Algérie, 1913. Une carriole au crépuscule, tirée par deux petits chevaux, cahote sur une route caillouteuse. À son bord, un homme d’une trentaine d’années, sa femme enceinte, sur le point d’accoucher, et un enfant de quatre ans. Un Arabe tient les rênes de cet attelage parti de Bône, pour gagner un domaine agricole près d’un petit village, que l’homme doit prendre en gérance. Il s’est mis à pleuvoir ce soir-là. Arrivés dans une maison entourée de vignes, les douleurs de la femme reprennent. Le père file à cheval pour chercher le docteur sous la pluie battante. À son retour, une femme arabe tient l’enfant dans ses bras : « Plus besoin de vous, docteur. Ça s’est fait tout seul ».
Camus l’Algérien (1913-1960) est né à Ouled Fayet, par une nuit pluvieuse, sous la garde d’Arabes musulmans : « Il [le père de Camus] sentait l’épaule du vieil Arabe et l’odeur de fumée qui se dégageait de ses vêtements, et la pluie qui tombait sur le sac au-dessus de leurs deux têtes. “C’est un garçon, dit-il sans regarder son compagnon. – Dieu soit loué, répondit l’Arabe, tu es un chef.” » Scène d’amitié entre un Arabe et un pied-noir imaginée tardivement par l’écrivain, à la recherche de son père, Lucien Camus (alias Henri Cormery) dans un brouillon posthume, Le Premier Homme. Le grand-père de ce dernier, Claude Camus, et son épouse Marie-Thérèse, sont arrivés à Ouled Fayet un peu après la première émigration de Français vers l’Algérie, suite à la révolution de 1848 [1]. Un pays ainsi nommé le 14 octobre 1839 pour désigner officiellement les « Possessions françaises du nord de l’Afrique », sur ordonnance de Virgile Schneider (1779-1847), militaire, polytechnicien et alors ministre de la Guerre. Mais Alger étant la capitale et la grande ville du pays, ce nom d’« Algérie » était déjà sans doute d’usage courant. On y comptait alors près de 100 000 colons à qui le gouvernement avait promis une maison et quelques hectares de terre, pour deux à trois millions d’autochtones [2]. Soixante-cinq ans plus tard, Albert Camus, Algérien de la quatrième génération, se vivait aussi indigène que les Arabes. La France n’était pas sa terre natale. Dans un monde hostile à la vérité, l’écrivain a payé pour avoir rappelé ce simple fait. L’épuration ethnique lors de l’indépendance de l’Algérie, en juillet 1962, expulsa du pays un million de « rapatriés » – pour la plupart des petites gens des villes et non pas des « gros colons » – laissant dix millions d’Arabes sous la dictature du FLN victorieux.
Lucien Camus meurt en 1914, lors de la bataille de la Marne, victime d’un shrapnel. Camus et son frère aîné, Lucien jr., sont élevés par cette femme au visage « doux et régulier, les cheveux de l’Espagnole bien ondés et noirs, un petit nez droit, un beau et chaud regard marron ». Une femme à l’air distrait, absent : une innocente.
Catherine Sintès, femme de ménage d’ascendance ibérique, illettrée et en partie sourde, est revenue vivre chez sa mère, une femme dure et au caractère dominateur, dans le quartier ouvrier de Belcourt. Elle ne quittera pratiquement jamais l’Algérie. Plus encore que sa pauvreté – certes moindre que celle des Arabes –, plus encore que sa poignante relation avec son instituteur Louis Germain, son autre père, qui se souvint quelque trente ans plus tard de son éclatant plaisir d’être en classe (lettre du 30 avril 1959) [3] , c’est de cette double ascendance algérienne et espagnole que naît Camus le naturien.