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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Tombeau pour Boris… et les autres
Article mis en ligne le 19 juin 2018
dernière modification le 25 juillet 2018

par F.G.

Aux suicidés de l’après-Mai 68.

À l’origine, il y eut un printemps d’anthologie où naquit notre attrait pour une certaine configuration de l’esprit où l’extrême avait sa place. Il me reste de ce temps camarade le regard de Boris quand, dans la nuit fraternelle, nos barricades dessinaient le désordre et le refuge que nous cherchions. Son regard, c’était la brillance d’avant l’incendie, celle qui monte dans l’incertain d’un instant suspendu où tout semble dangereusement et merveilleusement possible.

C’est l’un de ces soirs, du côté de la parisienne rue Gay-Lussac, que je le remarquais affairé à construire une hypothétique ligne de défense. Alors que je peinais dans l’exercice du dépavage et tentais de reprendre mon souffle, il me lança pour la première fois, sans volonté de reproche mais fermement, cette réplique qu’il affectionnait entre toutes : « Il sera toujours temps de ne rien faire, l’ami. » Elle avait valeur prédictive. La nuit, qui dura trois semaines, fut d’apothéose et les petits matins de belle fatigue.

Nous sentîmes que la fête arrivait à son terme quand le temps redevint linéaire. Comme avant cette parenthèse bouleversante d’incandescence.

C’est dans la défaite qu’il faut tenir, avaient coutume de dire les vieux révolutionnaires. Et ils tenaient, parfois depuis longtemps, on ne sait comment. Par une sorte d’inclination mystique probablement, qui ne contrariait en rien leur sûr matérialisme. Au long de nos mêlées nocturnes, nous en avions connu trois de ces vieux copains, abîmés par l’existence mais toujours vaillants. Dans le bleu des nuits de ce printemps, ils s’improvisèrent contrôleurs de barricades. Jamais contents : « Pas bon ça, bordel, y’à des trous partout. » Antonio, l’Espingouin anarchiste ; Moshe, le bundiste à la tronche si triste que le moindre de ses sourires nous soulevait l’âme ; Khateb, le messaliste revenu d’à peu près tout, sauf de l’idée, essentielle, que rien n’était perdu d’avance qui s’entreprenait avec ardeur. Ils devinrent nos pères, ces trois-là, nos pères choisis. Eux, ils renouaient avec leurs histoires qui, pour diverses qu’elles fussent, n’en faisaient qu’une : celle des vaincus. Auprès d’eux, Boris avait la cote. Les vieux copains lui marquaient leur préférence. Ils l’avaient mesuré à leur aune – la disponibilité combattante –, la seule qui comptait à leurs yeux. Et en cette matière, jamais à court d’idées et toujours bondissant, le Boris brillait de tous ses feux.


Il fallut du temps, celui que nous accordaient les circonstances, pour que, au reflux de la grande marée, nous en apprenions davantage l’un sur l’autre. La complicité était née d’un partage. À pas même vingt ans, nourris de quelques convictions libertaires stylisés situationnistes, nous devînmes, dans l’après, compagnons d’errance, de déconne et d’aventures.

Notre vie fut dérivante, comme pour partie de cette génération-là. Les détails importent peu. Disons que tout fut entrepris qui pouvait l’être. Sans tri, à la seule faveur de nos inspirations et des rages du moment. Pour beaucoup d’entre nous, Mai n’était que le prélude à de plus vastes manœuvres. Boris, lui, s’en montrait sûr. Il fallait simplement pousser, disait-il, être de tous les coups, apprendre en marchant, se muscler l’esprit, profiter des occasions, n’en perdre aucune. Les historiens ne comprennent rien à ce temps parce qu’ils ignorent les rêves existentiels qui le hantèrent, les passions qui l’habitèrent, la folie positivement contagieuse qui s’empara d’une jeunesse entrée dans la danse à l’heure où tout semblait possible. Non pour débuter dans la vie – quelle horreur ! –, mais pour rendre la vie infiniment désirable.

« Il sera toujours temps de ne rien faire », répétait Boris, en cette époque acharnée où nos aspirations ne nous laissaient pas souffler un instant. Le répit, pas question. Il nous fallait arpenter les sentiers escarpés de nos intuitions premières. Les bonnes, forcément, puisque c’était les nôtres. Au fond, nous étions faits pour la fulgurance poétique et les nuits sans sommeil. Pour l’amour aussi, ce qui revenait au même quand, entre Contrescarpe et Saint-Médard, nous croisions, superbe de noire prestance si possible, quelque Nadja errante de la Mouff. Ce temps permettait les rencontres, et elles étaient libres. Comme le choix, pour l’inconnue, de finir ou pas la nuit avec l’un ou avec l’autre. Je dois dire que c’était plus souvent avec lui qu’avec moi. En amour, nous n’étions pas très collectivistes. Au matin tardif, nos perceptions devenaient obliques, mais elles n’entamèrent jamais nos serments, qui étaient d’amitié.

Nous pouvions faire peur, j’en suis convaincu, y compris aux plus estimables de nos pères, ces vieux copains de Gay-Lussac, qui, lorsque nous leur rendions visite, tentaient vainement de doucher nos passions, nos enthousiasmes, nos délires. « La défaite est sans limites – disaient-ils en gros, chacun avec leurs mots et leur accent –, et on la paiera longtemps. » Ils avaient l’histoire pour eux, mais elle ne faisait pas preuve pour nous. Parce que, de l’admettre, nous qui voulions vivre l’émotion d’une infinie révolte, nous aurions été inconsolables. « Il sera toujours temps de ne rien faire », concluait péremptoirement Boris en saluant fraternellement la vieille garde, qui n’en pensait pas moins.

L’après-Mai fut suffisamment exaltant pour nous maintenir à l’abri de leurs prudences. Nous vivions, eux et nous, dans deux mondes séparés. Le leur incitait au repli ; le nôtre à l’envol et à la partance. Avec, partout, des étapes conniventes, des projets en jachère, des coups en gestation, des êtres à aimer, du vin à boire et des chansons à chanter. Ce monde, bien sûr, avait tout du mirage puisqu’il n’était que le nôtre et qu’il ne pouvait être que cela, mais il nous allait bien. En attendant mieux, car nous cherchions autre chose, c’est sûr, qu’une famille d’adoption aux allures de tribu.

Une année durant, la tribu diffuse dont nous étions, vécut d’hypothèses – enivrantes, savantes ou navrantes – vérifiées ou infirmées par quelques actions intrépides que l’histoire n’a pas retenues. En règle générale, nous attendions toujours la suite comme on guette l’orage aux heures de canicule, mais nous ne faisions pas que cela. Nous étions des messianiques actifs chevauchant nos Rossinantes de fortune dans un permanent souci d’autonomie. Indifférents aux raisonnables à costards de velours, aux castors de l’avant-garde prolétarienne « en construction », aux littérateurs ès-révolution déjà ralliés au spectacle éditorial, aux engagés encagés du gauchisme culturel, nous ne nous connaissions d’autres limites que les nôtres, qui étaient nombreuses mais par nous-mêmes identifiables. En principe, du moins…


… Car vint l’heure où, subrepticement, tout bascula dans le doute sans fin.

Il faudrait s’arrêter sur ce moment où gagne la fatigue, où s’espacent les rangs, où s’insinue l’idée de l’inutile, où l’emporte la perspective retrouvée du pré-carré et du quant-à-soi. La défaite fut là, précisément là, dans ce détissage progressif des liens qui nous avaient permis de nous inventer un après-Mai possible dont le seul avantage fut sans doute de maintenir vivant le rêve. Sans rien trahir des folles espérances d’un printemps foudroyant.

L’heure était venue d’y renoncer.

Boris ne se rendit pas à l’évidence. Il chercha d’autres terrains, d’autres amis pour tenter d’autres expériences. Je perdis sa trace jusqu’à recevoir, en décembre 1969, un signe de lui, transmis par une femme inconnue qui m’informait de son suicide. Le mot, écrit de la main de Boris sur un bristol bleu, venait d’Italie. Il était sobre : « Pour moi, compagnon, le temps est venu, enfin, de ne rien faire. »


D’ici, ce soir, je pense à toi, l’ami, et à travers toi aux enfants perdus de cet après-Mai qui vécurent jusqu’au bout, sur une courte unité de temps, leurs aventures incomplètes. Dans le tintamarre de la fausse parole de ce printemps du cinquantenaire s’impose le contretemps mémoriel. Ces suicidés de l’après-fête, qui furent si nombreux que personne n’ose les compter, demeurent sans doute le meilleur de nous-mêmes : cet irréconciliable de la verte jeunesse que ne dilue pas le temps des renoncements.

Jean-Max CLARENCE

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