■ Ce texte de Celia Izoard est extrait de la préface à sa traduction de 1984, de George Orwell, parue en 2019 aux Éditions de la Rue Dorion (Montréal).
La philosophe Hannah Arendt concevait Les Origines du totalitarisme au moment même où le romancier et journaliste George Orwell écrivait 1984. Si les deux auteurs ne se connaissaient pas, les textes se répondent et dressent un même constat : l’avènement simultané du nazisme et du stalinisme est l’expression d’une lame de fond qui traverse la politique contemporaine, désormais placée sous le sceau de la tentation totalitaire.
Là où la tentation totalitaire s’est actualisée, écrit Arendt, « elle a commencé à détruire l’humanité dans son essence [1] ». Orwell note, comme en écho : « Il se pourrait que l’on arrive à produire une nouvelle race d’hommes n’aspirant pas à la liberté, comme on pourrait créer une race de vaches sans cornes. L’Inquisition a échoué, mais l’Inquisition n’avait pas à sa disposition les moyens qui sont ceux de l’État moderne [2]. » The Last Man in Europe [Le dernier homme en Europe], tel est le titre de travail du roman qui deviendra 1984.
Pendant la guerre, Orwell anime des émissions à la BBC et travaille comme rédacteur ou chroniqueur pour cinq journaux différents dont Tribune, l’hebdomadaire de l’aile gauche du Parti travailliste. Pour écrire cette « utopie en forme de roman » dont il a l’idée, il projette avec sa femme, Eileen, de louer une ferme abandonnée sur l’île de Jura, en Écosse, dans les Hébrides intérieures. Mais il ne peut se résoudre à quitter Londres avant la fin des bombardements, ce qui représente à ses yeux un privilège de nanti. Ce n’est donc qu’en 1946 qu’il part s’installer à Barnhill, une maison du nord de l’île sans eau courante ni électricité, accessible par un chemin de terre, à une quarantaine de kilomètres du magasin le plus proche. Sa femme étant décédée avant leur départ, sa sœur Avril vient l’aider à élever son fils adoptif, âgé de deux ans. Ils s’occupent d’un potager et d’un poulailler. Comme à d’autres périodes de sa vie, Orwell chasse, pêche, aide ses voisins à récolter les foins et bricole dans son atelier. Le reste du temps, au premier étage, il tape à la machine en fumant continuellement, bien qu’on lui ait diagnostiqué une tuberculose.
Quand Orwell comparaît, sarcastique, l’écriture d’un livre à « une lutte atroce et épuisante, comme le prolongement d’une maladie douloureuse à son stade aigu [3] », il n’était pas loin de décrire les conditions de rédaction de 1984. Pour achever le manuscrit en décembre 1948, il dispute ses dernières forces à la maladie, qui lui impose plusieurs séjours à l’hôpital et l’oblige bientôt à travailler depuis son lit. Le traitement expérimental qu’il subit provoque des ulcérations dans la gorge et la bouche, la chute des cheveux et la desquamation [4]. En 1949, c’est depuis le sanatorium de Cranham qu’il relit les épreuves et choisit un nouveau titre, Nineteen Eighty-Four, inversion des deux derniers chiffres de la date d’achèvement du texte. Le roman paraît en mai 1949 chez Harcourt Brace aux États-Unis, puis chez Secker & Warburg en Angleterre et connaît immédiatement un immense succès. Orwell meurt le 21 janvier 1950 à l’hôpital de l’University College, à Londres, à l’âge de quarante-six ans.
Si le quotidien de Londres sous les bombardements a fourni à Orwell la texture sensible de 1984, le cadre intellectuel du roman trouve son ancrage dans l’expérience de la guerre d’Espagne, où le romancier débarque au sein des milices du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) pour soutenir le front républicain contre Franco. « Je ne me rendais pas compte, écrit-il, que, plus ou moins par hasard, je m’étais retrouvé dans la fraction la plus révolutionnaire de la classe ouvrière espagnole [5]. » Avant d’avoir la gorge traversée par une balle franquiste en mai 1937, il se bat dans les tranchées du front d’Aragon à la tête d’une centuria de douze hommes où les décisions se prennent en assemblée, puis il assiste à l’écrasement par les staliniens des autres composantes de la gauche – ce dont il fera le récit dans Hommage à la Catalogne.
Pour Orwell, la guerre d’Espagne a coïncidé avec l’avènement d’un « monde mouvant et fantasmagorique où ce qui est noir peut devenir blanc demain, où le temps qu’il a fait hier peut être modifié par décret [6] ». De retour à Londres, il « fait l’expérience de la quasi-impossibilité de communiquer son expérience : la plupart des journaux, revues et maisons d’édition de gauche censurent tout propos qui ne se conforme pas à l’orthodoxie communiste », note Jean-Jacques Rosat [7]. Le camp prosoviétique a justifié la liquidation des milices révolutionnaires en les accusant d’avoir fomenté un putsch en faveur de Franco. « En Espagne, pour la première fois, écrit-il en 1942, j’ai lu des articles de journaux qui n’avaient aucun rapport avec les faits, pas même le genre de rapport qu’implique habituellement le fait de mentir à leur sujet […] Ce genre de chose m’effraie, car cela me donne le sentiment que la notion même de vérité objective est en train de disparaître de notre monde [8]. » Les franquistes, pour leur part, vont jusqu’à nier que les armées allemande et italienne ne soient jamais intervenues sur place. Plus aucun fait ne paraît résister à une propagande totalitaire qui organise le mensonge à une échelle inédite. Ainsi, « la théorie nazie nie explicitement l’existence même de quelque chose comme la “vérité”. Ainsi il n’y a pas de “science” : il n’y a qu’une “science allemande”, une “science juive”, etc. L’objectif implicite de ce mode de pensée est un monde de cauchemar dans lequel le chef, ou n’importe quelle clique au pouvoir, contrôle non seulement l’avenir mais aussi le passé. Si le chef dit de tel ou tel événement qu’il ne s’est jamais produit – eh bien il ne s’est jamais produit. S’il dit que deux et deux font cinq¬– eh bien, deux et deux font cinq. Cette perspective me terrifie bien plus que les bombes – et après ce que nous avons vécu ces dernières années, ce ne sont pas là des propos en l’air [9]. »
En découvrant le roman, les intellectuels russes furent stupéfaits de lire sous la plume d’un auteur n’ayant jamais mis les pieds en Union soviétique une description aussi précise de ses mécanismes [10]. Le fonctionnement du parti de 1984, avec ses purges et ses dénonciations, est effectivement calqué sur le régime soviétique, depuis le visage moustachu de Big Brother évoquant Staline, « petit père des peuples », à la fonction de bouc émissaire dévolue à la figure de Goldstein, dissident du parti, qui fut celle de Trotski en URSS.
Mais, pour Orwell, la menace d’une prise en charge totale de l’existence par des bureaucraties tyranniques concerne l’ensemble du monde occidental : c’est une tendance de fond des États modernes. Elle est liée à la structure matérielle de l’existence, au degré de conditionnement des individus dans les sociétés industrielles : en vivant dans des milieux urbanisés, ils deviennent dépendants de grandes administrations et de chaînes d’approvisionnement complexes. Quelle que soit la nature du régime politique, la disparition des formes d’autosubsistance génère de fait un système qu’Orwell qualifie de « collectiviste », étant donné le degré de planification qu’il exige : « L’industrialisme, écrit Orwell en 1937, a pour effet d’empêcher l’individu de se suffire à lui-même, ne serait-ce qu’un bref moment. Dès lors qu’il dépasse un certain seuil (placé d’ailleurs assez bas), il doit conduire à une forme de collectivisme. Pas forcément au socialisme, bien entendu : on peut concevoir qu’il débouche sur l’État esclavagiste que le fascisme semble annoncer [11]. »
Plus encore dans l’après-guerre, au moment où se mettent en place, en France et en Angleterre, des systèmes de protection sociale et des économies semi-dirigées, Orwell considère que le capitalisme sauvage est voué à disparaître. Et c’est tant mieux, dit Orwell, car la majorité des gens accéderont au moins à une forme de sécurité matérielle, et c’est manifestement ce que souhaite le plus grand nombre [12]. Mais la prise en charge des besoins humains par les bureaucraties est-elle compatible avec la liberté ? Étant donné le degré de technicisation croissant de la vie quotidienne, le risque n’est-il pas de voir tous les pouvoirs se concentrer aux mains d’une classe de technocrates autoritaires au détriment de la démocratie ?
Quand il rédige 1984, Orwell s’inspire largement des thèses de l’universitaire étasunien James Burnham, auteur de L’Ère des organisateurs [The Managerial Revolution], qu’il résume ainsi en 1946 dans une recension : le capitalisme est en voie de disparition, mais ce n’est pas le socialisme qui le remplace. Ce que l’on voit maintenant émerger est un nouveau type de société planifiée et centralisée qui ne sera ni capitaliste ni, en aucun sens habituel du mot, démocratique. Les maîtres de cette nouvelle société seront ceux qui contrôlent effectivement les moyens de production : les dirigeants d’entreprise, les ingénieurs, les bureaucrates et les militaires, réunis par Burnham sous le terme d’« organisateurs [managers] ». Ces gens-là vont éliminer la vieille classe capitaliste, écraser la classe ouvrière et organiser la société de telle manière que tout le pouvoir et les privilèges économiques seront entre leurs mains. La propriété privée sera abolie sans que les biens n’appartiennent pour autant à la collectivité. Ces nouvelles sociétés contrôlées par les « organisateurs » ne prendront pas la forme d’un patchwork de petits États indépendants, mais de puissants super-États regroupés autour des principaux centres industriels d’Europe, d’Asie et d’Amérique. Ils se disputeront les dernières portions inconquises de la planète, mais seront probablement incapables de s’annexer mutuellement. À l’intérieur, chacune de ces sociétés sera hiérarchisée, avec, au sommet, une aristocratie d’individus désignés selon le talent et, à la base, une masse de semi-esclaves [13].
On a là la trame dystopique de 1984. Le danger réside dans la mise en place d’administrations de masse fondées sur l’oligarchie et le monopole. Mais il tient aussi à l’artificialisation croissante des conditions de vie, à la disparition des milieux naturels, qui transforment radicalement l’humanité : « En conservant l’amour de son enfance pour les arbres, les poissons et les papillons, écrit Orwell, on rend un peu plus probable un avenir pacifique et décent, alors qu’en prêchant la doctrine qui veut que rien ne vaut d’être admiré en dehors de l’acier et du béton, on rend plus sûr encore que les humains n’auront d’autres exutoires pour leur excès d’énergie que la haine et le culte du chef [14]. »
La prise en charge de l’existence par des procédés industriels de plus en plus sophistiqués sape la créativité individuelle et l’autonomie. « Il suffit d’ouvrir les yeux autour de soi pour constater les rapides et sinistres progrès qu’enregistre la machine dans son entreprise d’assujettissement », note Orwell en 1937. « L’objectif vers lequel nous nous acheminons déjà, l’aboutissement logique du progrès mécanique, est de réduire l’être humain à quelque chose qui tiendrait du cerveau enfermé dans un bocal. » Or « dans tous les pays du monde, la grande armée de savants et de techniciens, suivie tant bien que mal par toute une humanité haletante, s’avance sur la route du “progrès” avec la détermination aveugle d’une colonne de fourmis. On trouve relativement peu de gens pour souhaiter qu’on en arrive là, on en trouve beaucoup qui souhaiteraient de toutes leurs forces qu’on n’en arrive jamais là, et pourtant ce futur est déjà du présent [15]. »
À sa parution, en pleine guerre froide, 1984 est immédiatement brandi comme une dénonciation du communisme, voire du socialisme en général. En juin 1949, Orwell, hospitalisé, s’empresse de dicter à son éditeur anglais une mise au point. De part et d’autre du rideau de fer, « cette tendance s’enracine dans les fondations politiques, sociales et économiques de la situation mondiale contemporaine ». « Le danger réside tout particulièrement dans la structure qu’imposent aux communautés socialistes et libérales capitalistes la nécessité de se préparer à une guerre totale avec l’URSS et l’existence de nouvelles armes – dont la bombe atomique » ; et dans « l’acceptation d’une manière de voir totalitaire par les intellectuels de toutes les couleurs [16] ».
Et ce qui désole le plus Orwell – objet de la charge virulente du Quai de Wigan, en 1937 – c’est que les intellectuels socialistes eux-mêmes, issus d’une classe « citadine et déracinée », « n’ont à la bouche que les mots de mécanisation, rationalisation, modernisation ». En contradiction avec leurs principes démocratiques, ils ne songent qu’à réformer « par le haut », ne rêvent que « d’un monde ordonné, un monde fonctionnel ». « Ce que veulent au fond d’eux ces socialistes, c’est faire du monde quelque chose qui ressemblerait à un échiquier » – ce même échiquier devant lequel, dans les dernières pages de 1984, Winston Smith passe désormais ses journées après avoir totalement intériorisé le point de vue du parti. Le socialisme, conclut Orwell, doit renoncer à ses abstractions dogmatiques et à son culte du machinisme pour se souvenir qu’il a « pour fins essentielles la liberté et l’égalité ».
Justement, en 1941, Orwell s’attache à décrire la forme que pourrait prendre ce socialisme démocratique en Angleterre. Dans son essai Le Lion et la Licorne, un appel direct à la révolution, il expose un programme, rédigé en des termes délibérément simples de façon à pouvoir « être publié tel quel en une du Daily Mirror » : nationaliser les richesses, abolir les gros revenus, mettre fin aux différences de classes dans l’éducation et remplacer l’Empire britannique par des associations égalitaires avec les anciennes colonies. Le socialisme libéral à l’anglaise limiterait strictement toute forme de censure mais il veillerait à sa propre préservation par la force armée si nécessaire. Loin de rechercher à faire table rase du passé, il laisserait subsister un peu partout des anachronismes et des points de flottement. Cependant « sa véritable nature se reconnaîtra à la haine qu’il inspirera aux derniers riches de ce monde » [17].
Près de soixante-dix ans plus tard, le moins qu’on puisse dire est que le capitalisme a tenu bon, en Angleterre comme ailleurs. La propriété privée domine le monde, les administrations et l’appareil de production ont été massivement privatisés. On est loin de l’ambiance de rationnement et de sous-équipement, de défilés et de bannières qui constitue le décor de 1984. Nous baignons dans un océan de marchandises d’une sophistication inouïe, les grandes idéologies de parti ont décliné et la majorité de la population s’est repliée sur la sphère privée.
Pourtant, il existe une conscience partagée que notre monde n’a jamais été plus « orwellien », et pas seulement en Chine, où le parti unique concilie un régime de censure et de camps de rééducation à des systèmes disciplinaires fondés sur les technologies dernier cri. Dans les démocraties libérales, l’industrialisation des formes de vie opérée au cours des dernières décennies a vidé de leur sens ce qu’on avait pu entendre par « liberté » et « autonomie » et placé nos existences dans le maillage étroit d’une infrastructure totalitaire. Cette infrastructure pourrait aisément être déployée à la pleine mesure de ses possibilités : cela ne semble tenir qu’au bon vouloir de nos dirigeants, au degré de chaos induit par la violence et l’inconséquence du système lui-même. Il y a de quoi être inquiet. Orwell s’inspirait de la séquence historique qui s’était ouverte dans les années 1930 avec l’effondrement causé par la crise de 1929 dans les pays occidentaux. Nous savons que les conséquences de la crise écologique globale risquent de créer des ébranlements au moins comparables.
Premier aspect : la liberté peut-elle survivre à une sécession radicale avec les milieux naturels, les cycles vitaux et les saisons, qui constituent les fondements les plus profonds de notre mémoire collective ? Dans le réfectoire du ministère de la Vérité, Winston Smith remâche son désarroi face aux « morceaux de viande reconstituée », aux « aliments frelatés aux arrière-goûts inquiétants ». Plus on vit dans un monde conditionné, plus il est possible de nous faire avaler littéralement n’importe quoi. Les aliments sont aussi trafiqués que les nouvelles peuvent être fausses. « Toujours, dans l’estomac ou sur la peau, vous ressentiez une sorte de révolte, le sentiment d’avoir été floué de quelque chose auquel vous aviez droit. » Mais dans 1984, il existe encore une campagne où Winston, entraîné par l’intrépide Julia, peut renouer avec le désir, écouter le chant des oiseaux et, dans une prairie bordée d’ormes, suivre un fil de pensée sans être interrompu. Dans Nous autres (1920) d’Eugène Zamiatine, roman d’anticipation russe commenté par Orwell, « l’État unique » a imposé sa « nourriture naphtée » et son contrôle climatique qui fait régner sur la Ville « un ciel irréprochable et stérile », mais, derrière le « Mur vert », des communautés se sont reformées pour vivre libres, entourées d’animaux [18].
Aujourd’hui, à mesure que la destruction des milieux s’accélère, il devient de plus en plus évident que la société industrielle est un monde de pénurie – pénurie de vrai air et de vraie eau, de forêt, de sols non pollués – et qu’il va falloir payer de plus en plus cher ce qui, auparavant, était abondant et gratuit. Le bétonnage des territoires et la frénésie extractiviste nous entraînent vers l’asphyxie d’un monde sans dehors. « Aller prendre un peu d’air frais ? Il n’y a plus d’air frais ! Nous sommes rendus dans un immense dépôt d’ordures entassées jusqu’à la stratosphère », conclut George Bowling, le protagoniste de Coming up for air, roman d’Orwell paru en 1939 [19].
Celia IZOARD