Maintenant que tout s’effondre, l’œuvre de Günther Anders (1902-1992) est enfin sortie de l’oubli. On en reconnaît les mérites chez les catastrophistes éclairés, on se fait « collapsologue » pour mettre au goût du jour ses prophéties de malheur. Et l’on émousse ainsi le tranchant d’un penseur ayant défriché des territoires ignorés des philosophes de carrière : de la bombe atomique à la télévision en passant par le sport de masse, les machines à sous et les jeux d’arcade. Anders a préféré ne pas devenir l’autorité académique que son brio lui promettait d’être. Lorsque, sous les explosions nucléaires, le globe devient un laboratoire à ciel ouvert et l’humanité est menacée d’anéantissement, quel intérêt d’écrire de la philosophie pour philosophes ? Imagine-t-on un boulanger réservant son pain aux seuls boulangers ?
Écrivain « engagé », Günther Stern (de son vrai nom) l’a été fort jeune. Son père, William Stern est un psychologue réputé, cofondateur de l’université de Hambourg, et sa mère, Clara, tout aussi éminente. Émigrés en 1933, William et Clara Stern enseignent aux États-Unis, à l’université Duke en Caroline du Nord. On note également l’existence d’un grand-cousin, né en 1892, nommé Walter Benjamin.
Enfant doué au sein d’une famille brillante, l’élève Stern suit la voie qui le mène au doctorat en 1924 à l’université de Fribourg, sous la direction de Edmund Husserl, le fondateur de la phénoménologie (philosophie du retour aux choses mêmes et de la description des états vécus de la conscience), alors âgé de soixante-cinq ans.
En 1925, dans la Phillips-Universität, la plus ancienne université protestante d’Allemagne, sise à Marbourg, en Hesse, ville étudiante adossée à flanc de colline, professe Martin Heidegger, ancien assistant de Husserl. Âgé de trente-six ans, l’ancien séminariste catholique et fils de sacristain, subjugue ses élèves par son talent spéculatif et ses connaissances abyssales de Platon, Aristote et de la patristique. Günther Stern, futur critique du « heideggerianisme », comme les autres : « Je me suis trouvé pendant trois, quatre ans, sous l’emprise de son spell (charme) démoniaque [1]. »
Les autres ? Hans Jonas, le futur théoricien du « principe responsabilité » ; Karl Löwith ; Hans-Georg Gadamer (deux philosophes et historiens de la philosophie de premier plan) et une certaine Hannah Arendt. Des étudiants, juifs et non-juifs, découvrant la percée du jeune maître en direction des fondements de la philosophie occidentale : la pensée de l’être (l’ontologie), la différence ontologique entre l’humain qui se sait dans un monde et les autres êtres vivants, enfin cette interrogation principielle : « en quoi consiste l’être des choses qui sont ? » (entendez les êtres vivants, les objets matériels, les objets de pensée). Question qui cristallise dans Être et temps, en 1927. Livre aussi déterminant pour l’histoire de la philosophie du XXe siècle qu’obscur pour les non-initiés, avant que, pour nous Français, les traducteurs de la maison Gallimard ne s’évertuent à le rendre définitivement illisible.