■ Recensé il y a peu par Sébastien Navarro, le livre non-livre dont il est question ici nous vaut l’expression d’un autre point de vue, plus intimiste, sur ce que la résistance de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes charria comme rêves d’émancipation individuels et collectifs et sur ce que la « victoire » de 2018 supposa de retour au pragmatisme et, par bien des aspects de rupture avec l’esprit d’utopie. Si ce témoignage de Jean-Luc Sahagian a retenu notre attention, ce n’est pas que par adhésion au point de vue strictement anarchiste qu’il y développe, mais parce que, ce faisant, il pose clairement la question dialectique par excellence : comment s’instituer sans se perdre. Autrement dit : comment vaincre sans se renier.– À contretemps.
Nous avons beaucoup aimé les histoires qui nous venaient de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes.
Je vivais à l’époque dans les Cévennes et participais à une petite bibliothèque anar, sise au fin fond de la grand-rue qui tranchait notre village de bas en haut. La bibliothèque se trouvait plutôt vers le bas, lorsque l’on sortait du village pour aller vers la « vallée borgne ». Il faut établir la géographie des lieux car les histoires de la ZAD concernent aussi un territoire, physique et mental, borné par les contes merveilleux de l’enfance. Avec la forêt et les cabanes dans les arbres. Avec les monstres casqués auxquels résistait tout un petit peuple de boue. La zone était séparée en deux par une route, ladite « route des chicanes », car elle avait été dressée d’obstacles divers afin d’empêcher la circulation motorisée et, partant, l’intrusion des gendarmes. Du côté Est de cette route se trouvaient moult cabanes et abris extraordinaires, et c’est cette zone qui fut expulsée en priorité, en 2018, après le démantèlement par une partie des habitants eux-mêmes de la « route des chicanes ».
La magie était là, et ce grand vent vint tout à coup aérer notre imaginaire et réactiver toute une mythologie intime, celles de nos lectures enfantines, celles des vieux films que l’on regardait la nuit sur d’antiques télés en noir et blanc. Des histoires de loyauté et de résistance, de sentiments entiers et d’émotions fortes. En regardant les images qui nous venaient de la ZAD, en lisant les mots que nous adressaient des amis inconnus, une grande exaltation montait en nous. Nous rêvions ensemble dans notre petit local pauvrement éclairé, ensemble nous allions nous baigner à la Borie, petit territoire libre situé juste au-dessus du village et la vie semblait ouverte. Je me souviens des premières rencontres avec des zadistes, en Bretagne : celui qui avait monté une bibliothèque rurale dans une ferme pas bien loin de la zone, celui qui nous racontait sa participation aux combats lors de la résistance à l’opération César, sous son casque de Gaulois et armé de son bâton noueux couronné d’une masse de fer qu’il abattait – disait-il – sur les vrais casques des gendarmes mobiles. Je me souviens encore de cet ami qui avait essayé de rejoindre la zone cadenassée par les gendarmes en prenant des chemins de traverse, s’était fait courser par une vache balèze et n’avait dû son salut qu’à un saut fantastique par-dessus une haie de fil de fer.
Toutes ces histoires étaient nôtres.
Plus tard, au moment même où une partie de la ZAD se faisait expulser, nous avons dû partir. Ce fut comme une fin, un retour à la morne réalité. Le vent était tombé. Comment ferions-nous désormais pour vivre gentiment, à la petite semaine ? Nous étions nombreux à cette époque à vivre des moments merveilleux hors de la ville. Nous avons du mal à nous en souvenir maintenant que tout est devenu si mauvais, que la totalité du monde semble siphonnée par les objets froids et diaboliques du pouvoir techno-marchand et que des « soulèvements » sont désormais annoncés comme de vulgaires séries.
Un livre sans indication de titre, d’auteur(s) ou d’éditeur [1] est revenu sur cette histoire merveilleuse et cruelle de la ZAD. Il est nourri de vingt et un témoignages de gens y ayant lutté et est communément connu sous le titre Histoires de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. C’est le « s » à histoires qui, ici, importe. C’est un livre de témoignages sauvages. Sans éditeur ni copyright. L’esprit de piraterie y est mis en avant. Pas de chef, pas de partis, pas de syndicats, pas de coteries, mais la bande, la horde, Lone Wolf.
S’il me semble si important, ce livre, c’est qu’il soulève nombre de questions. Et instille le doute. S’il me touche autant, c’est qu’il raconte des itinéraires de vie non pas exemplaires, mais tous passionnants. Quelque chose comme une fidélité aux idéaux d’une enfance d’avant ce monde de machines. La défense des plus faibles, le courage, la détermination et l’envie d’en découdre. Sans se rendre jamais aux raisons du monde des adultes. Car il s’agit ici de raconter l’envers d’une histoire au singulier, peaufinée par les vainqueurs officiels de la ZAD. Ceux qui ont reçu l’aval des autorités. Et qui ont contribué, plus ou moins directement, à l’expulsion d’une partie de la zone à défendre après l’abandon du projet d’aéroport par l’État en 2018. Des histoires de perdants de l’Histoire. Ceux à qui on a fait du tort. Et qui, jusqu’à maintenant, n’ont pas eu vraiment accès à la parole. Ce livre est là pour tenter aussi de rendre la honte plus honteuse. Car les gagnants de la ZAD, dans ce monde qui déteste les perdants, continuent à prospérer dans le jeu politique et médiatique.
Au moment de la montée en puissance de Notre-Dame-des-Landes, nous avions été sensibles à ces habitants des cabanes dans les arbres. Nous avions même publié un extrait de l’intervention d’une de ces habitantes dans le numéro 14 du Bulletin des compagnons de nulle part, le petit fanzine édité par des participantes à notre « bibliothèque-infok ». Je reproduis ici une partie de ce texte afin de montrer ce qui nous mobilisait à l’époque, en 2013 – et qui me mobilise toujours aujourd’hui. Ces phrases sont extraites d’un film – Quand les arbres s’agitent – tourné et diffusé par ces habitants de la ZAD :
Les yeux sont cernés mais grands ouverts sous la capuche noire, et la voix sort claire derrière le foulard blanc aux motifs indiens. Elle est équipée de cordages pour pouvoir remonter dans une des cabanes installées dans la forêt. […] Pour le moment, on entend juste le bruit de la forêt derrière elle, ou plutôt un silence peuplé. Son français est un peu hésitant, on sent qu’elle cherche ses mots pour répondre à la question qu’on vient de lui poser :
« … parce que partout dans le monde, on est en train de détruire tout le monde, toute la nature, tout ce qu’on a besoin pour vivre, et ça peut pas continuer comme ça, les gens qui pensent juste à l’argent et à la croissance, mais ce qu’il nous faut, c’est de l’oxygène et de la nourriture, et c’est le temps de se battre pour ça car sinon on va tous mourir. Et tous les animaux. Moi je me bats surtout pour les animaux, parce que les êtres humains, c’est notre propre faute qu’on est si stupides mais les animaux, je les aime trop. »
L’on retrouve, dans ces Histoires, certains témoignages des occupantes de la forêt. On y apprend, en préambule, une des particularités de cette lutte que, vivant loin de la zone, nous n’avions pas perçue sur le moment :
« La résistance aux expulsions de 2012 est documentée par de nombreuses photos et vidéos. Certaines montrent des camarades qui se déplacent d’arbres en arbres, à dix ou quinze mètres de haut, sur des ponts de singes. Même si ces pratiques de funambules s’approchent du merveilleux, le plus touchant se déroule au pied des arbres. Des dizaines, voire des centaines, de personnes encourageant les amies dans les airs, les applaudissant, jouant de la musique, sifflant, chantant. On y remarque des visages euphoriques, qui crient, qui expriment leur enthousiasme, leur peur, leur solidarité. »
Ce qui, peut-être, dérange le plus dans ce livre, c’est qu’il pointe notre commune faiblesse face à une forme de séduction. Après cet enthousiasme premier et fédérateur des cabanes, de cette résistance évidente à la police et de cet intérêt soutenu pour la ZAD qui prenait une ampleur imprévue, même chez les médiatiques – « et la fin d’une période avec l’intimité et l’humilité d’un début, si riche en expériences improbables et si loin du modèle acceptable », ajoute l’une des rédactrices de ce livre –, nous avons invité des camarades zadistes pour parler d’un livre sur la ZAD qui venait de sortir – Contrées [2] – joli livre, bien édité, bien construit, mettant en regard des témoignages sur la lutte de Notre-Dame-des-Landes et celle des No TAV dans le Val Susa. Problématiques claires, perspectives se dégageant de ces luttes territoriales, le récit était bien sûr séduisant, comme l’étaient les personnes qui le présentaient. Sans vraiment le vouloir, même si nous étions au courant des dissensions grandissantes sur la zone à défendre, nous avons, il faut le reconnaître, favorisé la parole des futurs vainqueurs qui se préparaient déjà, peut-être, à la post-ZAD. Sensibles que nous sommes aux beaux livres, bien écrits, à la parole qui claque, à une certaine forme de littérature, aux écrits des surréalistes et des situationnistes, nous sommes allés du côté de ce que nous connaissions le mieux, délaissant la critique pauvre, les brochures grises au jargon militant ou à la prose hérissée.
On la retrouve heureusement, cette veine, dans ce livre. Sa puissance critique s’exacerbe dans la répétition – le ressentiment, diront, du haut de leur morgue, les vainqueurs –, le dévoilement de parcours de vie sur la ZAD, la joie de vivre enfin quelque chose s’approchant de l’anarchie… et la rage d’avoir été chassés par celles et ceux qui ont accepté d’accueillir des journalistes, puis signé des contrats avec la préfecture et enfin aidé à dégager tous ceux qui marquaient mal – « ces individus hors contrôle qui rendaient la situation explosive et incompréhensible », dit l’un des témoignages. Et qui n’avaient pas leurs entrées dans la bourgeoisie de gauche, chez les journaleux, les universitaires ou les écrivains. Qui n’avaient pas les relais ni la capacité de séduction des gagnants. Eux qui ne voulaient peut-être rien construire d’autre qu’un moment d’antagonisme, qu’un rêve. Eux qui étaient peut-être, et avant tout contre le monde et son aéroport, mais certainement pas prêts à pactiser avec la gauche ni à construire un parti, même imaginaire.
Il ne s’agit pas de donner ici toutes les bonnes raisons aux uns et toutes les mauvaises aux autres. Nous savons, pour l’avoir nous-mêmes vécu à notre échelle à la « bibliothèque-infok » de Saint-Jean-du-Gard, durant la dizaine d’années de son existence, combien des dynamiques négatives peuvent se mettre en place sur la durée et déboucher sur des haines féroces. Nous avons aussi vu débarquer, dans notre village cévenol, que l’on croyait pourtant protégé de la bêtise de l’époque, des identitaires de la postmodernité et leurs embrouilles misérables. Et on peut bien imaginer ce que cela pouvait engendrer dans un lieu comme la ZAD, soumis à toutes les pressions politiques, policières et médiatiques. Mais cela n’empêche pas de penser qu’à travers ce livre il me semble entrevoir qu’une tendance de la critique a finalement rendu les armes en redonnant comme un coup de neuf à la gauche.
« Bien sûr, la fin de cette lutte est à l’image de bien d’autres. Elle vient rappeler que les profiteurs sont puissants et très divers, qu’ils apparaissent souvent parmi les « élites » de la lutte elle-même. L’État les recherche pour créer un dialogue et les valide pour leur déléguer la pacification de ce qui lui échappe. Puis la porte est ouverte pour une longue carrière.
La petite clique qui a piloté la fin de la lutte est bien issue du mouvement d’occupation. Elle a su saisir l’occasion pour capitaliser l’imaginaire rebelle et indomptable de la ZAD, tout en suivant la voie tracée par les organisations citoyennes, agricoles et politiciennes.
Mais c’est surtout la possibilité rare de crier « victoire » qui leur a été offerte. Et c’est sur cette couronne de laurier que ces quelques stratèges ont pu poser le base de leur « nouveau » modèle de lutte : des alliances politiciennes recyclant la gauche réformiste, des stratégies d’état-major préludant à des moments spectaculaires appuyés par des clips médiatiques relayés à l’infini.
Les « Les Soulèvements de la terre » s’imposent donc très vite comme une sorte de syndicat centralisé des luttes écologistes, avec pour fonds de commerce le désastre environnemental et la colère qu’il suscite. » (Mimi Cracra, extrait d’un des textes d’Histoires de la ZAD).
Jean-Luc SAHAGIAN