« Encore du sang ! Aux grèves de Ricamarie, dans le département de la Saône, ont succédé les grèves de l’Aveyron et là encore, il y a eu des femmes et des enfants mortellement frappés », lance Thomas d’Agiont dans L’Universel. « Comment ! Des ouvriers mal nourris, mal logés, mal payés vont réclamer une augmentation de salaire, une nourriture plus fortifiante, un logement plus sain et les fusils se lèvent et les balles sont dirigées contre leurs poitrines et les malheureux tombent, et l’on fait des veuves et des orphelins », s’indigne un journaliste de La Réforme.
Un conflit a éclaté, en effet, à Aubin (Aveyron), à l’usine du Gua, où se trouvent les forges de la compagnie d’Orléans, à qui appartiennent les mines d’Aubin. L’affaire débute le mercredi 6 octobre vers 16 h. Les 1 200 ouvriers des houillères d’Aubin (cinq villages dépendent d’Aubin) se mettent en grève sans qu’aucun trouble ne survienne. Le lendemain, ils se présentent au Gua devant les bureaux de l’administration et font connaître les buts de leur mouvement : ils réclament le renvoi de deux employés de la compagnie – Estival et lmbert – et surtout celui de l’ingénieur Tissot [1]. Mais la révision du mode de contrôle des travaux à la tâche est l’origine directe du conflit. En effet, lorsque des puits, on retire un wagon de charbon, la compagnie le paie à l’ouvrier plus cher que lorsque le mineur apporte un wagon comportant du schiste. Le triage est donc nécessaire pour la régularité du paiement. Or, la compagnie fait effectuer le triage, puis elle paie suivant la proportion de charbon et retient au mineur le coût de cette opération. Les mineurs se plaignent depuis longtemps de ce procédé, préjudiciable à leurs intérêts et arbitraire : l’ingénieur Tissot et ses hommes refusent le paiement d’un wagon (800 kg) s’ils jugent le pourcentage de schistes trop élevé ou bien que le mineur a gagné suffisamment dans la journée. La compagnie d’Orléans, qui a racheté les mines 20 millions de francs/or, est astreinte à des économies qu’elle fait payer aux mineurs.
En mai-juin 1869, il y a eu des élections législatives qui ont vu les républicains gagner des voix. En Aveyron, le gouvernement impérial avait délégué un préfet à poigne, Nau de Beauregard, installé à Rodez depuis le 12 décembre 1869. Il s’est signalé par des actes de pression en faveur des candidats officiels lors de la campagne ; plusieurs journaux de Paris avaient même dénoncé ces agissements. C’est ce préfet qui prend la situation en main.
Des pourparlers ont lieu sans résultats. À midi, le sous-préfet et le substitut du procureur impérial de Villefranche arrivent sur les lieux. Ils se rendent auprès des grévistes et leur demandent de désigner des délégués, ce que refusent les mineurs craignant des représailles. Dans l’après-midi, les grévistes se rapprochent des bureaux ; il y a là 500 à 600 hommes et un nombre aussi considérable de femmes ; en tout 1 000 à 1 200 personnes. La foule pénètre dans les bâtiments et s’empare de l’ingénieur Tissot qui est bousculé, poussé, tiré ; ses habits sont déchirés. On le fait passer sur le plateau du crassier, descendre au fond du Gua, enfin on le dirige vers Cransac, sans doute pour le jeter dans le bassin. Les grévistes semblent imiter là, l’exemple de Villefranche-de-Rouergue où le sous-préfet avait quelques temps auparavant failli être jeté à l’eau. L’ingénieur est finalement sauvé du bain par un détachement d’infanterie de ligne, arrivé en renfort de Rodez par chemin de fer. Le calme est rétabli.
Dans la nuit, vers 2 h, un violent incendie éclate dans le magasin où se trouvent les fournitures de la forge : huiles et graisses. Une vingtaine de barriques fournissent un aliment considérable à l’incendie. Les causes de cet incendie sont difficiles à déterminer : malveillance ou accident ? L’enquête judiciaire ne pourra conclure. Ce sont les forges qui vont être le lieu de la tragédie. Le vendredi 8 octobre, dans la matinée, un nouveau détachement du 46e de ligne, fort de 100 hommes, est arrivé au Gua. Vers 14 h, les mineurs se rendent aux forges afin d’étendre la grève à ces ateliers. Dans le but d’enrayer le mouvement, M. Lardy, le directeur, se rend dans les ateliers qui ont été investis ; il y est accompagné de 30 hommes commandés par le lieutenant Bablon. Les mineurs s’en prennent alors à la troupe, qu’ils isolent dans un coin de l’atelier. Ils demandent aux soldats de retirer leurs baïonnettes. Ceux-ci refusent : « Un soldat ne peut être désarmé », dira l’un deux. Ils croisent alors la baïonnette. Quelques projectiles partent. C’est aussitôt la riposte des chassepots. Le principal dirigeant des grévistes, Barrot, tombe sous les balles ; une décharge à peu près générale s’ensuit. On dénombrera officiellement plus de cinquante cartouches brulées et des soldats déclareront avoir tiré deux ou trois fois. Pourtant, il n’y a pas eu d’ordre de tirer, pas de sommations. La fusillade n’a pas été totalement aveugle : un soldat avouera avoir visé l’homme qui l’avait blessé ; des balles atteindront aussi le garde-mine Bernard alors qu’il sortait de l’abri ou il s’était caché en compagnie de l’ingénieur Jansion. Cet homme estimé de tous sera atteint mortellement de trois balles. Bilan : onze morts et de nombreux blessés, dont quelques-uns décéderont à l’hôpital ; du côté des soldats, trois hommes sont blessés au visage.
Aux revendications des mineurs, on avait répondu par les armes. Les jours suivants, les obsèques ont lieu. Le travail reprend ; des arrestations sont opérées, suivies du procès de 27 habitants du Gua dont 26 seront condamnés à des peines de prison fermes de 8 jours à un an. Le lieutenant Gausseraud qui avait commandé le détachement sera décoré par le ministre Lebœuf.
La réaction de la presse et des milieux gouvernementaux est cependant très embarrassée. Dans La Gazette de France, un journaliste pose la question : « Était-il absolument indispensable que 180 soldats en ligne fissent feu sur la foule au risque d’atteindre des innocents ; ce qui est arrivé ? » L’Opinion nationale insère une protestation des délégués des sociétés ouvrières : « Nous déclarons qu’il nous est impossible de vivre sous un régime social où le capital répond à des manifestations, quelquefois turbulentes mais toujours justes, par la fusillade. Les travailleurs savent ce qu’est cette caste qui n’a exterminé l’aristocratie que pour hériter de ses injustes prétentions. Était-ce pour aboutir à de tels résultats que le peuple scella de son sang la proclamation des droits de l’homme ? »
André BORDEUR
Le Peuple français (nouvelle série), n° 4, octobre-décembre 1978, pp. 30-31.
N.B. : La grève d’Aubin eu un retentissement considérable dans le pays : Victor Hugo lui consacra un poème, Ode à la misère, et Émile Zola s’en inspira pour Germinal. Il écrivait, à ce sujet, à Duhamel, en 1885 : « J’ai pris et résumé toutes les grèves qui ont ensanglanté la fin de l’Empire vers 1869, particulièrement celles d’Aubin et de La Ricamarie. »