■Le récent mouvement de plus de quatre mois d’opposition à la contre-réforme Macron-2 des retraites, massif quant aux mobilisations de rue qu’il a provoquées et visiblement populaire dans l’opinion, a indubitablement failli quant à sa capacité à mettre le pays, sinon à l’arrêt général et prolongé, du moins dans un état de blocage économique suffisamment inquiétant pour inciter le patronat à exiger de son fondé de pouvoir de l’Élysée qu’il cesse de jouer avec le feu.
Nous ne dirons pas, ici, comme les avant-gardes autoproclamées d’une classe fantasmée, que l’Intersyndicale aura tout fait pour diluer sa combativité intrinsèque dans des défilés répétitifs sans réel contenu offensif. Nous ne le dirons pas parce que, même s’il est acquis qu’un berger ne fera jamais un bon chef de guerre sociale, cette dialectique de l’entrave permanente que le sommet exercerait sur des bases qui ne demanderaient qu’à en découdre, ne saurait résister au poids du réel. Et ce réel, c’est que, pour de multiples raisons – sa déstructuration méthodique, le bouleversement continu de ses usages, les conditions de sa survie diminuée, la perte des repères qui la fondaient –, la Classe à majuscule a cessé d’être collectivement capable d’opposer la grève comme geste ultime de sa colère. Comme au temps syndicaliste révolutionnaire des origines et de sa splendeur sauvage – celui de l’action directe contre le patronat et l’État –, ou encore comme au temps simplement syndicaliste où, plus disciplinée, sa puissance d’agir passait toujours par la grève. Tout ça est mort, et la preuve vient de nous en être donnée. Toutes méritantes et pour certaines héroïques, celles qui se sont inscrites dans la durée, les grèves de cet hiver ne changèrent pas la donne. Car, au total, elles furent de peu de poids dans l’établissement d’un rapport de forces capable de faire plier le Grand Éradicateur de nos dernières protections sociales.
Telle est, pour nous, la principale leçon à tirer de cet hiver sans printemps. Elle engage une réflexion de fond, et sans faux-fuyant, sur la progressive mais patente disparition de ce qui faisait, dans sa pluralité, l’une des principales caractéristiques du mouvement ouvrier, à savoir ce désir de grève qui l’habitait assez pour l’entraîner, avec des risques parfois supérieurs à ceux d’aujourd’hui, au combat décisif quand l’offense l’exigeait. Ce changement majeur de mentalité s’explique bien sûr par la domestication générale des esprits, pensée et cogérée depuis les années 1980 par le néo-libéralisme alors conquérant et le syndicalisme d’accompagnement, c’est-à-dire de collaboration de classe.
Tout incite, cependant, à penser que cette phase est désormais achevée, que le néo-libéralisme – devenu ultra, ce qui était dans sa logique – est aujourd’hui perçu pour ce qu’il est : une machine à détruire, au sens propre, tout ce qui conteste ou s’oppose à son idéologie meurtrière. L’atteste la crise où il s’enfonce – et nous avec, nous d’abord –, l’effondrement social et écologique qu’il provoque partout où il passe, l’atteinte permanente à nos conquis sociaux et aux libertés qui sont nôtres et qu’il faut défendre quand ils sont menacés, les mobilisations répétées qu’il suscite contre le monde abject qui lui sert de projet.
Dans cette longue marche vers le pire (ou le meilleur), il est nécessaire, pensons-nous, de réarmer notre résistance en puisant au passé des combats sociaux, en résistant à l’enseignement de l’ignorance qui les a jetés au puits sans fond du non-advenu, en revendiquant comme essentiel le désir de grève qui les a portés, en se réappropriant l’imaginaire combattant qui l’inspirait. Faire nôtre ce désir de grève perdu est donc devenu un impératif – de grève au plein sens du terme, active, conquérante, inventive et déterminée, de grève comme point d’acmé où tout se réinvente de ce qui devrait être et de ce vers quoi il faut nécessairement tendre. Car même vaincue, une grève menée à son terme, c’est l’expression d’une force collective peuplée de désirs conjugués, ce moment d’excellence où des prolétaires (le mot convient toujours) participent collectivement à la réappropriation du vieux rêve émancipateur.
C’est dans cette perspective que nous avons décidé d’ouvrir une nouvelle rubrique – « Sous les pavés la grève » – où il sera question, à travers des études et articles glanés ici et là, de remonter le fil de la très ancienne mémoire des grèves.
Voici donc, en ouverture de série, le récit de ce qui fut recensé comme la première grève ouvrière de l’histoire de France. À partir du 25 avril 1539 éclata, dans les ateliers typographiques de Lyon, le Grand Tric des Imprimeurs, grève qui dura plus de trois mois et fut suivie d’interminables négociations se prolongeant jusqu’à la fin de l’année 1544. Bonne lecture !
– À contretemps –
Le XVIe siècle a connu, lui aussi, ses luttes de classe. L’une des plus dures a lieu dans l’imprimerie, dans une France où pourtant, depuis le Moyen Âge, une réglementation étroite s’efforce d’harmoniser les rapports entre patrons et compagnons.
Humanisme et capitalisme
Gutenberg découvre l’imprimerie en Allemagne vers 1450. Bientôt, son invention se propage en France. Elle fait la fortune de deux villes : Lyon et Paris. La Renaissance intellectuelle, la soif de lecture à l’aube du XVIe siècle entraînent un essor remarquable de cette industrie nouvelle qu’est le Livre. Les bénéfices réalisés alors par les libraires, les maîtres-imprimeurs sont énormes. Ces hommes, savants et humanistes, n’ont pas pour autant le mépris des bonnes affaires. Mais, pour s’établir imprimeur, les investissements sont considérables : il faut posséder de grands ateliers, un matériel (presses et caractères) coûteux et employer une main-d’œuvre nombreuse et nécessairement instruite. Or, comment amortir ce capital, lutter contre une concurrence étrangère qui se fait vive et s’assurer en même temps d’honnêtes profits ? En réduisant le poste le plus aisément compressible : les salaires.
Confrérie et « monopole »
Les compagnons-imprimeurs sont décidés à se défendre. Ils ne jouissent pourtant pas, comme c’est le cas pour les anciens métiers, de droits que garantirait un règlement de la profession. Face à des maîtres dont l’égoïsme devient chaque jour plus étroit, ils créent, à Lyon comme à Paris, une organisation de soutien – la Confrérie –, qui préfigure le syndicat moderne. Les ouvriers cotisent à une bourse commune qui sert à payer les banquets, mais qu’on peut aussi utiliser pour subvenir aux frais de justice et pour verser des secours en cas de grève concertée – que les autorités qualifient alors de « monopole ». Des assemblées ont lieu fréquemment, les chefs y sont élus. Tous possèdent des armes et connaissent apparemment bien la manière de s’en servir.
Le « tric » de 1539
Au printemps 1539, la grève éclate à Lyon. On l’appelle le « tric ». Ce mot, prononcé par un compagnon qui estime qu’une affaire doit être discutée, provoque aussitôt l’arrêt du travail dans l’atelier, puis dans tous ceux de la ville. Ce n’est pas le premier « tric » de ce genre qui survient dans les quartiers d’entre Saône et Rhône. La grève frappe, cependant, par son ampleur et l’obstination des ouvriers. Pendant quatre mois, toute activité cesse dans l’imprimerie lyonnaise. Les compagnons utilisent des procédés qui nous paraissent modernes : occupation des ateliers, séquestration des maîtres, menaces contre les briseurs de grève. Tenant ferme le haut du pavé, ils défient l’autorité municipale. Le consul [1] se plaint de ceux qui « trop souvent se sont rebellés contre la justice et ses sergents, ont battu le prévôt et sergents jusques à mutilation et effusion de sang ». Et le magistrat d’avouer son impuissance « à les prendre au corps [2], ce qu’on ne peut faire exécuter à cause de leur monopole et qu’ils se trouvent forts... » À la même date, une grève identique paralyse l’imprimerie parisienne.
Les griefs des compagnons
Typos et travailleurs à la presse se plaignent du temps de travail long et contraignant (treize à quatorze heures en moyenne par jour). Ils exigent surtout une défense des salaires contre les maîtres qui refusent désormais de les payer en partie en « pain, vin et pitance » et qui, de surcroît, embauchent à leur place des apprentis sous-payés.
Le roi intervient
La grève affecte une industrie florissante, prestigieuse et qui fait rentrer de l’or dans les caisses d’un Trésor appauvri par les guerres contre Charles Quint ; les maîtres-imprimeurs menacent de se faire imprimer à l’étranger. Ils craignent que la coalition puisse être surtout une « occasion aux autres compagnons et serviteurs de métier de faire quelquefois la même chose qui est un vrai fondement de mutinerie et séditions ». Autant de bonnes raisons qui décident François Ier à trancher : deux édits royaux condamnent les coalitions ouvrières et donnent entièrement raison aux maîtres.
La coalition se poursuit
Les compagnons persistent, cependant ; ils « s’efforcent à continuer les monopoles, assemblées illicites, force, violence et port d’armes, autant et plus qu’ils auraient accoutumé de faire ». Les réserves s’épuisant, ils utilisent davantage l’arme juridique, faisant appel contre les édits royaux. Si, en 1541 et 1544, le pouvoir royal confirme ses décisions, il reconnaît aussi que les compagnons-imprimeurs n’ont cure de les respecter. Le mouvement se poursuit épisodiquement jusqu’en 1571, où « monopoles et assemblées illicites » ont de nouveau eu lieu à Paris et à Lyon. Cette fois, l’affaire est concertée. Le roi est obligé d’accorder en partie satisfaction aux ouvriers et le nombre d’apprentis par presse sera limité.
« Opprimer et vilement asservir »
Seuls face aux forces conjuguées des maîtres, des municipalités bourgeoises et du pouvoir central, les compagnons ont soutenu une grève longue et remporté ainsi un demi-succès puisqu’une partie de leurs droits est désormais garantie.
Toutes les armes du syndicalisme moderne sont employées dès cette époque : solidarité dans la lutte, fonds de résistance, intervention contre les « jaunes », opposition efficace à la répression officielle.
Plus surprenante encore est la lucidité dont ces compagnons font preuve lorsque, en 1571, ils déposent devant le Parlement de Paris [3] une requête collective. Pour eux, il existe ce qu’on est bien obligé d’appeler une conscience de classe puisqu’ils dénoncent l’exploitation que font peser sur eux les possesseurs de capitaux : « Si l’on a jamais remarqué en aucun états et métiers les maîtres et supérieurs tâcher par d’infinis moyens de subjuguer, assujettir avec toute rigueur et servitude les compagnons et domestiques... cela a été pratiqué de tout temps et à présent dans l’art de l’imprimerie. » Comme pour marquer que cette exploitation n’est pas seulement matérielle mais morale, ils ajoutent : « Les libraires et imprimeurs ont toujours recherché toutes voies obliques et dressé tous leurs engins pour opprimer et vilement asservir les compagnons. »
Certes peu d’ouvriers ont atteint à cette époque une conception aussi nette des rapports que l’accumulation d’un capital nouveau a pu tisser entre patrons et travailleurs, et le cas des compagnons imprimeurs reste isolé. Leur grève inaugure, cependant, une tradition de luttes qui, depuis, a fait de ce métier un élément moteur du syndicalisme ouvrier.
Michel COTONNEC
Le Peuple français, n° 3, juillet-septembre 1971, pp. 12-13 [4]