■ Roland GORI
LA FABRIQUE DE NOS SERVITUDES
Les liens qui libèrent, 2022, 300 p.
Dans ce village de la plaine du Roussillon, la guerre de l’eau a commencé. Depuis octobre, une trentaine de maraîchers, jardiniers et amoureux de la nature ont formé un collectif afin d’exiger que l’eau des canaux d’irrigation profite à tous et non à une poignée d’accapareurs. En effet, les canaux sont gérés par une association syndicale autorisée placée sous la férule d’un baron local autant crapuleux qu’indélogeable. Ce bandit riche à millions prive d’eau des dizaines de parcelles afin d’arroser copieusement les siennes et celles de ses affidés. Une vraie caricature d’Ancien Régime. Début décembre, des membres du collectif sont allés remettre en eau une portion de canal à sec depuis des mois. Acte de désobéissance civile ! a-t-on prévenu. Le moment fut joyeux : ensemble, nous avons curé, désherbé, nettoyé. Puis on a mis une planche pour dériver la flotte, et l’eau a glissé et serpenté vers les chênes verts et les écureuils. Heureux comme des minots au manège, on s’est applaudi et pris en photo, avant de boire un coup pour fêter ça. Étrangement, ce bout de terre paumée où des gens d’humble condition trinquaient à « l’eau pour tous » sentait furieusement le rond-point. Cinq ans après la furie des Gilets jaunes, les mêmes affects m’ont saisi. Je retrouvai les réflexes, tant physiques que langagiers, d’un habitus fluo. « Je suis là par solidarité », a simplement dit Paul en virant des pelletées de feuilles mortes. Pour lui tout était dit. Pour moi aussi qui taillais gaillardement dans les ronces à coup de faucille. Les mots étaient devenus inutiles, l’habitus nous habitait : « cette sorte de sens pratique qui permet aux individus de s’adapter aux situations de manière infraconsciente, quasi immédiate, comme un joueur de tennis qui, sur un court, se positionne automatiquement et se soumet aux règles du jeu sans avoir à y penser ».
La citation qui précède est extraite du dernier essai signé Roland Gori : La Fabrique de nos servitudes. Un demi-millénaire après la Boétie [1] (1530-1563), Gori fait ce constat : « Même si comparaison n’est pas raison, il est surprenant de constater les similitudes existantes entre les processus de servitude et de révoltes au cours des siècles. » Chaussés de bottes et outils en mains, ne nous inscrivions-nous pas, en effet, dans le continuum des longues luttes paysannes et autres jacqueries ? À vrai dire, de Roland Gori, le soussigné n’avait jamais rien lu jusqu’alors et était bien incapable de l’associer à l’une des nombreuses boutiques occupant le segment prolifique et concurrentiel de la gauche radicale : qu’elle soit extrême, ultra ou libertaire. Cette approche en aveugle fut d’autant plus appréciable que la pensée de ce professeur honoraire en psychopathologie clinique de l’université d’Aix-Marseille se laisse difficilement enfermer dans un bocal idéologique. Ce qui tombe bien, car à l’instar du psychiatre Gabel [2], le psychanalyste Gori semble se méfier comme d’une perfidie macronienne des scléroses idéologiques : ces espaces mentaux où tout n’est que fuite autistique et enfermement groupusculaire. « Il nous faut reprendre et approfondir les rêves du passé et mettre un terme à leur dégénérescence en idéologies », écrit-il avec panache et lucidité. Au fond, Gori est, à l’image du site qui héberge ces lignes, un penseur hétérodoxe et militant de la transdisciplinarité, un cartésien qui poétise et vice-versa. Bref un puits de science toujours ravi de ses débordements et fulgurances. Et puis un type capable d’écrire que « la poésie sera explosive ou ne sera pas, nos vies aussi ! » ne peut être qu’un allié.
Flashs métaphoriques
Roland Gori, sa première affaire, son cheval de bataille, c’est la langue. Avec cette double idée que si la horde envahissante des technocrates et communicants nous a confisqué le langage pour mieux l’assécher et le dévitaliser, il ne faut jamais oublier qu’une langue ne dit jamais tout du réel qui nous entoure. Il y a toujours des ratés dans nos verbalisations, des non-dits, des angles morts, des ambivalences, des errements, des flashs métaphoriques. En conséquence de quoi, se réapproprier un langage commun capable de dire notre présent et de nous projeter au-delà des « murs algorithmiques » de l’enfer capitalistique implique l’idée de ne jamais encager notre parler. Résumée ainsi, la démarche pourrait paraître incantatoire et gentiment rêveuse. Ce qui tombe bien car Gori croit à la puissance du rêve pour briser le « totalitarisme fonctionnaliste » et l’« aménagement technique des cadres de vie » dans lesquels un humain taylorisé se trouve de plus en plus castré et encastré. Ensemencer donc librement, au fil de nos envies et de nos révoltes, la langue, telle serait la condition nécessaire pour que se dessine et se franchisse le trait de côte entre un quotidien aliéné et digitalisé et un horizon souhaitable et habitable par tous. Si la phrase précédente sonne comme un slogan, c’est que Gori, à la différence de Gabel, pour y revenir une dernière fois, est un militant de l’utopie vue comme « un ensemble de dispositions psychiques et sociales utilisant le potentiel créateur de la langue et du langage pour faire advenir un monde nouveau », lequel monde « n’est pas imaginé simplement comme une société idéale, à quoi répond le genre du récit utopique, mais est contenu dans les structures de langage de l’ordre existant. L’utopie n’est pas ici appréhendée comme un ensemble d’énoncés, mais comme une disposition d’énonciation d’un nouvel imaginaire social instituant. Ce qui est rendu possible par l’inadéquation fondamentale du langage à ce qu’il signifie ».
Dit comme ça, ça fait balèze et un peu thaumaturge. Et puis, la fonction performative du langage – soit la possibilité de faire advenir une situation juste en l’énonçant, même si c’est le subconscient qui parle à notre place – en période de fièvre postmoderne, peut légitimement filer quelques préventions. Mais le fringant octogénaire Gori, immunisé depuis un bail contre certains courants structuralistes d’après-guerre, semble se brosser des raptus déconstructionnistes et identitaires contemporains – la fin de son ouvrage l’expose même sans ambages ni ambiguïtés. Ce qu’il pointe pourrait partir du constat, sévère, suivant : à force de nous être fait presser le citron par les pubards du libéralisme, nous aurions perdu notre capacité à faire œuvre d’imagination un tant soit peu émancipatrice. Rajoutant une couche, on pourrait même assombrir le tableau : à force de multiplier les vis-à-vis avec les écrans, nos cerveaux en arrivent à mimer la machine et nous pensons et causons comme codent les geeks asociaux : en mode binaire. Et Roland Gori de citer Achille Mbembe : « Une forme inédite de la vie psychique adossée à la mémoire artificielle et numérique et à des modèles cognitifs relevant des neurosciences et de la neuro-économie se fait jour. Automatismes psychiques et automatismes technologiques ne formant qu’un seul et même faisceau, la fiction d’un sujet humain nouveau, “entrepreneur de soi-même”, plastique et sommé de se reconfigurer en permanence en fonction des artefacts qu’offre l’époque, s’installe [3]. »
Cambrousse informelle et comètes extrasolaires
D’imaginaire, compris comme « ouverture sur un monde inachevé, complexe et aux possibilités infinies », il est beaucoup question dans La Fabrique de nos servitudes car l’insatiable Gori se joue des cadres disciplinaires comme un bouquetin de frontières escarpées. Psychanalyse, sociologie, littérature, histoire, physique quantique, l’essayiste s’abreuve à de multiples sources pour alimenter une pensée riche et curieuse, jamais à court d’une ligne de fuite surtout si elle cousine avec cette vieille pratique du marronnage. À la manière des anciens esclaves, il nous échoirait, en effet, de briser les chaînes tant symboliques que physiques des nombreuses « servitudes de la modernité ». Ainsi désentravés, à nous de prendre la tangente, de nous retrouver dans quelque cambrousse informelle (soit un espace non formaté par le burin et le sabir technico-managérial) et de fomenter autant de plans que de comètes extrasolaires. « À chaque fois que nous nous arrachons à l’univers du rationalisme morbide, nous “marronnons” (…) », résume Gori en empruntant à Chamoiseau. Précisons que l’auteur ne prône pas la sécession de petits groupes connivents et désireux de cultiver leur sédition dans un entre-soi homogène. L’idée n’est pas de singer, dans la vraie vie, la consanguinité débilitante des réseaux sociaux, mais de pratiquer dans un même élan pluriel « une permaculture révolutionnaire, une éducation populaire, une guérilla “sémiologique” et un lobbying auprès des puissants [ce point étant très discutable], (…) une réappropriation des métiers par ceux qui les exercent et des temps de réconciliation sociale, partager les profits et les pertes, bref agir et penser à la fois local et global dans des multivers ». L’occurrence « multivers » pourrait déconcerter quant à la nature du terrain sur lequel nous entraîne Gori, mais tentons de rassurer le lecteur : l’essayiste n’est pas en train de nous fourguer un fatras théorique franchisé chez Marvel mais, comme on l’a dit plus haut, sa subversion puise aussi au domaine assez énigmatique de la physique quantique. Une discipline qui ouvre des perspectives tactiques assez prometteuses (l’ubiquité) et signe la péremption du « déterminisme classique ». Et si le psychanalyste ne se sent pas l’âme d’un luddite prêt à casser les machines, au point de croire – assez naïvement – qu’on peut « empoisonner le numérique qui nous asservit en le transformant en paroles d’amour et en bouteilles jetées à la mer », sa détestation des fondus du digital est relativement jouissive : « Technocrates, même en jean et sans cravate, même trans ou bi, vous êtes tristes à mourir. »
Il y a quelques années, le philosophe Renaud Garcia publiait Le Sens des limites [4], texte ambitieux et inspiré dans lequel il s’agissait de « réveiller le vif sous l’abstraction morte ». S’inscrivant dans ce même sillage, Roland Gori s’appuie, entre autre source d’inspiration, sur les travaux et envolées poétiques d’Édouard Glissant et de Patrick Chamoiseau et va chercher dans les « ruses du créole » de quoi inventer « le langage d’un nouvel humanisme » qui ne pourra être qu’à la condition de prendre appui sur « la fonction révolutionnaire de l’histoire ». Pour ce faire, il oppose un « Vrai artificiel », autre nom du règne abstrait de la marchandise et de la « rationalité numérique » sous le poids desquels nos échanges sociaux sont étouffés et corrompus, par le « vivant », dont le propre est d’être tissé et innervé de polyrythmies. « Dans une société où règnent les modes d’être d’un ordre qui dépossède les consciences et les cultures de leurs singularités au profit des modèles de production standardisés, la créolisation qui draine avec elle les valeurs de brassage, de mélange, d’emmêlement et d’impureté, est un acte de création, un acte de résistance du “peuple qui manque” [5]. »
Made in Wokistan
Funambule prolifique, Gori prône une inter-contamination des sciences dures et des sciences humaines et sociales. « Nous n’avons pas encore suffisamment donné à l’imagination scientifique la place qu’elle mérite, habitués que nous sommes à la taylorisation des tâches qui ont abouti à une taylorisation de notre esprit. » Une telle envergure syncrétique pourrait laisser perplexe et surtout présager du pire quand on sait le goût affiché de certains prosélytes postmodernes pour les hybridations en tout genre. Et puis quand on voit au bord de quel précipice écologique nous ont conduits deux siècles d’un scientisme effréné, on se demande où pourraient bien nous mener des blouses blanches sensibilisées à autre chose que leurs tableurs Excel et leur jargon de secte froide. Il n’en demeure pas moins qu’il y a un monde entre la schizoïdie des chercheurs ultraspécialisés de nos temps modernes et le génie bariolé des humanistes des siècles passés où il n’était pas rare de croiser un mathématicien de la trempe de Newton qui fût aussi philosophe et théologien, sans oublier l’inventeur polyvalent le plus célèbre – Léonard de Vinci –, qui cumulait les qualifications d’ingénieur et scientifique, tout en étant peintre, sculpteur, botaniste et musicien. Et quid de notre Rabelais national, helléniste, passionné de droit, un temps moine franciscain avant de se défroquer, médecin et conteur génial ? Des têtes savantes pareilles, riches d’expressions artistiques diverses, ne devaient assurément pas concevoir le monde à la manière de nos rats de laboratoire prêts à nous faire gober que le destin de l’humanité serait tout entier contenu dans le cul de leurs éprouvettes.
Funambule donc, Roland Gori fait le pari, à l’instar d’un Michéa incitant à « penser les Lumières contre les Lumières », d’une dialectique capable à la fois d’assumer sa filiation historique tout en questionnant ses impasses. « Il ne faut pas rejeter les Lumières, mais travailler leur “négatif”, cette part ignorée du chaos qui leur a permis d’exister ». Quant à la crainte d’un basculement vers quelques galéjades égotiques made in Wokistan, tout laisse accroire que Gori a suffisamment cerné les enjeux en question pour ne pas se laisser beurrer les carreaux : « Nous avons une identité d’êtres humains moins définie par un caractère “national”, “racial” ou de “genre” que par notre appartenance au monde du vivant. Nous sommes autant des “individus” biologiques ou des systèmes anatomo-physiologiques d’organes que des combinaisons de bactéries formant un microcosme, actif à l’intérieur de nos organismes autant qu’en interaction avec les autres univers “bactériels”. » Quoi qu’on pense de telles perspectives englobant l’infiniment petit – et donc l’incommensurable –, force est de reconnaître qu’elles renvoient les brouillages et surenchères identitaires à ce qu’ils sont vraiment : un séquençage appauvri et cloisonné des potentialités humaines. Filant au-dessus de ces basses mêlées, Roland Gori nous invite à méditer en mode combat le titre de l’ultime conférence donnée par Édouard Glissant, en avril 2010 : sous le poids métastasé du capital mort, « rien n’est vrai, tout est vivant ».
Sébastien NAVARRO