■ Cet hommage à Alain Pecunia a été originellement publié dans le numéro 59 (juin 2024) d’Entre nous, bulletin de liaison des correcteurs retraités et préretraités.
Outre l’émotion, la nouvelle de la mort d’un camarade a pour effet de raviver la mémoire d’anciens combats partagés. Quand j’ai appris celle d’Alain Pecunia (1945-2024), le 6 mai, ce sont des souvenirs des années 1970 – de 1974, plus précisément – qui me sont revenus en tête. À l’époque, je travaillais chez Chaix (Saint-Ouen) comme correcteur débutant et je militais dans une mouvance libertaire espagnole – le groupe éditeur du mensuel Frente libertario, lancé en 1971 –, une dissidence de la vieille CNT jugée immobiliste et sclérosée. Au vu de mon jeune âge, je fus en charge, dans ce cadre, de nouer des contacts avec divers groupes libertaires ou apparentés d’Espagne qui tous avaient compris que le franquisme tirait ses dernières cartouches. L’exécution par garrot du militant du Mouvement ibérique de libération (MIL) Salvador Puig Antich, le 2 mars 1974, fut son avant-dernier crime.
C’est précisément autour de la campagne pour tenter de sauver sa vie que se noua ma relation avec Alain. Je le connaissais d’avant, je savais quelques bribes de son histoire, ses sympathies pour l’anarcho-syndicalisme ibère, son engagement militant auprès des Jeunesses libertaires espagnoles des années 1960, son emprisonnement à Carabanchel Alto (Madrid) de 1963 à 1965 et ce que son soutien à la cause de l’indépendance algérienne lui avait valu : un attentat probablement commandité par l’OAS qui le cloua à sa sortie de prison, et pour le reste de son existence, sur un fauteuil roulant.
Cette campagne défaillante – mais pouvait-elle vaincre ? – pour arrêter les bourreaux franquistes motiva un rapprochement entre le regroupement, créé lui aussi en 1971, auquel appartenait Alain – l’Alliance syndicaliste révolutionnaire et anarcho-syndicaliste (ASRAS) – et Frente libertario, entente qui aboutit à la création du Comité Espagne libre, dont il fut l’indéniable inspirateur, maître-d’œuvre et plénipotentiaire. C’est qu’Alain avait de l’expérience, mais aussi des dons d’organisateur et de diplomate qui, pour être franc, n’étaient pas forcément qualités premières dans les milieux libertaires, surtout post-soixante-huitards, que je fréquentais.
Une fois par semaine, donc et parfois davantage, quittant mon imprimerie audonienne sur le coup de 21h, je chevauchais prestement ma mobylette pour me rendre chez Alain, qui habitait alors dans le 18e arrondissement parisien. À deux pas en somme. Il s’agissait bien sûr de tirer des plans sur la comète. Je me souviens par exemple de quelques soirées où notre duo travailla d’arrache-pied à l’élaboration de la liste du comité de parrainage de notre Comité Espagne libre, affaire qu’Alain prenait très au sérieux. Il s’agissait, disait-il, de bien doser les « personnalités » qui devaient le composer. Presque chaque nom que je proposais à mon amphitryon était le plus souvent accompagné d’une moue dubitative ou d’un rictus carrément réprobateur : « trop gauchiste », « pas fiable », « un rigolo ». Les siens, au contraire, m’allaient toujours. Pour moi, il s’agissait d’en finir au plus vite avec une formalité ; pour lui, de réaliser un chef-d’œuvre au sens compagnonnique du terme. Un soir, son téléphone sonna. « C’est Robert », me murmura-t-il, comme si d’évidence je devais savoir de quel Robert il pouvait s’agir. « Oui, maître ; non, maître ; merci de votre soutien, maître. » La conversation terminée, Alain avait toutes les apparences d’un Bouddha radieux. « On a Badinter, camarade, et peut-être quelques autres ténors du barreau qu’il m’a promis de solliciter. » Du coup, ce soir-là, il déboucha une bouteille de champ’. À la santé du confrère…
Il y avait chez Alain quelque chose d’étrangement intrigant. Tout juste trentenaire, il m’apparaissait comme appartenant – imaginairement – à une autre dimension que celle de son époque. On ne trouvait rien chez lui du soixante-huitard chaotique. Ni dans son port vestimentaire ni dans son discours. Sa figure, sa manière d’être, son phrasé, son habitus tenaient plus de l’ancien temps. Ses références, aussi. C’est que son « expérience » carcérale espagnole l’avait façonné de telle façon qu’elle l’habitait intimement. La fréquentation, à Carabanchel-Alto, d’admirables vieux militants ouvriers de la CNT l’avait en quelque sorte fait toucher le Graal. Dans cette université du pauvre, dans ce territoire de fraternité militante, le très jeune Pecunia avait comme grandi d’un coup. Par une sorte d’identification définitive avec ce monde des ombres ardentes, celui qui avait l’âge d’être mon grand-frère s’était installé durablement, semblait-il, dans celui des pères, et pour toujours.
Dès lors, il est facile de comprendre que ce Comité Espagne libre fut sa cause. Son existence active fut courte, de juillet 1974 à fin 1975, mais elle favorisa quelques initiatives unitaires d’importance, dont un meeting, le 2 juin 1975, dans une Mutualité archicomble, en faveur de la militante féministe Eva Forest et de cinq militants antifranquistes condamnés à mort. Ángel Otaegui, Juan Paredes (ETA) et José Humberto Baena, José Lui Sánchez Bravo et Ramón García Sanz (FRAP) furent exécutés le 27 septembre 1975, ce qui provoqua, le 1er novembre 1975, une immense marche unitaire sur Hendaye, dont le Comité Espagne libre fut l’un des co-organisateurs, pour protester contre les derniers crimes du franquisme.
Le dernier acte de cette aventure fut, au lendemain de l’élection de Mitterrand, une adresse à Badinter – notre parrain – pour qu’il intervienne auprès du Sphinx afin de convaincre son ministre de l’Intérieur, Gaston Defferre, de surseoir à sa décision d’extrader vers l’Espagne deux anciens « etarras » rangés des voitures qui, de retour au pays, risquaient de tomber sous les balles des assassins du GAL.
Mission accomplie. Defferre mit son arrêté à la poubelle.
« Tu vois, me dit Alain, Robert, c’était le bon cheval ! »
Et, une fois encore, ça méritait du champ’.
Salud, compañero !
Freddy GOMEZ