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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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À contretemps, n° 23, avril 2006
Article mis en ligne le 25 avril 2007
dernière modification le 27 novembre 2014

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Sous la plume d’Uwe Schweikert parut, dans la Frankfurter Rundschau du 31 mai 1980, un article intitulé : « “Secret et Violence” : une invitation à lire Georg K. Glaser », dont nous reproduisons ci-après de larges extraits dans une traduction de Gaël Cheptou. Les citations de Glaser ont été reprises de l’édition Agone de « Secret et Violence » et les pages auxquelles elles renvoient sont indiquées en note.

Dès les premières lignes, marquées par une haine inouïe, impitoyables tant sur le plan du contenu que de la langue, le lecteur est comme enfermé dans une pièce dont la porte ne se rouvrira qu’à la fin du livre : « Il avait mis huit enfants au monde et tout fait pour les voir presque aussitôt rendre l’âme. En dépit de ses horribles efforts, ma sœur aînée est restée en vie mais à jamais défigurée. Elle est partie pour les États-Unis comme vers un lointain refuge, à jamais hantée par la peur et le nez mal cicatrisé des coups terribles qu’il lui avait assénés alors qu’elle avait à peine trois ans. Je suis devenu français. Le troisième est un arriviste, un mouchard déguisé, et ma plus jeune sœur, un être effacé qu’un rien effarouche. Je n’ai pas vu grandir mon plus jeune frère. Deux autres enfants sont morts au berceau – fut-il pour une part responsable de leur mort ? – et Maja s’est obstinément refusée à vivre avec lui. Elle cessa de vivre, car son refus patient et muet ne pouvait guère s’appeler mourir. » [1]

« Lui », c’est le « vieux », le père, « l’origine du Mal », l’incarnation de la violence et du fanatisme terroriste de l’ordre dans la prison familiale où Glaser a passé son enfance […]. Le fils trouve dans sa haine impitoyable à l’égard du père la force de survivre. Obligé de choisir entre la soumission et la rébellion, Glaser se décide pour la révolte, pour « la pensée interdite », comme il le dira lui-même dans Schluckebier.

Sa vie est pleine d’aventures : il s’enfuit plusieurs fois de chez lui, jusqu’à ce qu’il parvienne à s’y arracher pour de bon. Encore adolescent, il traîne avec des vagabonds, des sans-logis, des prostituées sur les routes et dans plusieurs villes. Il est pris et placé en maison de redressement dont il s’évade plusieurs fois, puis il est jeté en prison. Plus tard, quand il se penchera sur la société d’en bas, quand il décrira les souffrances de la couche inférieure des opprimés, il ne le fera jamais à la manière faussement pathétique des tribuns ou des écrivains du Parti, mais avec la probité et la dureté de celui qui a connu l’enfer de la violence exercée par les hommes.

À la fin des années 1920, il passe finalement du lumpenprolétariat anarchiste au parti des ouvriers conscients, le Parti communiste (KPD). Il écrit alors des chroniques judiciaires et publie parfois dans la prestigieuse Frankfurter Zeitung.

En 1932 paraît aux éditions Agis (communiste) son court roman Schluckebier dans lequel il retravaille, sous une forme littéraire, ses souvenirs de jeunesse durant la guerre et les événements qu’il a vécus dans les maisons de redressement. À première vue, son livre semble relever du genre de la littérature prolétarienne qui s’est constitué, dans le cadre de la politique culturelle du KPD, à la fin de la République de Weimar. Mais à vingt et un ans, Glaser a déjà trouvé son propre style, un style cassant, direct, unique. Ce qui le pousse à écrire, ce n’est ni la conscience de classe, ni l’engagement politique, ni les leçons du Parti, ni le souci du témoignage littéraire, mais – comme il le dit dans l’avant-propos de la nouvelle édition – « c’est une violence des plus élémentaires qui te force à écrire, c’est comme crier quand on te fait mal, ou donner libre cours à ta colère contre celui ou ceux qui t’ont fait mal ».

Dans Schluckebier, tout comme dans son récit autobiographique vingt ans plus tard, Glaser parle de la violence : de la violence individuelle du cadre familial, qui tient sa puissance de l’ordre établi ; de la violence collective de l’État qui concentre et décuple les haines individuelles et les désirs refoulés. Les hommes, comme le petit « Schluckebier », ne connaissent de la vie que la violence. Ainsi lorsque, à la fin du roman, les jeunes pensionnaires se révoltent, ils reproduisent ce qu’on leur a fait subir : la violence, par ses origines (produit de la société) et ses effets, reproduit la violence.

Mais, lors de la parution de Schluckebier en 1932, en choisissant de clore son livre sur cet épisode, Glaser lançait un appel à l’espérance : un appel à la révolution qui devait réaliser « le royaume de la liberté » (Marx). En faisant échouer la révolte des jeunes pensionnaires, il soulignait la contradiction fondamentale qui brisait la vie des hommes : une déchirure qui traversait la société tout entière et qui, pour cette raison, ne pouvait être refermée que par le bouleversement de tous les rapports sociaux.

Schluckebier venait de paraître lorsque Hitler arriva au pouvoir. La dictature fasciste des « suppôts de la violence » jeta Glaser sur le chemin de l’exil, après qu’il eut œuvré pour le Parti dans la clandestinité en Allemagne, puis en Sarre. Non seulement, la défaite sarroise marqua la fuite définitive de Glaser en France, mais encore elle consacra la fin de toutes les espérances trompeuses qu’il avait placées dans le communisme. Rien n’avait changé, rien ne changerait car les communistes avaient – comme les nazis – succombé à la tentation de la violence par abus du pouvoir. Ainsi Glaser rompait définitivement avec le Parti avant même les grands procès staliniens et bien avant le pacte germano-soviétique. Dans le fond de son cœur – c’est du moins ce qu’il exprime dans Secret et Violence –, il a toujours été un homme solitaire envahi par le doute, un anarchiste en rébellion contre l’État, le Parti et l’Histoire. [...]

À part Nous sommes prisonniers, d’Oskar Maria Graf et Le Scarabée-torpille de Franz Jung [2], deux rebelles solitaires qui, tout comme Glaser, ont vécu et écrit à contre-courant, il n’existe guère d’autobiographies de cette époque qui soient plus fascinantes que le récit de Glaser, Secret et Violence, publié en 1951.

On peut lire ce livre d’une traite, le dévorer comme un roman d’aventure qui retrace un destin hors du commun, et pourtant si ordinaire au cours de ce siècle. En même temps, mais à un autre niveau, il décrit la lutte désespérée d’un individu qui résiste aux tentatives de rééducation, aux traitements forcés et à l’autorité, et qui ne désire qu’une seule chose : choisir lui-même sa propre cause. Le cœur de Secret et Violence nous dévoile la solitude et la misère qui entourent les êtres qui se laissent continuellement pervertir par la haine, le pouvoir et la violence pour grappiller des petits avantages. Cette « volupté de la servitude » [3], Glaser l’a vue dans les deux camps, tant à gauche qu’à droite, et il l’a exprimée par des images bouleversantes et des profils fort justes.

La haine à l’égard du père (qui a adhéré très tôt au parti nazi) devient une haine universelle contre un monde dérisoire. Glaser va à la racine du mal et décrit, sur le plan de la psychologie sociale, les structures et les mécanismes qui finissent par détruire la vie en général. L’archéologie de son Moi est pleine d’enseignements : la violence est en nous et c’est là son secret ! On a rarement décrit de façon plus saisissante le fascisme quotidien, la lâcheté des suiveurs et des apolitiques qui graissent les rouages du pouvoir et qui assurent le bon fonctionnement de celui-ci, qu’à travers les images et les êtres de Secret et Violence – ces individus « qui pouvaient être à la fois ce qu’ils avaient tour à tour rêvé d’être : policiers et rebelles » [4].

Glaser n’a fait lui aussi que chercher le surmoi, le père dans le Parti. En s’affranchissant des faux dieux, il parvient aussi à chasser la figure du père tout-puissant qui le hantait : « Je n’avais pas besoin de miroir pour me regarder. Je savais de qui j’avais hérité le pli mortel sur mon front, à qui je devais cette rougeur de la colère couvrant une nuque large et immobile. J’étais en train de devenir semblable au vieux. » [5] Ainsi il renoue avec le « rêve pillé à fond » de sa jeunesse, avec lui-même. Glaser cherche par l’écriture, sous la forme d’une auto-anamnèse, à récupérer chaque fragment de sa vie brisée. C’est un voyage au cours duquel, pour lui comme pour le lecteur, le temps devient espace. [...]

Avec Secret et Violence, G. K. Glaser a écrit la biographie de notre siècle. Et pourtant ce n’est pas un écrivain. Ce n’est pas par hasard qu’il a pu survivre comme ouvrier, qu’il a travaillé chez Renault après son retour de captivité en 1945, et qu’il a fondé plus tard son petit atelier de dinandier. [...]

Uwe SCHWEIKERT
[Traduction de Gaël Cheptou.]


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