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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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« J’accepte le complexe que je suis,
et j’espère être une unité
encore plus diverse que je ne le suis. »

Gustav Landauer

■ Anatole LUCET
Communauté et révolution chez Gustav Landauer
Klincksieck, « Critique de la politique », 2024, 416 p.



Dire que Gustav Landauer (1870-1919) fait partie de ce que nous pourrions appeler notre panthéon personnel n’étonnera aucun des lecteurs qui nous suivent, depuis qu’À contretemps existe, comme revue d’abord, comme site ensuite, soit depuis plus de vingt ans. Nous lui avons consacré un numéro spécial – le 48, en date de mai 2014 –, repris en livre en 2018
dans une version augmentée, par les amis des Éditions de l’éclat, ainsi que divers études et articles [1].

Cette entrée en matière indique assez que cet essai conséquent d’Anatole Lucet sur Landauer, publié de surcroît dans la prestigieuse collection « Critique de la politique », inaugurée en 1974 chez Payot [2] par l’inoubliable Miguel Abensour [3], suscitait par avance notre intérêt et notre curiosité, même si, pourquoi le taire, la crainte était bien que l’auteur, docteur en philosophie politique de l’École normale supérieure de Lyon, écrasât de sa science ce qui avait toujours fait pour nous l’indicible charme de ce personnage hors norme, à savoir sa méfiance du savoir scientifique codifié et de ses épigones.

Lecture faite, il faut admettre qu’Anatole Lucet nous a surpris en bien. D’abord parce qu’il sait écrire sans jargonner, qu’il maîtrise parfaitement son sujet et qu’il s’essaye à resituer la pensée et l’action de Landauer dans un présent assez globalement privé de tous repères efficients pour résister aux calamités qui, de partout, s’annoncent et nous accablent. Autrement dit, le docteur Lucet évite, et c’est heureux, de s’en tenir à sa seule science pour tenter de percer ce secret que Landauer énonça dans une lettre du 5 octobre 1907 à Fritz Mauthner en ces termes très énigmatiques : « La révolution n’est pas ce qu’en pensent les révolutionnaires. »

Il existe, sans doute, des traits communs entre nos deux époques, celle qui préluda au conflit mondial de 1914, infiniment meurtrier sur le continent européen – et dont les conséquences reconfigureront la géopolitique internationale – et celle qui pourrait se nouer, dans l’effondrement constatable d’un monde hyper-capitaliste privé d’avenir, à la suite par exemple d’un conflit local qui emporterait le tout. Mais ce qui intéresse d’abord Anatole Lucet tient plutôt aux « impasses et aux interrogations » que suscite notre époque en matière de « replis communautaires » autour d’ « identités » multiples, variées et toutes reliées à des « micro-récits » rendant caduque toute narrativité transversale. Dès lors, quels traits communs, se demande-t-il, pourrait-il y avoir entre l’esprit des « communautés par le retrait », si cher à Landauer, faisant « société de sociétés » et les appels contemporains à la désertion ou à la sécession, plus souvent dans l’entre-soi que dans l’entre-monde. Bien sûr, il y a bien des ZAD nées des luttes, des squats nés de la nécessité et d’autres expériences de vie collective non aliénée – ou le moins possible – nées du désir de liberté, mais on n’est pas sûr que Landauer y aurait retrouvé ses petits. En aurait-il cherché, d’ailleurs, ce révolutionnaire de l’ici et maintenant, celui que les services de police désignèrent un temps (en 1893) comme « l’agitateur le plus important du mouvement révolutionnaire radical […] dans l’Allemagne tout entière » ? C’est peu probable. Il n’était que de son temps. Un temps somme toute court puisqu’il est mort à quarante-neuf ans, lors de la révolution des conseils de Bavière [4], qu’il savait perdue d’avance.

Table rase de la social-démocratie
… et du marxisme vulgaire


C’est lors de cette révolution que, s’adressant à la foule du haut d’une tribune improvisée, l’orateur Landauer eut cette phrase définitive : « De toute l’histoire naturelle, je ne connais pas de créature plus répugnante que le Parti social-démocrate. » Deux mois plus tard, le 2 mai 1919, les tueurs des Corps francs l’exécutaient dans la cour de la prison centrale de Stadelheim. Comme un chien. Il n’est pas sûr que la social-démocratie le regrettât. Plutôt le contraire.

Ce n’est pas tant l’œuvre de Marx que Landauer critique, encore moins celle du jeune Marx, mais le marxisme mécaniste de la puissance social-démocrate allemande qui conforta longtemps, à quelques exceptions près, ses théoriciens, ses exégètes, mais aussi ses militants, dans la croyance supposément scientifique, car rationnelle (ou vice versa), que le système capitaliste, dont il avait saisi le fonctionnement, serait en proie à de telles contradictions internes qu’il ne pouvait conduire qu’au socialisme. Les illusions que charria ce marxisme partidaire vulgaire et la pratique attentiste qu’il favorisa, fondèrent un prolétariat si discipliné, si encarté, si syndiqué et si votard qu’il ne faisait plus « esprit » ni ferment révolutionnaire, aux yeux de Landauer, mais masse informe, suiviste, soumise. Penchant qui, quoi qu’on dise, est toujours funeste à l’heure où, l’histoire s’emballant, sa logique devenue folle renvoie la théorie à son néant. Ce fut le cas en Allemagne face à la montée, pourtant répressible, du nazisme : son prolétariat discipliné – sous bannières « socialiste » ou « communiste » – se révéla incapable de puiser en lui-même cette part de résistance sauvage et spontanée que la situation exigeait. L’exact contraire, en somme, de ce qui se passa, en Espagne, en juillet 1936, quand le putsch franquiste embrasa, dans une dialectique défensive-offensive, le vieux rêve révolutionnaire qui animait la classe ouvrière combattante depuis la Première Internationale, la seule qui postula que l’émancipation des travailleurs ne pouvait être l’œuvre que des travailleurs eux-mêmes.

Avant de se tourner vers l’anarchisme – le sien, clairement hétérodoxe, sur lequel nous reviendrons –, Landauer côtoya des « socialistes indépendants » et, de plus près encore, un groupe de militants radicaux – les Jeunes –, exclus du Parti social-démocrate pour déviationnisme. C’est là que, mêlé à ce débat d’idées qui les animait, il comprit que le marxisme engelsisé de la social-démocratie allemande – autoritaire, centraliste, scientiste et caricaturalement progressiste – tenait de la chape de plomb et de la domestication de l’esprit révolutionnaire. Et c’est à partir de ce constat qu’il décida d’explorer l’en-dehors, l’envers de ce marxisme scolastique pour y trouver, en ses diverses constellations et marges, des raisons de remettre en cause, théoriquement déjà, son hégémonie.

De l’anarchie comme socialisme
et du socialisme comme communauté humaine


Le culte de l’Individu comme Unique, à la manière de Stirner et de quelques-uns de ses apologues, eut, à n’en pas douter, quelque influence sur nombre d’anarchistes lestés de toute préoccupation sociale. S’il apparaît que Landauer fut un temps philosophiquement proche de Stirner, comme le pointe justement Anatole Lucet, dans un commencement d’élucidation de ce qui sera au fondement de son anarchisme existentiel, ce n’est pas sans souligner la confusion qu’il notait entre « individu » et « individualité » dans les écrits de l’ex-jeune hégélien. Le premier terme, signala Landauer, désigne souvent « une créature petite, basse et odieuse » qui ne mérite en rien d’être préférée à d’autres. La condition de cette préférence tient pour lui au fait que l’ « individu » fasse « individualité », c’est-à-dire être particulier, singulier, qui se serait extrait de sa gangue de médiocrité pour devenir « représentant de l’espèce humaine en progrès ». Et de préciser : « Même minuscule, même en germe, chaque être humain porte en lui une telle individualité ; il s’agit d’en prendre soin et de l’amener à se développer – par la lutte contre ses propres pulsions vulgaires et basses, par la lutte contre les hommes et les institutions qui oppressent et qui limitent, par le rassemblement solidaire avec ceux qui partagent les mêmes idées et avec les compagnons de souffrance et de lutte [5]. » Un individu, en somme, que son individualité porterait à faire communauté humaine. L’intérêt de cette lecture landauérienne de Stirner, c’est qu’elle le déborde et que, ce faisant, elle lui restitue sa part manquante. C’est d’ailleurs là l’une des caractéristiques majeures de l’interprétation des textes anarchistes par Landauer : les ramener à leur essence en les descellant de leur part d’à-peu-près idéologique. Il en ira ainsi de Proudhon et de Kropotkine.

Il n’en demeure pas moins que, pour Landauer, et c’est sans doute ce qui a le plus contribué à sa réputation d’élitisme, une simple masse ne saurait échapper, du fait d’être masse, au philistinisme – qualifiant qui, chez lui, représente sans doute le pire opprobre. Car si le philistin lambda, fût-il « éduqué », représente, à ses yeux, l’incarnation de l’être détestable, incapable, par esprit court, de toute aspiration à la transcendance, aveugle à tout ce qui se trame derrière le réel, rétif à toute perspective utopique, résistant par nature à l’imaginaire, la masse qui n’a pas « conscience de son malheur », comme disait Pelloutier, cette masse apathique qui suit la social-démocratie, ne mérite pas plus d’égards. D’où son aspiration constante, pour sortir du cercle infiniment clos de la domination-servitude, d’ « élever la constitution d’âme et d’esprit des masses » [6].

Face à cela, deux voies s’ouvraient à ses yeux : celle de la poésie, du rêve et de l’utopie – la prescience sensible, en quelque sorte – et celle, non contradictoire, de « l’éducation de l’esprit », une éducation visant à « extraire des masses le culte de l’autorité », celui-là même auquel par paresse adhèrent les philistins. Le but, c’est que la masse se dissolve en individualités agissantes. Pour cela, il faut s’adresser à elle comme si elle était déjà, potentiellement et dans une démarche non passive, en voie d’individualisation et de prise de conscience. Pour Landauer, écrit Anatole Lucet, « cette conscientisation […] doit venir de ceux qui ont déjà conscience de cet état et ne font donc plus, par définition, partie de cette masse ». Plutôt les poètes que les « socialistes scientifiques », précise-t-il. Quoi qu’il en soit, même si la porte est trouvée, l’issue demeure toujours étroite qui pousse la masse, dans certaines circonstances historiques rares, à devenir « masse critique », c’est-à-dire capable de déprise de ses instincts d’obéissance pour laisser libre cours à sa « frénésie révolutionnaire » et faire communauté humaine, ou la rejoindre. Dans l’esprit de Landauer, cette communauté, c’est sûr, ne peut exister – et prospérer – qu’à travers les êtres d’exception qui la fondent et font modèle. D’où l’accusation d’aristocratisme de l’esprit dont on l’a aussi affublé et qu’on peut admettre. À condition, cela dit, de ne pas omettre de préciser, comme le fait Anatole Lucet, que cette aspiration à la communauté s’inscrit dans une claire perspective anarchiste qui n’octroie pas aux minorités conscientes de rôle dirigeant, mais fonction d’éveil. Elles ne sont, en effet dans l’esprit de Landauer, que des porteuses de flamme regroupées autour de foyers possibles d’émancipation susceptibles de faire « alliance socialiste ».

À « anarchie », concept qu’il jugeait sémantiquement vague, politiquement confus et relevant par trop de la bravade, Landauer – rappelle Anatole Lucet – préféra, en effet, le temps venu, celui de « socialisme » sans qualificatif, nettement plus positif à ses yeux. Certains anarchistes de son temps le lui reprochèrent en privé. Et sans doute n’en tint-il aucun compte. Car Landauer était comme ça. De son temps mais à contretemps, dans un ailleurs de la pensée chevauchant l’épistémé et ses manies – passagères, comme toutes les manies d’époque. « Être socialiste, écrivit-il, signifie peut-être être un prédicateur dans le désert, être un prophète, un agitateur parmi les peuples. » Du prophète au martyr, il y a comme une logique existentielle dans son parcours d’anarchiste résolument, radicalement atypique.

Faire liens, formes et alliances

On ne pariera pas sur l’hypothèse que la revalorisation de la pensée de Landauer à laquelle se livre l’auteur de cette somme puisse être de quelque effet pour mettre en péril l’ordonnancement de la très faible critique sociale de cette basse époque. À vrai dire, on en doute plutôt, tant le non-conformisme de la pensée landauérienne paraît à contre-courant de toutes les doxas et contre-doxas qui font tronc commun de la « radicalité » contemporaine. Il est vrai que c’était déjà le cas de son vivant, comme en attestent les vives polémiques qui l’opposèrent, en son temps, à ses congénères et camarades de révolution. Ces débats, Anatole Lucet les examine de près, notamment celui qui fâcha Landauer, autour de 1910, avec la bohème anarchiste munichoise du groupe de Schwabing [7] – et, plus particulièrement, avec Erich Mühsam et le psychanalyste Otto Gross – sur la famille, le mariage, le patriarcat et l’homosexualité, débat qui lui valut condamnation sans nuances des modernes même si, comme l’estime Anatole Lucet [8], cette controverse ne portait pas, pour Landauer, sur une « question de mœurs ou de moralité », mais sur « un désaccord sur la question même de la communauté et de la manière de générer ou de régénérer les liens » dans le cadre d’une « conception essentiellement sociale du monde et de l’individu ». Autrement dit, le ramener, par facilité, à la catégorie de « réactionnaire » – aujourd’hui courante quand de critique de l’impensée postmoderne il s’agit – prouverait surtout qu’on n’a rien compris au fondement du positionnement révolutionnaire-restaurateur de Landauer, celui-là même qui se définissait, sans crainte de l’oxymore, comme un partisan des « liens qui libèrent », un « athée mystique », un homme du « passé vivant », un « défenseur de l’échec » et un partisan des « petits commencements » qui font « rupture dans la continuité du monde ».

On peut donc penser que l’époque, la nôtre, fait d’autant plus écho aux thématiques landauériennes de la « communauté par le retrait » que, à son stade actuel de dévastation, le monde capitaliste tel qu’il nous menace comme partie du vivant est en train de choisir pour nous l’alternative qu’il nous reste : construire, ici et maintenant, sans attendre et comme autre monde possible, dans les plis et les replis du désastre dont il nous menace, une communauté humaine en voie de refondation.

Si l’État est toujours extérieur à l’individu, disait Landauer, c’est d’abord dans l’individu qu’il se réalise, de gré ou de force. D’où cette conviction qui était la sienne que, comme le dit Anatole Lucet, « ce sont avant tout les personnes accoutumées à agir dans le cadre de la contrainte et de l’autorité qu’il s’agit de “désétatiser”, de manière qu’elles commencent, au sein même de l’État, à mettre en place des rapports sociaux qui échappent à ces logiques ». On ne dira pas que la chose est simple, mais comment pourrait-on nier, sauf à être éditorialiste du pouvoir, que, partout, dans la discrétion ou le tumulte, à petite ou grand échelle, des craquements sont perceptibles dans l’adhésion à l’autorité de l’État du capital, que des désaffiliations apparaissent, que des résistances s’organisent, que des autonomies prolifèrent, que des reconfigurations opèrent et coopèrent. « L’État, continuait Landauer, n’est en aucun cas un nombre déterminé d’êtres humains qui gouvernent, [mais] un fantôme, une singulière disposition de l’âme dans l’intériorité des êtres humains. […] Il n’existe pas d’État dans lequel vivent des êtres humains, ce qui existe c’est l’idée d’État, qui loge dans les êtres humains et y cause des ravages ; il n’y a pas de capital qui serait nécessaire au travail entre les êtres humains qui rendent possibles pour eux le travail et l’échange, tandis que l’absence de relations rend possibles le parasitisme, l’exploitation et le monopole [9]. » Il y a là de quoi penser en dehors des clous des orthodoxies « sachantes » et des directions dirigeantes. Penser des possibles qui ne seraient pas des absolus, mais autant de tentatives multiples et conjuguées d’émancipation de l’État et du capital. Dans le prolongement de La Boétie, écrit Anatole Lucet, penser non pas une « société contre l’État », mais une « société malgré l’État ». Bien sûr, on les sent venir les reproches d’utopisme, d’idéalisme, de prophétisme. Depuis Landauer, ils ont d’ailleurs la même fonction disqualifiante et le même effet épurateur : réserver aux avant-gardes autoproclamées d’un prolétariat imaginaire la gestion de l’émancipation. Avec le résultat qu’on connaît, pour qui veut le connaître : l’épuisement de l’idée de socialisme, et a fortiori de communisme, par détournement et corruption étatiste de ses aspirations (utopistes) premières.

« Rien ne commence de rien »

« Contre le dogme téléologique du progrès et son avatar le plus récent, celui du progrès technique, écrit Anatole Lucet, Landauer propose d’inscrire l’histoire des peuples dans une continuité plus large : celle d’un temps fait de révolutions et de déclins, de périodes de stagnation et de moments cruciaux. » Développée dans La Révolution [10], son ouvrage fondamental, apparaît pour la première fois cette distinction landauérienne fondamentale entre l’ « utopie », aspiration révolutionnaire du commencement, et la « topie », sa réalisation « dans un moment de crise », ce moment où, confrontée aux « exigences pratiques de la vie partagée », l’utopie se perd dans cette mise en acte. Dès lors, pour Landauer, « la révolution – nous dit Anatole Lucet – désigne la période d’instabilité entre deux topies : elle est le chemin qui mène de l’une à l’autre et le moteur de la communauté ». Dans l’esprit de Landauer, la « topie » n’est pas la contre-révolution – puisqu’elle intègre, tant bien que mal, des « éléments victorieux de l’utopie qui l’a précédée » – mais ce « vaste conglomérat de vie sociale en état de stabilité relative » que travaille déjà, encore et toujours, dans une perspective de dépassement, l’utopie renaissante. « En ce sens, précise Landauer, la révolution n’est pas un laps de temps ou une frontière, mais un principe qui ne cesse de progresser par-delà de vastes périodes (les topies) [11]. » Souterrainement et dans le souvenir perdurent la volonté et le sentiment du retour d’utopie. Car « le passé n’est pas quelque chose de terminé, mais qui au contraire devient » ; il est trajet, il est futur, ce « passé toujours vivant » que la révolution trimballe comme une mémoire secrète et qui est l’exact contraire du « passé devenu image », ce passé antiquaire ou muséal.

Dans une lettre à Fritz Mauthner, philosophe du langage qui exerça une grande influence sur Landauer, mais aussi sur Wittgenstein, l’auteur de La Révolution avouera, comme le rappelle Anatole Lucet, que ce fut « à moitié pour rire [qu’il forma] le terme topie par opposition à utopie ». On peut donc y voir une preuve que le rire est sauveur, car ce concept de topie agit comme une pièce indispensable dans le mécanisme explicatif de l’histoire tel que la conçoit Landauer. On a dit que cette alternance infinie de moments utopiques et de topies avait quelque chose de désespérant. Il est vrai que, chez Landauer, l’idée du Grand Soir ne fait pas recette – même si les petits matins qui généralement lui succèdent tiennent bien de la topie. Pour lui, l’idée d’un socialisme achevé qui s’inscrirait, un jour, dans la nuit des temps, comme évidence est irrecevable. Et il le dit, de manière on ne peut plus claire dans l’un des trois tracts de l’Alliance socialiste : « La réalité est dans le mouvement et le véritable socialisme est toujours un socialisme commençant, un socialisme qui toujours se trouve en chemin [12] » Autrement dit, il chemine, hésite, se délite, se reprend, comme l’histoire qui le porte, comme l’idée de révolution qui l’anime et qui « opère d’abord en profondeur, sur un mode non événementiel » (Lucet), de commencement en commencement.

L’être anarchiste

L’être anarchiste de Landauer se distingue, par bien des côtés, d’une certaine idée de ce que, par nature, il devrait être. C’est ainsi que, dans son esprit, il se doit de résister aux élans de violence auxquels, là encore naturellement, la révolte contre l’injustice porte nécessairement. Et il n’y parvient qu’en choisissant la route de la séparation ou du retrait, qu’en définissant sa voie, son agir, la direction qu’il doit prendre en fonction de l’idée du socialisme libertaire qu’il se fait et dans la plus totale corrélation qu’elle exige entre les moyens et les fins. « La fleur ne sort pas de la crasse », dit-il. Si l’État est violent, et il l’est toujours, la contre-violence anarchiste implique nécessairement qu’on se situe sur son terrain, et que toujours on perde. De la même façon, pour Landauer, les guerres interétatiques ne peuvent jamais être, même dans une perspective de moindre mal, l’occasion de s’engager dans l’un des deux camps en conflit. Fameuses restèrent, sur ce thème, ses condamnations de Kropotkine au moment de son ralliement à l’Union sacrée ou du « Buber-va-t-en-guerre » emporté par une curieuse frénésie militariste. Choisir un camp, c’est choisir la guerre, dira Landauer.

Cela dit, comme le rapporte justement Anatole Lucet, il est arrivé que le subtil Landauer assumât le fait que certaines nécessités du moment révolutionnaire justifient de nuancer le point de vue. Il en alla ainsi, aux dires de son ami Mühsam, au moment de la révolution des conseils de Bavière, ce qu’atteste une lettre de Landauer à Ludwig Berndl envoyée trois semaines après l’assassinat de Kurt Eisner : « La question de la violence ne me pose pas tellement de problème : si elle est sanguinaire, je n’y ai pas recours ; dans l’autre cas elle n’est que légitime violence face à la violence. » Ce qui pourrait être une manière de clore, au moins provisoirement, cet éternel débat entre violence et non-violence qui agita – et continue d’agiter – l’anarchisme militant.


Comme le note, en conclusion d’ouvrage, son auteur, Landauer n’a pas fait école. Il est sans descendance directe dans l’anarchisme contemporain – ce qui est peut-être une chance car, non figées en « landauérisme », les intuitions de cet anarchiste de l’envers demeurent autant de pistes ouvertes pour revivifier un anarchisme de notre temps aspirant, dans son esprit – et loin des parcellaires réappropriations d’un postanarchisme en quête de prédécesseurs – à faire communauté humaine. « Le monde dans lequel nous vivons, conclut l’auteur de ce livre, s’est largement transformé par rapport à celui dans lequel naquit son diagnostic historique. Pourtant, les analogies avec le diagnostic que formulent nos contemporains sont telles qu’il semble bien possible de prendre l’œuvre de Landauer comme source d’inspiration – et non comme modèle – pour des constructions actuelles. »

Pour ce qui nous concerne, on veut bien le croire ; on a même quelques raisons d’y croire en une époque où nombreux sont les signes qui indiquent que, dans les consciences inquiètes d’une jeunesse privée de repères, ce qui naturellement domine et travaille, c’est l’idée, parfaitement landauérienne, qu’il n’est d’autre perspective possible que d’organiser, à tout échelon de la société, « l’entraide solidaire des hommes pour tout ce qui leur est commun ».

Freddy GOMEZ