À Monica
Je l’avoue : j’aurais préféré me passer de cette digression, mais impossible, ce qui la motive me hante comme un cauchemar depuis ce funeste 7 octobre de pogrom. Je sais, il faut choisir ses mots avec attention pour ne pas déchaîner la passion corrective sémantique des vautours de tout bord – et ils sont légion. Le pogrom, sport national des antisémites de la Russie impériale, c’est une destruction ciblée et sans tri des juifs parce qu’ils sont juifs. Ce n’est pas un crime contre « la race » (qui n’existe pas), mais un crime contre l’humanité (qui devrait exister). Les nazis ont théorisé le pogrom comme « solution finale ». On connaît le résultat, ce qui n’empêche pas de le rappeler : à la louche, six millions d’êtres humains réduits en cendres parce que juifs. À vrai dire, je ne sais pas ce qui se passe dans la tête d’un dirigeant stratège du Hamas, mais je parierais sur l’hypothèse que ce pogrom fut pensé comme devant démontrer que le Mur était franchissable et que les jeunes illuminés qui le franchiraient – gagnés, au nom d’Allah tout-puissant à l’idée d’une sainte guerre devaient buter le maximum de juifs parce qu’ils l’étaient. Pari gagné, à coup sûr et dans les grandes largeurs. La stupéfaction fut générale, sauf chez Netanyahu et sa bande d’allumés d’extrême droite laïque ou ultra-orthodoxe, qui ne pouvait rêver meilleur cadeau pour lever le drapeau de la guerre épurative et de l’apartheid final. Ceux-là mêmes qui avaient favorisé le très intégriste Hamas contre le plus ou moins laïc Fatah pour diviser le corps politique palestinien avaient désormais toutes les cartes en main pour faire payer à la population gazaouie – mais aussi, par colons ultra-nationalistes fanatisés, à celle de Cisjordanie –, le prix du crime pogromiste des chefs du Hamas.
On pourrait qualifier de picrocholine la « guerre interne » franco-française qui a suivi les tueries du 7 octobre et opposé Mélenchon et sa jeune garde de La France insoumise à tous les autres partis de l’échiquier politique, mais ce serait ignorer ce qu’elle révèle sur cette France désespérante de bassesse. Car quoi qu’on pense de l’opportunité du tweet de Mélenchon qualifiant de « crime de guerre » le pogrom de masse que le Hamas a commis quand tous les autres, semble-t-il, n’étaient occupés qu’à l’homologuer comme acte « terroriste », cette querelle révèle tout à la fois les intentions cachées convergentes de ceux qui l’entretiennent – flinguer Mélenchon, ce qui est en bonne voie, surtout chez les ex-nupésiens qui en rêvaient –, mais aussi étaler leur crasse bêtise. Car il ne suffit pas de s’autocomplaire dans le rôle de parangons de la morale – la qualification de l’ennemi comme « terroriste » faisant brevet de vertu –, il faut encore s’accorder à penser à ce qui va venir, et qui n’a pas tardé, à savoir la punition collective d’une population civile enfermée sans recours ni secours et privée d’eau, de nourriture, de médicaments, d’essence, d’électricité et, par moment, de télécommunications, dans une étroite bande de terre de 50 km de long bombardée sans répit. Punition avalisée de fait par les anti-terroristes macroniens, de gauche anti-mélenchoniste, de droite et d’extrême-droite (le nouvel arc républicain, sans doute) au nom d’un supposé droit inconditionnel d’Israël – c’est-à-dire pour le cas des criminels de guerre (ou terroristes) de l’autre bord qui tiennent la Knesset et tous les rouages de son État – à se défendre. Depuis le premier jour de la furieuse et indiscriminée réplique de l’État israélien, l’antienne est répétée sans compter sur tous les canaux de propagande. Et quiconque la discute se voit irrémédiablement traité d’allié du Hamas et/ou d’antisémite. Au seul prétexte, parfois, que son inconscient parlerait pour lui, comme Mélenchon quand il a reproché, encore par tweet, à la présidente de l’Assemblée, de « camper » à Tel-Aviv. De retour de chez « cher Bibi », la très sensible Yaël Braun-Pivet, grande démocrate comme chacun a pu s’en rendre compte lors du mouvement de résistance à la contre-réforme macronienne des retraites, n’a rien trouvé de mieux que de clamer sur les plateaux du conformisme télévisuel que l’insoumis en chef lui avait dessiné « une nouvelle cible dans le dos ». Parce qu’il avait écrit « camper » et que dans camper il y a… Tout est là, en clair, d’un recul de la pensée, d’une déraison galopante, d’une montée en puissance de l’insignifiance, d’un naufrage absolu d’une classe politique dont la médiocrité a dépassé toutes les bornes de la décence. De quel droit, par exemple, Darmanin, sarkozyste historique, grand ordonnateur d’une police qui fait ce qu’elle veut parce que c’est elle qui tient le pouvoir dans sa pogne à gants renforcés, de quel droit ce type médiocre, arriviste, menteur et pis encore, peut-il se permettre, ès qualité de ministre de l’Intérieur, de déclarer que, par principe, toute manifestation de solidarité avec les populations de Gaza écrasées sous les bombes devrait être interdite. De quel droit et selon quels principes un si sinistre personnage peut-il s’aventurer, sans risque d’être contrarié, à laisser croire que les civils de Gaza seraient moins nécessiteux de chaleur et de soutien que ceux d’Israël. La question doit être posée. Publiquement.
Quant à la mémoire d’un désastre à effets prolongés, il faut la rafraîchir constamment en direction des oublieux par nécessité ou par confort. « Épées de fer », l’opération israélienne en cours à Gaza est, en fait, la quatrième en quinze ans. « Plomb durci », offensive entamée le 18 janvier 2009, que le juge Richard Goldstone, mandaté par l’ONU, considéra comme relevant de la catégorie de « crime contre l’humanité », considération suscitant un fort courroux du Premier ministre israélien de l’époque, Ehud Olmert, ne fut suivi d’aucune sanction, même symbolique. « Pilier de défense », opération déclenchée le 14 novembre 2012, provoqua la mort de 177 personnes dans la bande de Gaza en une semaine, dont au moins 26 enfants, et 1 200 blessés palestiniens. Lancée le 7 juillet 2014, « Bordure protectrice », opération répondant aux mêmes objectifs que les deux précédentes – faire cesser les tirs de roquettes du Hamas et détruire ses tunnels – se solda, selon le décompte de l’ONU, par la mort de 1 800 Palestiniens (dont 400 enfants de moins de treize ans) et de 74 soldats israéliens. Elle occasionna 9 000 blessés au sein de la population gazaouie dont 65 % étaient des civils et 30 % des enfants. 500 000 personnes furent déplacées, soit un quart de la population de Gaza. Au jour où j’écris ces lignes (29 octobre), dans la concurrence que se livrent les propagandes, aucun bilan des pertes humaines occasionnées par elle n’est fiable, mais tous les chiffres, qu’ils soient maximisés ou minimisés, attestent que l’opération en cours va pulvériser toutes les statistiques des précédents massacres – et de loin si l’on s’en tient à l’avertissement de Daniel Hagari, porte-parole de Tsahal qui nous alerte : « Nous n’en sommes qu’au début… » À ces morts par milliers, il faut bien sûr ajouter les 1 400 juifs israéliens massacrés par les pogromistes du Hamas.
De quoi pleurer, me disait récemment une amie bouleversée par cet énième épisode à double entrée d’une histoire sans fin. Pleurer de compassion, certes, pour toutes les victimes d’une interminable sale guerre qui, à chacun de ses épisodes, ranime les mêmes haines recuites d’avoir trop servi. Mais surtout pleurer de rage contre les seigneurs de la guerre, les politiciens qui s’en repaissent, les apprentis-sorciers qui en vivent, les commanditaires de pogroms, les promoteurs de massacres à huis clos, les vendeurs d’armes qui en croquent et le monde qui s’en fout. Pleurer, mais surtout résister au propos courant des exégètes, des procureurs, des éditorialistes armés, des traqueurs de toute sorte, des plus juifs que juifs et des plus palestiniens que palestiniens. Pleurer, mais garder la tête froide.
À la fin des années 1980, marquées par l’effondrement du bloc soviétique et la redistribution des cartes à l’échelle mondiale, l’engagement de l’OLP dans la voie de la négociation avec Israël – qui supposait reconnaissance mutuelle des deux camps – laissa le champ libre à la montée de l’islamisme radical sous diverses variantes. La cynique volonté d’une partie de l’appareil d’État israélien de bloquer le processus engagé à Oslo finit par délégitimer une OLP déjà largement décrédibilisée auprès de ses propres partisans et, ce faisant, par offrir un formidable tremplin aux islamo-fascistes du Hamas – que les faucons israéliens favorisèrent en lui cherchant des financiers [1]. Depuis, la Palestine s’est irrémédiablement rapprochée du gouffre et Israël absurdement emmurée dans une prison. Comme si rien, désormais, ne pouvait défaire le nœud coulant israélo-palestinien, la majorité des voix raisonnables et dissidentes de l’un et l’autre camp ont fini par se taire ou, pis encore, par se rallier aux positions suicidaires des boutefeux de cette guerre sans fin.
S’il fut un temps où, malgré quelques entorses à son image « progressiste », la « résistance palestinienne » s’assumait, en principe, comme « laïque », le déplacement de son centre de gravité vers l’islamisme radical a substantiellement changé la donne. Logiquement, il aurait donc dû entraîner quelques ajustements de position chez ses partisans. Car, théorisé par les fondamentalistes du Hamas, l’antisionisme dont se revendiquaient, depuis des lustres, les plus fidèles soutiens de la cause palestinienne au prétexte qu’il n’aurait été qu’une variation locale d’anti-impérialisme, a fini par prendre une coloration franchement antisémite, comme l’atteste le pogrom du 7 octobre initiateur de la boucherie générale.
Si les antisionistes ne sont pas, par force, ces antisémites que décrivent les propagandistes de la raison d’État israélienne et leur porte-voix, ils le deviennent forcément quand ils s’allient, au nom d’Allah et de ses prophètes, à des pogromistes clairement assumés comme ceux qui président, dans la bande de Gaza, aux destinées du malheureux peuple palestinien. Le dire, c’est reconnaître ces pitoyables dérives et non pas acquiescer aux hasardeuses assimilations établies par les propagandistes susnommés. L’occasion est d’ailleurs trop belle de leur rappeler qu’il exista une grande tradition antisioniste exempte, elle, et pour cause, de toute connivence avec l’antisémitisme, celle que porta, avant de disparaître corps et âme dans les tourbillons de l’histoire cannibale du XXe siècle, le Yiddishland révolutionnaire, celle qui voyait dans le sionisme un problème plutôt qu’une solution.
Un temps, tout sembla indiquer que, comme le sionisme parvint à ses fins en accédant à la forme État, le mouvement national palestinien finirait par suivre le même chemin en s’engageant dans la voie de la séparation : deux peuples et deux États séparés, contenus dans des frontières stables, internationalement définies et garantissant leur survie respective. La perspective avait au moins l’avantage d’assainir une situation sans issue. Un temps, ce partage sembla possible, même si c’était sans compter sur la folie des colons du Grand-Israël et sur celle qu’alimentait l’idée absurde de retour à la Grande-Palestine. Cette solution de raison à deux États, que seule pourrait imposer une pression internationale intelligente et déterminée, semble, en ces temps cauchemardesques, plus éloignée que jamais.
Reste donc l’appel à la raison commune des êtres de bonne volonté – israéliens et palestiniens – qui peuplent cette terre de sang et de larmes, car on ne gagne jamais rien à confondre les peuples avec leurs dirigeants. La solution la plus simple serait, à l’évidence, d’enfermer Netanyahu, Ben Gvir, Smotrich [2] avec les chefs du Hamas dans une arène et de les laisser s’entretuer jusqu’à ce qu’ils implorent le cessez-le-feu, mais elle n’est malheureusement pas réaliste.
La logique de punition collective indiscriminée que subit sans répit, depuis le 8 octobre, la population gazaouie semble relever, que cela plaise ou non, d’un génocide programmé fondé sur une volonté d’anéantissement et d’éradication, non pas du seul Hamas, mais de tout un peuple. Et tout est mis en place pour qu’elle aille à son terme. De la même façon que le furent en leur temps les juifs par les nazis, les Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie se voient animalisés [3], effacés de la communauté humaine, condamnés à disparaître. Le cauchemar est là, dans cette horrible évidence qui crève les yeux : un génocide au pays des survivants !
Freddy GOMEZ