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Digression sur le pessimisme
Article mis en ligne le 3 juin 2024

par F.G.



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Je sais que la tentation nous saisit parfois du retrait sur l’Aventin. Par lassitude, par pessimisme. Parce que, pense-t-on, la Cause n’avance pas aussi vite qu’on le voudrait et que le temps qu’on lui consacre est par trop chronophage. Le pessimisme, c’est une disposition de l’âme ou de l’esprit, comme on voudra, qui incline, naturellement, à surévaluer les obstacles, à les penser insurmontables. Il incite au pas-de-côté. Au fond, je n’ai rien contre le repli. Il peut être bénéfique pour penser, par exemple, son sur-activisme. Il peut faire parenthèse utile, remettre les pendules à l’heure, accoucher d’autres possibles. À condition de ne pas s’y laisser prendre en versant dans ce cynisme d’époque où la conscience des impasses d’un monde à l’agonie ne débouche que sur l’auto-contemplation distanciée de son effondrement. « Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté », disait Gramsci (qui aurait piqué la formule à Romain Rolland, notons-le au passage). Ça tient, mais le contraire aussi, car elle est retournable, cette sentence. On pourrait tout aussi bien parler d’ « optimisme de l’intelligence » – dans la conception d’une action militante, par exemple – et de « pessimisme de la volonté » – face à une armée de flics surarmés chargée de la réprimer. Ça tient aussi. Comme quoi la dialectique peut casser des briques, mais aussi se fracasser sur les murs du réel.

Peut-être que le problème est mal posé. Peut-être que ce n’est pas tant la défaite qui fait question, mais les enseignements auxquelles elle nous oblige et qu’on ne tire pas. Une défaite, en soi, n’est rien. Les Gilets jaunes ont été vaincus. Objectivement, dans le rapport de forces brut que l’État leur a opposé, mais ce fut une victoire qui ouvrit, dans les imaginaires, une brèche si large qu’aucune répression étatique n’est parvenue à la combler jusqu’à maintenant. Si l’on pense contradictoirement la configuration des nombreuses luttes qui, même réprimées et pour certaines écrasées, dressent, depuis une bonne dizaine d’années désormais, une nouvelle carte des résistances à l’ordre d’un monde en voie d’effondrement, il y a de bonnes raisons de penser que le front des refus est en train de s’élargir.

Autant de raisons, donc, de refuser de céder à la démoralisation ambiante qui, de défaite en défaite, pourrait finir par nous plonger – de facto et mélancoliquement – dans un état de renoncement ou de repli d’autant plus profond que le climat régnant, il convient de le reconnaître, est anxiogène sur tous les fronts.


Du côté des dominants, ce qui fait politique, c’est la défense de leurs intérêts propres et séparés. Que cela suppose une fuite en avant désespérée pour maintenir à flots un système d’exploitation dont la logique – techno-capitaliste – est désormais par tous décelable au moindre plan de licenciement ou à la première sécheresse d’été, ils l’assument. D’autant qu’ils savent que leur système ne tient plus sur l’idée qu’il serait le seul envisageable et souhaitable, mais sur la terreur qu’exerce sur ses opposants le dernier rempart que contrôle l’État, à savoir sa milice surarmée. Du côté des dominés, ce qui fait politique, c’est pour beaucoup le juste sentiment, puissamment ancré dans les têtes et les corps, d’avoir été aussi méthodiquement floués, désossés, rackettés, niés par la droite, la gauche et l’extrême centre au pouvoir. D’où l’émergence, à la fin 2018, d’un mouvement aussi révélateur de potentialités inquiétantes pour les dominants que celui déjà cité des Gilets jaunes, rapidement coalisé autour de l’idée d’émancipation sociale réelle, de la pratique de l’action directe et du refus des chefs autoproclamés. Et, sur un autre plan, le glissement constant d’une importante partie de l’électorat populaire vers l’abstention par refus du système de représentation, le vote extrême-droitard par désespérance ne révélant que l’expression d’un ressentiment sans autre débouché politique que de changer le mal en pire.

On ne dira pas, comme certains adeptes de la méthode Coué, que le capitalisme serait aux abois, mais sûrement qu’il tangue sur ses bases, que sa rationalité dévastatrice se voit remise en cause partout, que ses néfastes effets sur nos vies relèvent de l’évidence, que son imaginaire de merde ne fait plus rêver que la caste médiatique et les startuppeurs. Ce qui tient, insistons, c’est l’appareil coercitif d’État, ses bandes armées et ses dispositifs judiciaires répressifs. Mais avec quelques failles, celles qui se forment dans les consciences les plus légitimistes quand la légitimité de cette implacable violence d’État atteste surtout de la fébrilité de la classe dirigeante devant l’insaisissable : une vague de colères multiples qui, muettes ou exprimées, intériorisées ou manifestées, participe d’un désaveu général de ce monde mortifère. En clair, ça déborde de partout, mais sans que disparaisse ce sentiment d’impuissance qui nous tétanise.

L’inclinaison au pessimisme vient d’abord de là, d’un manque de perspectives devant l’immensité de la tâche qui nous incombe, le sentiment d’urgence qui nous étreint et l’idée qu’il est trop tard pour perdre encore.


Nous avons besoin de victoires, même ponctuelles ou symboliques, pour que se confirme l’intuition d’un paradoxe qu’aucune de nos défaites répétées ne dément. Malgré la répression disproportionnée que l’État nous réserve, quelque chose de puissant s’affirme dans les combats d’aujourd’hui. De puissant et de nouveau : un refus assumé des chefferies, un rejet des routines, une méfiance des anciennes rationalités militantes, un désir de confrontation et une impétuosité démocratique. C’est là comme un fil qui se tisse, qui ne casse pas et qui, porté de main en main, se renforce. Des Gilets jaunes aux Soulèvements de la terre, le relais a opéré et, avec lui, un retour d’histoire, l’histoire refoulée des luttes originaires d’avant la prise en mains des colères populaires par les partis et les syndicats, celle de l’action directe, de la conflictualité assumée. Car la question n’est pas tant d’inventer des nouvelles formes de résistance que de réactiver les intuitions politiques séculaires dont nous avons été dépossédées ou dont nous nous sommes départis.

Pour qui s’intéresse à ce qui couve, il est clair que cette réinvention est à l’ordre du jour, et même à l’œuvre dans toutes les luttes porteuses d’aujourd’hui. La forme « parti d’avant-garde éclairée » – démultipliée en diverses sectes apparemment concurrentes, mais dont les divergences demeurent le plus souvent incompréhensibles au commun des mortels – est en crise, et probablement définitive. La forme « mouvement », du type de celui qui s’inspire de La Boétie et prétend au dépassement des logiques partidaires, n’a pas prouvé, au vu des intérêts divergents et contradictions manifestes qui le traversent, qu’elle pouvait y parvenir. La forme « syndicat de classe et de masse », après avoir cédé depuis des décennies aux logiques éradicatrices du patronat en ne défendant que les intérêts bureaucratiques de leurs instances, semble, ici ou là, sous la pression de certaines de ses bases les plus combatives, vouloir renouer avec quelques-unes de ses traditions perdues, mais peu à peu, comme si le temps ne pressait pas ! C’est donc, ailleurs, dans l’horizontalité du plus bas, c’est-à-dire du commun, que se manifeste, le plus concrètement, le plus directement, le plus sincèrement, un retour à l’histoire de la Vieille Cause et de ses pratiques.


Car si mouvement, vrai mouvement, il y a – et il y a ! –, c’est dans une nébuleuse d’initiatives, d’actions, d’élaborations théoriques et de coordinations multiples qu’il se dessine et qu’il progresse. À vrai dire, on pourrait même avancer que c’est là la principale surprise de cette basse époque : la prolifération, dans la plus parfaite autonomie, de luttes territorialisées, moléculaires et inventives, mais n’ignorant pas l’impérative nécessité, face aux enjeux qui l’exigent, de se coaliser sans se confondre, de s’unifier sans céder à l’uniformisation, de faire cause commune sans dissoudre la singularité des méthodes dans la communauté des intentions.

Sur ce plan, et à sa mesure, l’expérience désidentifiante des Soulèvements de la terre [1] dans la construction patiente d’une force commune qui ne fasse pas dilution des divergences de celles et ceux qui s’y rallient, constitue sans doute l’exemple le plus porteur de dépassement qualitatif dans un temps qui, épuisé de reproduire le même – le parti d’avant-garde, le syndicat d’accompagnement, la conquête des urnes – avec les mêmes effets (la bureaucratie, le compromis, la trahison), est en train de redécouvrir, sans même sans douter, la forte vérité cachée qu’il pouvait y avoir dans cette formule énigmatique qu’énonça un délégué ouvrier de Sète au Congrès international de Genève de 1882 : « Nous sommes unis parce que nous sommes divisés [2] » sans se douter lui-même qu’un philosophe, Charles Whitehead (1861-1947), développerait la même idée – « l’avancée de la conjonction à partir de la disjonction » – et, a fortiori, qu’un autre, Gilles Deleuze (1925-1995), opposerait, de son côté, la fausse « unité de l’Un » à « l’étrange unité qui ne se dit que du multiple » – qui, pour lui, fondait le concept d’ « anarchie ».

Quand, terrassées par le réel, les anciennes certitudes idéologiques se révèlent pour ce qu’elles sont, des impostures – le constat vaut autant pour le communisme de caserne que pour le néo-libéralisme policier –, c’est au réel de l’oppression qu’il faut revenir, à ses causes et aux résistances qu’on lui oppose. Comme impérative nécessité et à partir d’hypothèses pouvant faire ébauches communes pour un soulèvement des esprits et des corps.


Les temps récents ont amplement prouvé qu’il n’est de luttes porteuses de joie et de puissance que celles qui abolissent nos séparations, qui dépassent nos identités closes, qui en finissent avec nos routines, qui unissent nos diversités par les rencontres qu’elles rendent possibles ou favorisent, qui dynamitent les barrières qui nous rendent étrangers les uns aux autres. Le mouvement des Gilets jaunes en fut l’exemple même. Inoubliable. Depuis, toutes les levées en masse qui ont fait bouger des lignes, qui ont libéré des énergies – encolérées, et joyeuses – se sont inscrites dans cette continuité de l’action directe que la fraternité combattante réinvente sans en connaître forcément ni l’histoire ni les origines. Et c’est bien comme ça.

Le pessimisme qui, parfois, nous saisit, nous étreint, nous paralyse, c’est le retour de balancier, le revers de la médaille, cette sensation qui pointe, au lendemain des défaites, que, dans le feu des batailles pour le pain, les roses et la liberté, il a encore manqué ce supplément d’audace et d’imagination qui, seuls, peuvent ouvrir le chemin vers d’autres possibles. C’est autrement dit le sentiment de l’impasse devant le réel qui nous plombe. Mais ce réel, c’est aussi celui que nous avons dans les têtes, ce qu’il a imprimé en nous comme réflexes, comme prédispositions à l’impasse. Il n’y a pas de recettes toutes faites, juste des intuitions. Quand on travaille dans le service public de la radio, qu’on a des techniciens syndiqués et compétents sous la main et que, les jours de grève, on se contente de diffuser de la soupe musicale sur l’antenne au lieu de la prendre, on perd d’avance. Quand on met sur le même plan la moindre sortie de route d’un cortège de tête sans tête et la puissance d’agir d’une police surarmée, on avalise en amont la dialectique de la dissociation, si chère à l’adversaire : condamnez-vous la violence ? Quand on s’enferme par avance dans des certitudes apparemment théoriques pour faire barrage mental à tout ce qui, dans l’expression des colères, pourrait les perturber par leur nouveauté, on se condamne à rejouer éternellement la partition des défaites. Le mouvement contre la crapuleuse contre-réforme des retraites de Macron, en 2023, l’a prouvé. On ne gagnera jamais rien à reproduire à l’infini, même massivement, l’équation de l’échec. Il faut surprendre l’adversaire. Encore et toujours. Jusqu’à le faire douter.

C’est en quoi le pessimisme peut-être positif, mais à la seule condition qu’il contribue à nous armer contre nous-mêmes. Le pouvoir est toujours fort de nos faiblesses que, par avance, il connaît.

Freddy GOMEZ


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