Il arrive parfois qu’on nous écrive pour nous manifester une certaine mauvaise humeur, voire plus, suscitée par nos hétérodoxes « digressions » qui, l’air de rien, circulent assez dans certains milieux que, par facilité, l’on pourrait qualifier de gauchistes à la mode post-mo. Encore que le terme de « gauchistes », au sens de Lénine, leur aille plutôt mal, puisqu’il désignait explicitement les « gauches communistes » et, plus largement, tous ceux qui, anti-autoritaires, remettaient en cause, d’un point de vue révolution-naire s’entend, le postulat avant-gardiste et les méthodes policières du bolchevisme historique. Il leur va tout aussi mal, d’ailleurs, au sens que prit, par un curieux retournement, cette qualification dépréciative dans l’après-68, qui finit par englober tout ce qui, de près ou de loin, se situait à la gauche du Parti communiste français – ce qui, entre nous soit dit, n’était pas difficile. Ainsi des autonomes de toutes sortes et des anarchistes (pas encore post mais, pour beaucoup, déjà néo) se virent rangés dans le même panier à crabes que les léninistes de tout acabit – trotskistes, maoïstes, guévaristes et autres –, autrement dit les contempteurs historiques du gauchisme originel. Preuve que les journaleux de l’époque n’étaient pas encore lobotomisés, mais déjà ignorants en matière d’histoire.
Les gauchistes à la mode post-mo dont il est ici question sont d’un tout autre genre (sans jeu de mots déplacé) que ceux d’avant. Et d’abord parce qu’ils se situent, souvent en symbiose avec les nouvelles « élites » universitaires postmodernistes qui les nourrissent, dans des mouvances sociétales ou/et identitaires plus portées à défendre des logiques claniques séparées qu’un projet d’émancipation sociale et humaine global. Dire qu’ils sont de leur temps est une évidence tant la séparation qu’ils promeuvent et pratiquent s’adapte à merveille à l’esprit néo-libéral d’un âge de confusion généralisée. Si, en leur sein, le gauchisme politico-culturel est encore influent, c’est uniquement parce que, dans ses versions tant autoritaire qu’anti-autoritaire, il a globalement sombré dans un ralliement parfaitement acritique aux maîtres à penser de la déconstruction et que, de Charybde en Scylla, il a si substantiellement muté que le « programme de transition », qui fut un de leur catéchisme, n’est aujourd’hui audible que par la radicalité queer, mais dans une tout autre perspective.
Pour quiconque fait l’effort de penser dialectiquement, il est toujours contrariant de se voir qualifier de réactionnaire par des hyper-progressistes acquis à leur seule cause – leur moi hyperbolique –, et parfois de manière pathologique et sans autres arguments pour la défendre que la charge émotionnelle qu’ils y mettent et les affects qu’ils y engagent. Partant de là, ce gauchisme à la mode post-mo qui tombe dans tous les pièges présentistes avec un même enthousiasme et une pareille cécité, a quelque chose de réellement pathétique tant il relève de réflexes globalement victimaires fondés sur le vécu des dominations qui les accable et les sépare en ghettos. Dans ce maelström où la fausse parole s’expose dans un vocabulaire réduit à sa plus simple expression, mais artificiellement complexifiée de pseudo-concepts que personne ne comprend hors la secte inclusive qui les a inventés et s’en gargarise, toute pensée construite, c’est-à-dire structurée dialectiquement et située historiquement, est renvoyée à la catégorie peu envieuse du passéisme. C’est ainsi qu’on peut se voir interpellé pour avoir osé non seulement contester la table rase du présentisme, mais souligner l’importance que revêt, pour tout combat contemporain, la référence au passé perdu, mais toujours revisitable, des révolutions vaincues. Car si rêverie d’émancipation collective il y eut – et aussi décisive fût-elle pour nourrir les imaginaires d’un projet révolutionnaire globalement émancipateur –, on se demande bien pourquoi ce passé devrait mourir. Au prétexte qu’il serait dépassé par le présent pourtant accablant qui nous borne numériquement l’esprit en réduisant, de quelque côté qu’on se penche, nos aspirations les plus profondes à une lutte d’égos infinie ? Au nom de la « bienveillance », de la « résilience », de l’ « intersectionnalité », qui ne fonderont jamais, car là n’est pas leur sujet, de nouvelles approches théoriques ouvrant sur des pratiques d’émancipation collectives inédites, mais perpétueront au contraire, et infiniment, les entre-soi carcéraux et nombrilistes et les polices de la pensée qui vont avec ?
Autrement dit, puisqu’il faut être clair jusqu’au bout, nous assistons à un moment de grande confusion de la pensée où la postmodernité, qui est l’idéologie dominante de ce temps, a non seulement réussi à déconstruire les « grands récits » de l’émancipation, et d’abord la part de mythes qu’ils charriaient positivement et qui, de génération en génération, perpétuait le fil, non pas historique, mais imaginaire, de la révolution comme aspiration des exploités, mais elle a promu, en revanche, une prolifération de « petits récits » fonctionnant comme autant d’enclosures affinitaires faisant parfois lobby, mais jamais lien. Car, à la différence des mythes collectifs que transbahutaient, de défaite en défaite, les « grands récits », qui avaient pour vertu, eux, de relier, les replis identitaires présentistes que suscitent les « petits récits » séparent. C’est même leur fonction première : scinder la cause commune de l’émancipation anticapitaliste en démultipliant à l’infini les luttes contre les dominations qui, elles, sont autant de marchés possibles pour un capitalisme « bienveillant » dont tout le monde sait, par ailleurs, qu’il se fout comme d’une guigne, surtout en temps de crises répétées, de toute normativité susceptible de réduire le champ infini de la marchandisation du monde. C’est en quoi il s’est vite rallié, aux États-Unis d’abord, aux espérances de certaines causes minoritaires, notamment, il faut le préciser, quand elles mettaient en mouvement des populations plutôt marchandisables, c’est-à-dire financièrement dotées.
Qu’on s’entende bien, le jugement ici n’est pas moral – il convient toujours de le préciser, même si ça ne sert à rien dans cette guerre de toutes et tous contre tous et toutes où les dynamiques relèvent de camps, l’ennemi étant toujours l’autre, le non-rallié, le sceptique, l’empêcheur de dérailler en rond. À vrai dire, le jugement pourrait être moral s’il entrait dans des catégorisations philosophiques précises comme l’était par exemple celui qu’exprima Gustav Landauer quand, dans une polémique qu’il eut au début du XXe siècle avec certains de ses amis de la bohème munichoise, cet « anarchiste de l’envers » [1] contestait leur fixette amour-libriste, défendait le mariage civil bourgeois et associait l’homosexualité à une « quête permanente de sensations, d’impressions, d’expériences » – ce qu’elle était un peu, avouons-le, avant qu’on la normalise pour partie dans le mariage. Bien sûr, le fusillé de la République des conseils de Bavière fut considéré, sur le terrain des mœurs, par cette bohème, comme réactionnaire, ce qu’au fond il n’était sûrement pas, se contentant d’être, sur tout sujet, une sorte d’inquiéteur, c’est-à-dire d’empêcheur de penser en rond ou au carré. Fermons la parenthèse. À vrai dire, ma tendance naturelle est de me méfier du jugement moral, et ce en toutes occasions. Ce qui m’intéresse, c’est en quoi et comment, ce qui, dans les milieux artistes, fut longtemps vendu comme une « sexualité contre » – contre la norme, je veux dire –, et donc potentiellement dissidente, s’est conformée à la norme dès que celle-ci lui facilita la vie. Ce qui, après tout, est humain.
Il m’est ainsi arrivé de me voir traiter d’antiqueer pour avoir évoqué le lien, disons, objectif, entre l’intérêt que le Marché qui, comme chacun sait (ou devrait savoir), ne s’encombre jamais de règles morales, avait à défendre la cause queer – et surtout l’industrie médicalisée de la « transition » qu’elle favorise. En précisant qu’il en était allé de même avec le mariage homosexuel et qu’il en serait légalement de même avec la GPA puisque, là encore, la question éminemment morale de la location de ventres de femmes pauvres – et donc facilement exploitables pour pas cher – était le dernier souci des marchands. La réponse de mon interlocuteur tomba, à vrai dire, comme un cheveu sur la soupe. « Mais c’est vrai pour tout, pour les cancéreux sous chimio, pour ceux qui se payent une mort dans la dignité en allant en Suisse, je ne vois pas la différence. » C’est bien là qu’était le problème. Il ne voyait plus les différences. La confusion des esprits, c’est d’abord ça, le brouillage de tout repère de rationalité ou de décence ordinaire qui atrophie les esprits. Or la rationalité reste la base de toute expression d’accord ou de désaccord. Sans elle, tout sombre dans l’affect, le préjugé, l’excommunication. J’ai tenté un temps de rester sur le terrain de cette rationalité perdue en essayant, vaille que vaille, d’expliquer au trentenaire visiblement en bonne forme que la comparaison avec le sort du cancéreux ou du mourant me semblait plutôt malvenue, en tout cas peu convaincante.
Dans le même registre, la reprise sur notre site d’un article [2] – drôle, mais plutôt saignant – sur la tragi-comique offensive viriliste queer de l’été dernier en terre d’anarchie suisse, mais aussi sur les soutiens postanarchistes que les épurateurs de livres contrevenant à leurs thèses avaient reçus, nous a valu quelques remarques désobligeantes du même tonneau, dont l’une valait son pesant de moutarde : « Votre sympathie pour Michéa laissait prédire le pire ; vous le surpassez désormais en bassesse réactionnaire. » Qu’est-ce qu’on dit, Jean-Claude ?
M’est idée que ce qui, même dans la disqualification, prétend faire mouche apparaît, en grattant un peu, très peu, comme relevant d’un galimatias post-théorique faisant à peine sens auprès de ses propres adeptes. Il est vrai que, généralement dépourvus d’autres bagages critiques que ceux dont ils sont dotés par la post-Université qui les forme, la chose est compréhensible. Ce qui l’est moins, c’est l’arrogance qui les anime quand, déformés par les milieux militants qu’ils fréquentent, ils recrachent leur confuse bouillie postmoderne avec la claire assurance d’être à la hauteur de leurs ambitions, lesquelles attestent, quand on entre dans le détail, une certaine inaptitude à penser les contradictions. D’autant que, sur le temps de l’histoire, ils n’ont, au mieux, que des points de vue. Dès lors que le socle anciennement commun de la raison a été suffisamment dynamité sous les effets conjugués et complémentaires du poing droit du néo-libéralisme et du poing gauche de la postmodernité – qui sont d’abord, chacun dans leur domaine, des entreprises lucratives de destruction du langage –, ce qui reste et prolifère c’est la perte de tout sens logique dans l’énoncé du signifiant, l’éradication de toute pensée critique fondée sur des connaissances stables et le règne infini de la confusion.
Toutes choses qui, à n’en pas douter, nous conduisent tout droit vers la catastrophe qui vient – et qu’on finit par attendre, non sans crainte, mais avec curiosité. Comme apogée de ce « spectacle » sans fin dont un certain Debord disait très justement, en son temps, qu’il était l’ « image de l’économie régnante ». Un « spectacle » qui débouche sur le chaos auquel on assiste déjà. En constatant que son autre bras (de gauche) – la postmodernité intellectuelle – n’aura pas été pour rien dans la destruction des savoirs critiques et le laminage des aspirations révolutionnaires.
Freddy GOMEZ