans les années 1970) ne paraît pas tout à fait réglée puisqu’elle se pose, à nouveau frais, avec la question de savoir comment raccorder la critique postmoderne à celle du capitalisme. » Ce qui n’est pas une mince affaire quand on reste attaché, ou carrément soumis, au cadre des Cultural Studies et de la French Theory, aux discours sermonnant des stars de campus, à leurs micro-récits où la dénonciation d’un universalisme abstrait prime sur celle de la marchandise concrète.
Quand l’économie marchande et la marchandisation du monde façonnent à elles seules ce qui fait l’universalisme de notre temps, la seule communauté réellement existante est celle du capital. En contre, en réaction, on assiste à une prolifération d’aspirations au réenracinement dans des formes de communautés ou d’identités closes se réclamant, de manière fantasmée, d’entre-soi exclusifs et excluant. Autant de voies sans issue qu’entretient le capital dans sa perpétuelle appétence pour le morcellement et la séparation. C’est dans ce contexte que les théories postmodernes et les velléités identitaires qu’elles suscitent se sont peu à peu imposées dans des sociétés où se dissolvaient les cultures politiques émancipatrices et le commun des systèmes de valeurs qu’elles avaient construit à l’intersection de l’exploitation et des dominations.
Freddy GOMEZ