A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Le démoniaque et le visionnaire
- suivi d’un hommage à Simone Debout -
Article mis en ligne le 14 octobre 2024

par F.G.


■ Simone DEBOUT
PAYER LE MAL À TEMPÉRAMENT
Sur Sade et Fourier

Présentation d’Emmanuel Loi
Forcalquier, Quiero, 2021, 100 p. au format 16x22.



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Commençons par ce qui saute à l’œil : magnifiquement maquetté, composé, imprimé, ce livre est une fois encore la preuve que Samuel Autexier, maître-d’œuvre des éditions Quiero [1], est bien l’exemple même de l’artisan soucieux de donner belle forme à de forts textes. Dans l’océan de médiocrité éditoriale dans lequel nous baignons, c’est déjà une bonne nouvelle. L’autre, c’est que l’éditeur s’est opportunément saisi de la proposition de l’écrivain et artiste Emmanuel Loi de reprendre en livre un texte de grand style de Simone Debout – décédée à 101 ans, en 2020 – publié en deux livraisons dans la revue Topique [2], en 1981.

Dans « Une sacrée brèche dans la tectonique du joug », en présentation de la prose de Simone Debout, Emmanuel Loi note que « l’utopie […] se paie au prix fort ». Dans le cas de Sade – qui n’avait rien d’un utopiste, en réalité, et encore moins d’un égalitaire –, la peine se solda en nombreuses années d’incarcération – une trentaine, rien que ça – pour outrages aux mœurs le plus souvent. Fourier, lui, visionnaire et penseur social d’endurance prônant jusqu’au délire le bonheur pour tous, se vit dédaigné, méprisé, puis oublié. L’un et l’autre payèrent bien à tempérament – le prix du vice ténébreux, d’une part, et de l’utopie visionnaire, de l’autre.


Donation Alphonse François de Sade, marquis 1740-1814, « n’envisage pas du tout la question de l’émancipation […], nous dit Emmanuel Loi. Il condamne la vertu en tant qu’hypocrisie, il n’accorde pas de crédit aux bons sentiments. » Charles Fourier (1772-1837), qui a lu le Divin Marquis, se situe sur une autre rive, celle d’un imaginaire fondé sur mille combinaisons abracadabrantesques, où les émotions, les énergies et les affects – dont l’amour – prennent une place centrale, le but étant d’ « être moins malheureux chaque jour, à tout âge » dans un monde émancipé de la domination.

Au plan de la subversion et du fait de leur « fidélité indéfectible aux affects » (S. Debout), Sade et Fourier ont souvent été revendiqués, par les surréalistes notamment, comme appartenant au même cercle de l’écart absolu. La grande force de Payer le mal à tempérament, c’est précisément de pointer leurs différences d’approche, tout en constatant que l’une et l’autre étaient « irrecevables » par l’ordre dominant de leur temps, et au-delà. « Contre Sade, écrit-elle, il suffit de laisser jouer l’autoconservation morale et tous les mensonges qu’elle véhicule. Quant aux menaces douces de l’utopie, on les voue à la dérision acerbe ou indulgente selon les hommes et les temps » (p. 27). D’une qualité d’énonciation et d’analyse incomparable, l’analyse que S. Debout fait de Sade est, sur bien des aspects, notons-le, antinomique de celle, par trop passionnelle peut-être, qu’Annie Le Brun, récemment disparue, en tira dans les nombreux ouvrages qu’elle lui a consacrés [3]. Quand on croit savoir que l’une et l’autre se fréquentaient et s’appréciaient, on peut s’étonner qu’aucun livre d’entretiens n’existe où elles aient confronté leurs points de vue, notamment sur Sade. L’entreprise était peut-être irréalisable.

En fait, écrit S. Debout, « Sade recrée le monde ancien démantelé, mais au lieu de nouvelles règles d’échange, de la liberté réciproque qui donnait une assise humaine aux interdits et à l’ordre social, il s’étaie de tout ce qui a été refoulé et travesti » (p. 33). Pour elle, ce qui le sépare de Fourier, et nettement, c’est son rapport aux opprimés et à une nécessaire et radicale « rénovation sociale ». Et il est vrai que Sade, pour sa perte, a sans doute accompli mieux que d’autres la tâche que les penseurs des Lumières ont esquivée – le déicide –, mais sans en finir avec l’idée de Dieu. C’est en cela qu’in fine, comme le pointe sagacement S. Debout, « Sade s’inscrit dans le sillage des moralistes et du christianisme [même si], héritier infidèle révolté, il se dresse contre leurs commandements » (p. 36). Au fond, en dénudant la « relation maître-esclave » à son avantage et sur la base de ses affects compliqués, il s’en est tenu là. Pour une raison évidente : « La société politique, selon Sade – souligne S. Debout –, n’est pas et ne peut pas être le produit librement créé par des individus indépendants et égaux ; elle est l’œuvre des puissants, d’autant plus redoutables qu’ils ne se réfèrent qu’à eux-mêmes » (p. 37). À partir de là, la seule réalité que Sade reconnaisse, c’est la souveraineté de l’individu agissant selon ses seuls penchants (libidinaux). C’est là, comme le constate S. Debout, une manière de penser « résolument à l’envers », comme l’atteste son appel « Français, encore un effort si vous voulez être républicains » [4], où « révolutionnaire d’occasion, note-t-elle, il s’enthousiasme pour le vide soudain créé » par la crise de régime. S’imaginant que « tout est possible », il tient sa ligne : profitez-en ! « Non pas pour balayer les vieux mondes, mais pour aller aux extrêmes délicieux, pour imaginer et réaliser l’enfer-paradis » [5]. Pour être vraiment « républicains », les Français devaient, selon Sade, refuser tout contrat social – « Quel scandale, écrit-il, de plier des individus différents à une loi générale ! » Tout contrat procède, pour lui, d’un mouvement contradictoire conjointement fondé sur la confiance et la méfiance. Il n’est pas rousseauiste, il ne croit ni en la « bonne nature », ni en la « Raison universelle », ni aux lois de l’histoire. Ce qui ne l’empêche pas, comme le souligne subtilement S. Debout, d’être cohérent « quand il oppose à ce produit contraignant [le contrat social] la force individuelle, toujours bizarre et en quelque mesure perverse mais vivante, source infinie de jouissance » (p. 43). C’est précisément cette idée que Fourier, dans un autre registre, fera sienne. Contre une « bonne nature mythique » et une « Raison naturalisée », imaginer un ordre « à partir de l’intersubjectivité concrète, mobile, créatrice, imprévue ».


Au contraire de Sade – et même contre Sade–, Fourier ouvre, en effet, un chemin d’émancipation réelle. « Les philosophes, écrit-il, disent que les passions sont trop vives, trop bouillantes ; à la vérité, elles sont faibles et languissantes. Ne voit-on pas en tous lieux la masse des hommes endurer sans résistance la persécution de quelques maîtres et le despotisme des préjugés. [6] » Pour Fourier, proche de La Boétie sur ce point, l’auto-soumission aux maîtres et à leur despotisme est directement reliée à la faiblesse de leurs passions. C’est pourquoi, comme Sade mais dans une perspective tout autre, le retour aux instincts primitifs est, à ses yeux, indispensable pour fortifier les affects affaiblis dans une combinatoire où l’amour tient une place centrale. Quand Sade s’enfonce dans la violence en retournant le désir sur lui-même, Fourier lui oppose l’ « attraction passionnelle », le détour par l’autre, la charpente d’Harmonie, « l’énigme des rencontres dont surgit une réalité latente ». Pour S. Debout, il n’y a pas de doute : « [Fourier] recompose ce que Sade décompose. Il va dans le sens de l’amour, dit-elle, et de la vie, avec autant de liberté que le pervers dans celui de la haine et de la mort » (p. 83). Et ce faisant, il retourne la démonstration pour fortifier son propre message et sa révolte, mais en se gardant bien d’ignorer les pôles d’attraction, les passions sensitives, les fantaisies, les manies, les ambiguïtés, les transitions. L’inexploré, en somme. Quand Sade, sophiste, raisonne infiniment, Fourier n’avance qu’en déraisonnant, par à-coups, en se heurtant à la lumière de la lampe. Comme papillon de nuit. Cet élan fracassé est le propre des utopistes. Comme l’appel à prendre des directions inconnues en quête de l’inexploré, à penser des « harmonies particulières » faites d’avancées et de reculs, à scruter des sens cachés sans certitude de les trouver, dans cette inquiétude particulière qui fait la vie des êtres qui refusent de céder aux arguments d’autorité des convaincus du dogme et aux « chimères d’impossibilités » dont parlait Fourier.


Un « rêveur sublime », disait Stendhal en parlant de Fourier [7]. En lisant les lignes brillantissimes que S. Debout consacre, par exemple, aux 120 Journées de Sodome, on comprend aisément que Sade se situe dans un tout autre registre Au-delà du dégoût que l’œuvre peut susciter, « l’on [n’a] jamais vu et dit clairement que l’œuvre de Sade recèle une philosophie politique, que les horreurs rêvées pourraient éclairer les horreurs réelles et que cette littérature […] permet de comprendre peut-être ce qui, dans la réalité historique, relève du vide, de la solitude, d’une angoisse et d’une révolte analogues » (p. 60). Si Sade savait qu’il paierait le mal à tempérament, c’est qu’il se situait dans un au-delà de la littérature, mais sans ignorer la force de ses possibles effets à rebours et son effet démoniaque à durée prolongée.

« À tout construire sur la passion, nous dit S. Debout, Sade acquiert une autre connaissance du mal et il l’aggrave… Il ne change pas la vie, ni la loi, il l’aggrave » (p. 92). À sa différence, Fourier, vrai rêveur sublime pour le coup, demeure fidèle aux « extrêmes singuliers du désir » et à ses « innombrables combinaisons », comme en atteste son Nouveau Monde amoureux, mais dans une perspective claire d’émancipation humaine fondée sur l’idée finalement basique et toujours moderne qu’ « il n’y a pas de réalisation individuelle sans détour par l’autre, pas de vérité subjective qui ne comporte une certaine adhésion et un certain retrait » [8].

Un très fort texte, donc, dans une édition de haute facture.

Freddy GOMEZ

En hommage à Simone Debout

Simone Debout (1919-2020), née Devouassoux, fut une femme singulièrement et radicalement libre. Membre des Jeunesses communistes alors qu’elle était étudiante en philosophie à la Sorbonne et suivait les cours de Maurice Merleau-Ponty, elle les quitta en août 1939 à l’annonce du pacte germano-soviétique, qu’elle condamna comme relevant d’une immoralité majeure. Rompu le pacte, elle réintégra le Parti communiste, fin 1941-début 1942, pour entrer dans la résistance active où elle rencontra son futur mari, Ludwig Oleszkiewicz. « Debout » était son nom de résistante. Elle le garda sa vie durant. Ecœurée par la dérive patriotarde du « parti des fusillés », elle l’abandonna définitivement et sans regrets en 1945. « Affaire conclue ! », dira-t-elle.

C’est par Fernand Rude, historien des Canuts lyonnais, que l’œuvre de Charles Fourier (1772-1837) entra pleinement dans l’existence de Simone Debout. Sur ses conseils, elle lut avidement la Théorie des quatre mouvements et en fut éblouie : « Un enchantement, écrivit-elle, le retour au pays d’enfance, au pays des fées, un retour du sensible affectif qui rendait présent et à venir ce qui n’était qu’absence, les grandes espérances révolutionnaires, despotiquement piégées derrière un mur, un rideau de fer » [9]. Le reste tient du fil d’Ariane, un long fil qu’elle tirera son existence durant en devenant l’éditrice des œuvres complètes de Fourier et, à coup sûr, sa plus grande experte.

Sans être à proprement parler surréaliste, Simone Debout ressentit pour André Breton une belle, sincère et invariable amitié. Publiée en 1947, son « Ode à Charles Fourier » – son plus beau poème pour Simone Debout – agit sur elle comme un talisman d’harmonie. La rencontre s’imposait. Elle eut lieu en 1958, au bon moment, et se prolongea jusqu’au décès du Grand Mage en 1966.

Le 22 avril 2003, Simone Debout accorda à Laurence Bouchet un magnifique entretien sur Fourier, complété en septembre de la même année, pour publication dans les Cahiers Charles Fourier et sur le site de l’Association d’études fouriéristes. En hommage à Simone Debout, décédée le 10 décembre 2020, cette conversation fut reprise en 2021 par l’ami Marc Tomsin (1950-2021), sur le site « La voie du jaguar », dans sa version écrite. On y trouve également une version filmée de cette conversation, consultable en ligne.
F. G.


Bibliographie

Œuvres de Charles Fourier

Sous la direction et l’expertise de Simone Debout, l’édition des Œuvres complètes de Charles Fourier fut entreprise, entre 1966 et 1968, par Anthropos – en impression reproduisant à l’identique l’édition de 1841. Reprise en 2000 par les Presses du réel, la tâche fut achevée en 2013, complétée de la constitution d’un « index conceptuel général » permettant une analyse textuelle de l’ensemble du corpus – sept volumes – au travers d’une interface informatique spécifique.


 Hiérarchie du cocuage, Presses du réel, 2000.
 Le Nouveau Monde industriel et sociétaire ou invention du procédé d’industrie attrayante et naturelle distribuée par séries passionnées, Presses du réel, 2001.
 Théorie de l’unité universelle, tome I, Presses du réel, 2001.
 Théorie de l’unité universelle, tome II, Presses du réel, 2001.
 Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, Presses du réel, 2009.
 Le Nouveau Monde amoureux, Presses du réel, 2013.
 La Fausse Industrie, morcelée, répugnante, mensongère, et l’antidote, l’Industrie naturelle, combinée, attrayante, véridique, donnant quadruple produit et perfection extrême en toute qualité, Presses du réel, 2013.

Autres textes :


 « Griffe au nez » ou « donner have ou art » : écriture inconnue de Charles Fourier, Anthropos, 1974 ; réédition sous le titre Griffe au nez, Payot, 1999.
 Le Charme composé (Charles Fourier), suivi de L’Invisible actif (Simone Debout), Fata Morgana, 1976.
 L’Utopie de Charles Fourier, Payot, 1979 ; réédition : Presses du réel, 1998.
 Citerlorgue (Charles Fourier), suivi de En quête de réalité (Simone Debout), Fata Morgana, 1994.
 Correspondance avec André Breton 1958-1966, Claire Paulhan, 2019.
 Payer le mal à tempérament (sur Sade et Fourier), présentation d’Emmanuel Loi, Quiero, 2021.



[Illustrations : Toyen.]


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